Okavango : cette société a traversé une région sauvage protégée pour trouver du pétrole

Communautés en colère et paysages dévastés… La compagnie pétrolière ReconAfrica fait l’objet d’enquêtes et de poursuites judiciaires suite à ses activités dans le bassin versant du delta de l'Okavango, véritable écrin de biodiversité.

De Jeffrey Barbee, Laurel Neme
Publication 3 avr. 2023, 10:04 CEST
Les cobes lechwe (Kobus leche) font partie des nombreux animaux sauvages qui dépendent du delta de ...

Les cobes lechwe (Kobus leche) font partie des nombreux animaux sauvages qui dépendent du delta de l’Okavango, comme les éléphants et les lycaons, espèces en danger critique d’extinction. Le forage pétrolier dans le bassin versant de cette zone humide inondée de manière saisonnière pourrait polluer non seulement l’immaculé delta, mais également les sources d’eau essentielles aux communautés locales.

PHOTOGRAPHIE DE Floiran Wagner, Agentur Focus, Redux

Pour la compagnie canadienne qui espère une manne pétrolière dans le bassin versant du spectaculaire delta de l'Okavango, véritable écrin de biodiversité, 2022 fut une année bien maussade et 2023 ne sera probablement pas meilleure. Une audience prévue en Namibie le 3 avril pourrait révoquer le permis de forage de ReconAfrica, rallongé l’année dernière jusqu'en 2025.

En 2022, Reconnaissance Energy Africa (ReconAfrica) a foré un autre « puits sec », terme industriel désignant un puits improductif. Jusqu’à présent, ses trois puits d’exploration n’ont indiqué aucune présence de pétrole commercialement exploitable. Le cours de l’action de la compagnie s’est effondré, des poursuites judiciaires à son encontre sont en cours sur deux continents et une pénurie de liquidités pourrait la contraindre à cesser ses activités.

ReconAfrica détient des permis d'exploration pour un peu moins de 34 200 kilomètres carrés en Namibie et au Botswana. Ce périmètre comprend la vaste zone de conservation transfrontalière du Kavango-Zambèze, établie par cinq pays pour sauvegarder les cours supérieurs et bassins versants des grands fleuves de la région, y compris l’Okavango. 

Jusqu’à présent, la compagnie a concentré ses recherches dans le nord-est de la Namibie, en amont du delta de l’Okavango, un site de canaux et de lagunes inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Le bassin versant du delta, qui comprend le fleuve Okavango et un réseau souterrain d’aquifères peu profonds interconnectés, est source de moyens de subsistance, et donc vital, pour plus d’un million de personnes vivant dans cette partie aride de l’Afrique australe. Le delta constitue l’habitat essentiel des plus grandes populations restantes au monde d’éléphants d’Afrique (Loxodonta), de rhinocéros noirs (Diceros bicornis) et de lycaons (Lycaon pictus), en danger critique d’extinction ; c'est aussi là que vivent d'autres espèces menacées comme les guépards (Acinonyx jubatus) et des dizaines d’oiseaux comme l’aigrette vineuse (Egretta vinaceigula).

Le deuxième site d’exploration de ReconAfrica, près du village de Mbambi, est situé à l’intérieur de la zone de conservation de Kapinga Kamwalye. Contrairement à ce que la loi exige, la compagnie n’a pas obtenu d’autorisation pour construire des routes ou forer à l’intérieur de la zone de conservation.

PHOTOGRAPHIE DE Jeffrey Barbee

En décrivant « l’approche durable » de ReconAfrica, son ancien président Jay Park a déclaré que la compagnie travaillait avec la Namibie et le Botswana « de manière collaborative avec un engagement total envers la terre, l’eau, la faune et la flore, ainsi que les habitants de ces deux pays qui nous ont invités, en toute bonne foi, à explorer les possibilités pour atteindre la souveraineté énergétique dont jouissent la plupart des autres nations ».

