Quand un glacier fond, on entend comme une multitude de coups de feu

En fondant, les glaciers relâchent des milliards de bulles qui éclatent sous l’eau et émettent des bruits comparables à des "petits coups de feu". Selon une nouvelle étude, ces bulles provoqueraient aussi une accélération du déclin des glaciers côtiers.

De Douglas Fox
Publication 8 sept. 2023, 16:41 CEST
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Ce morceau de glace détaché d'un glacier contient des dizaines de bulles d'air. Lorsqu'elles éclatent, ces dernières peuvent produire des sons très forts sous l'eau. De nouvelles recherches indiquent également qu'elles pourraient entraîner une accélération de la fonte des glaciers.

PHOTOGRAPHIE DE blickwinkel, Alamy Stock Photo

Une étude scientifique a récemment révélé que les minuscules bulles d’air piégées dans la glace entraîneraient une accélération du déclin de certains des glaciers de notre planète.

Dans les glaciers côtiers, de vastes étendues gelées qui se jettent dans l’océan ou dans des fjords, la fonte continue de la glace due au réchauffement climatique provoque la libération dans l’eau de milliards de bulles d’air. Lorsqu’elles éclatent, ces dernières émettent des sons comparables à « des petits coups de feu », décrit Erin Pettit, glaciologue à l’Université d’État de l’Oregon à Corvallis, qui fait partie de l’équipe à l’origine de cette découverte.

Ces violents éclatements engendrent de l’agitation dans l’eau froide qui sépare habituellement la surface du glacier de l’eau chaude environnante et, ce faisant, permettent à cette eau chaude d’entrer en contact avec la glace. Et ce n’est pas tout. Les bulles traversent ensuite l’eau pour remonter jusqu’à la surface et créent ainsi des courants turbulents qui, eux aussi, permettent à l’eau plus chaude de se rapprocher du glacier et accélèrent ainsi sa disparition.

Les glaciers de l’Alaska, où l’équipe de Pettit a mené son étude, perdent actuellement plus de 70 milliards de tonnes de glace par an, une fonte considérable qui entraîne une montée du niveau de la mer dans le monde entier.

Cette nouvelle découverte est le fruit de quinze années d’efforts déployés par Pettit dans l’objectif de comprendre cet environnement essentiel mais dangereux. En plus d’améliorer notre compréhension du changement climatique, ces travaux pourraient contribuer à expliquer les raisons pour lesquelles les phoques sont de moins en moins nombreux dans certains des fjords de l’Alaska.

 

L’EFFET DES BULLES SUR LA FONTE DES GLACES

Peu de personnes le savent, mais les glaciers sont remplis de minuscules bulles d’air. Celles-ci se forment lorsque la neige, qui s’accumule pendant des milliers d’années, finit par se comprimer lentement et par se transformer en glace sous l’effet de son propre poids, piégeant ainsi l’air qui était emprisonné entre les flocons de neige dans de minuscules pores au sein de la glace. Dans un glacier, un seul mètre cube de glace peut contenir plus de cinq millions de bulles. Ces bulles sont comprimées sous une pression jusqu’à 20 fois supérieure à celle de l’atmosphère terrestre.

Comprendre : les glaciers

Pettit et ses collègues se doutaient depuis plusieurs années que ces bulles pouvaient accélérer la fonte des glaciers côtiers, ou glaciers de marée. Pour vérifier cette idée, l’équipe a décidé d’entreprendre une série d’expériences en laboratoire.

Après avoir prélevé des blocs de glace contenant de nombreuses bulles sur le Xeitl Sít' in Tlingit