Or les rapports auxquels National Geographic a pu avoir accès montrent que l’entreprise n’aurait pas consulté comme elle l’aurait dû les communautés locales pour l'ensemble du plan de forage, comme l’exige la législation namibienne ; qu’elle aurait fait pression sur les opposants locaux ; qu’elle n’aurait pas respecté sa promesse de recouvrir ses fosses à déchets issus du forage pour éviter la pollution de la nappe phréatique ; qu’elle n’aurait pas obtenu les permis d’utilisation des eaux et des terres requis par la loi ; qu’elle aurait foré à l’intérieur de la zone de conservation de Kapinga Kamwalye sans droits juridiques ; et qu’elle aurait illégalement tracé des routes au bulldozer à travers des zones protégées.

Des images satellite à haute-résolution fournies par SkyTruth révèlent qu’en décembre 2022 ReconAfrica avait de nouveau construit illégalement une route à l’intérieur de la zone de conservation de Kapinga Kamwalye. Les zones de conservation namibiennes sont des zones protégées gérées par les communautés locales. Cette fois, la compagnie a illégalement élargi une route existante à l’intérieur de cette zone et l’a prolongée au-delà de la rivière Omatako, permettant ainsi à des camions à 18 roues de desservir un quatrième puits, censé être foré à quelques kilomètres de Kapinga Kamwalye. Cette mesure est contraire au plan de gestion juridiquement contraignant de l’entreprise qui stipule que les routes doivent éviter les zones sensibles, notamment « Omatako et ses différents affluents ».

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    PHOTOGRAPHIE DE Jeffrey Barbee

    Selon la loi namibienne, quiconque souhaite construire une route à l’intérieur d’une zone de conservation doit obtenir une autorisation écrite de son comité de gestion. Les travaux routiers de ReconAfrica ont pourtant été réalisés sans autorisation. Thomas Muronga, président de Kapinga Kamwaly d’octobre 2019 à février 2023, affirme : « nous n’avons pas été informés ». L’autorisation n’a jamais été donnée, « et cela nous inquiète profondément », ajoute-t-il.

    La nouvelle route de ReconAfrica fragmente l'habitat des éléphants et des lycaons, deux espèces de la zone de conservation en danger critique d’extinction. Thomas Muronga remarque que les éléphants « n’empruntent plus la route qu’ils avaient l’habitude de suivre ». Les animaux migrent désormais vers des villages qui n’y sont pas préparés, « dévastant les cultures » au passage. La route pourrait également accélérer la déforestation et favoriser le braconnage et le commerce illégal.

    ReconAfrica n’a répond à aucune demande d'entretien de National Geographic.

    Le 24 novembre 2022, ReconAfrica a annoncé dans New Era, journal détenu par le gouvernement namibien, qu’elle avait pour projet de forer douze puits supplémentaires en Namibie. Elle a ensuite publié, le 6 février 2023, une étude d’impact sur l’environnement en permettant au public d'envoyer ses questions et commentaires jusqu'au 27 du mois. Le gouvernement namibien doit maintenant décider de délivrer ou non un nouveau permis de forage pour ces puits supplémentaires.

    Ce plan ambitieux ne semble pas correspondre aux informations rendues publiques par ReconAfrica à la fin de l’année dernière. Le 24 novembre, jour de la démission de son auditeur indépendant, Deloitte LLP, ReconAfrica a présenté des états financiers non vérifiés pour 2022, préparés par la direction. Les dirigeants ont signalé à l’époque, et à nouveau dans leur dernier rapport du 1er mars, « l’existence d’un sérieux doute » quant à la capacité de la compagnie à poursuivre ses activités. Cela indique que ReconAfrica dispose de peu de fonds de roulement et pourrait avoir besoin de trouver de nouveaux financements afin de poursuivre ses activités d’exploration.

    Au Botswana, dans le delta de l’Okavango, la tectonique des plaques a permis d’augmenter l’afflux d’eau dans cette zone de basse altitude. Malgré cela, ayant subi des décennies de précipitations inférieures à la normale, le bassin versant du delta est en grande partie asséché. L’eau y est ainsi devenue encore plus précieuse que l’or.

    PHOTOGRAPHIE DE Jeffrey Barbee

    Quelques semaines plus tard, en décembre, lors d’une conférence téléphonique avec des investisseurs, Grayson Andersen, directeur des marchés financiers de ReconAfrica, a déclaré que même si la compagnie n’avait pas encore trouvé d'« accumulation d’hydrocarbures commercialement exploitables », elle disposait toujours d’un « système pétrolier opérationnel ». Grayson Andersen a indiqué qu’elle disposait de « suffisamment de liquidités pour financer l’exploration » jusqu’à la fin de l’année 2023. « On ne saurait trop insister sur le fait que nous possédons un peu moins de 3,5 millions d’hectares, soit la totalité du bassin de Kavango, a-t-il déclaré, faisant référence à la formation géologique, plus grande que la Belgique, qui abrite le delta de l’Okavango. Le forage du quatrième puits devrait progresser, a-t-il poursuivi, et montrer que ReconAfrica possède le plus grand bassin d’hydrocarbures à terre non découvert au monde.

     

    COURS DES ACTIONS EN CHUTE LIBRE, ENQUÊTES ET POURSUITES JUDICIAIRES

    Pendant des années, des courtiers en valeurs mobilières, souvent liés financièrement à la compagnie, ont vanté l'énorme potentiel du bassin, et ReconAfrica a comparé sa zone de permis en Namibie et au Botswana aux « super bassins » du Texas exploités par fracturation hydraulique. En 2019, la compagnie a déclaré aux investisseurs qu’elle prévoyait d'exploiter des « centaines de puits » en utilisant des techniques modernes de « stimulation hydraulique ». La fracturation hydraulique est une pratique controversée qui consiste à injecter des millions de litres d’eau, souvent traitée avec des produits chimiques potentiellement dangereux, en profondeur dans le sol pour libérer davantage de pétrole et de gaz de schiste.

    Depuis, ReconAfrica a déclaré qu’elle n’utiliserait pas la fracturation hydraulique mais qu’elle se « concentrerait plutôt sur les gisements d’hydrocarbures conventionnels » et que toute décision concernant la manière de développer les ressources potentielles relevait du gouvernement concerné. La Namibie et le Botswana ont déclaré qu’ils n’autorisaient pas la fracturation hydraulique, mais aucun des deux pays ne l’interdit par la loi.

    Les revendications sensationnelles de ReconAfrica ont entraîné de fortes augmentations du cours de l'action de la compagnie, de 19 % par action en septembre 2019 à un pic à près de dix dollars fin juin 2021. Le soufflé est néanmoins vite retombé.

    Le 24 octobre 2021, le cours de l’action a chuté à moins de quatre dollars. Peu après, en novembre, des investisseurs mécontents ont déposé un recours collectif à New-York, prétendant que ReconAfrica aurait dissimulé au public des informations importantes sur les données de ses deux premiers puits d’exploration de pétrole et de gaz de schiste, ainsi que sur ses projets de fracturation hydraulique en Namibie. Ils ont également affirmé que la direction avait vendu des actions alors que leur cours était élevé, sachant que, d’après les données des tests, les possibilités de trouver du pétrole étaient amoindries.

    Le 29 novembre 2022, ReconAfrica a demandé l’abandon des poursuites judiciaires, affirmant qu’elle n’avait fait aucune déclaration fausse ou trompeuse et que la « nature à haut risque de l’exploration pétrolière et gazière », ainsi que les « difficultés liées à l’entreprise de tels efforts dans une zone qui n’a aucun antécédent en la matière » expliquaient la chute du cours de l’action. L’affaire est en cours.

    Le 8 décembre 2022, après que la compagnie a annoncé que son troisième puits d’exploration n’avait permis de trouver aucun signe de pétrole commercialement exploitable, le cours de l’action a perdu près de 90 % de sa valeur la plus élevée, tombant à 1,20 $.

    ReconAfrica doit également faire face à des poursuites judiciaires en Namibie, intentées en avril 2021 par un agriculteur, Andreas Sinonge, qui affirme que la compagnie « prend possession illégalement de ses terres », qu'elle a défrichées pour ses activités d'exploration. Le 28 février 2023, les parties ont laissé entendre au tribunal qu’elles pourraient régler le différend, mais pour l’instant l’affaire est toujours en cours.

    Pendant que ces poursuites se déroulent devant les tribunaux, la Gendarmerie royale du Canada enquête sur ReconAfrica depuis octobre 2022 pour fraude boursière, selon un rapport du Toronto Globe and Mail. En Europe, le régulateur financier allemand BaFin a déclaré qu’il enquêtait sur la compagnie et ses courtiers pour détecter d’éventuelles irrégularités dans les opérations boursières susceptibles d’enfreindre la législation allemande. Après qu'un reportage du National Geographic a révélé, en 2021, la plainte d'un lanceur d’alerte concernant une éventuelle manipulation de cours par la compagnie, deux législateurs américains ont demandé à la Securities and Exchange Commission, agence gouvernementale autonome, ainsi qu'au ministère de la justice, d'enquêter sur ReconAfrica.

     

    UNE AUDIENCE CRUCIALE

    À la demande du consortium de société civile namibien Saving Okavango’s Unique Life, la commission parlementaire permanente des ressources naturelles du pays a enquêté sur les activités de forage de ReconAfrica en 2021 et 2022. Les journaux namibiens The Villager et The Namibian ont rapporté les conclusions de la commission selon lesquelles la compagnie ne disposait d’aucun permis que ce soit pour l’utilisation des terres, ou bien celles des eaux et leur élimination dans le cas où elles seraient potentiellement polluées, comme l’exige la loi.

    Pourtant, le 15 juin 2022, le commissaire namibien à l’environnement, Timoteus Mufeti a rallongé l’autorisation de forage de ReconAfrica jusqu'en juin 2025. L’Economic and Social Justice Trust, un groupement de société civile namibien, et les communautés locales s’y sont opposés et ont officiellement et distinctement déposé des recours auprès du ministre de l’Environnement Pohamba Shifeta afin qu'il convoque une commission d'examen, comme l'exige la loi, et qu'il explique sa décision. L'audience de la cour d'appel est prévue pour le 3 avril. 

    Ni Timoteus Mufeti ni Pohamba Shifeta n’ont souhaité répondre aux questions de National Geographic.

    Dans une lettre ouverte publiée dans The Namibian le 16 décembre 2022, le Women’s Leadership Centre, un groupement de société civile, ainsi que 121 autres organisations et groupes locaux ont demandé une enquête publique complète et transparente sur ReconAfrica. Ils ont exigé un moratoire sur les forages, estimant qu’ils « pourraient entraîner l'épuisement et la contamination des rares sources d'eau locales et d’autres formes de pollution, des risques pour la santé, des déplacements de population et la perturbation des moyens de subsistance, ainsi que de la sécurité alimentaire au niveau local ».

    « Tout a changé » depuis l'arrivée de ReconAfrica, déplore Thomas Muronga. « Vont-ils s’arrêter ici ? La compagnie nous montre qu’ils ne respectent pas notre lieu de vie, et nous ne nous laisserons pas réduire au silence. »

    ReconAfrica prépare actuellement le terrain pour forer du pétrole au Botswana, pays voisin, en se présentant comme un pourvoyeur d’emplois pour le peuple autochtone San, considéré comme le plus ancien d'Afrique.

    Les réactions sont de plus en plus vives à l'égard des entreprises mondiales, considérées comme menant leurs activités au détriment des populations locales et de l’environnement. Ces entreprises « remplissent leurs comptes en banque en vidant notre monde de ce qu'il a de plus précieux à offrir », a déclaré Antonio Guterres, Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, le 6 décembre 2022 à Montréal, lors de la 15e conférence des Parties (COP15) à la Convention sur la diversité biologique. Les gouvernements doivent prendre des mesures, indique-t-il, « qui reconnaissent et protègent les droits des communautés locales et des peuples autochtones qui ont toujours été les gardiens les plus efficaces de la biodiversité ».

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

    Caitlin Fisher a contribué aux recherches et à la rédaction de cet article. Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.

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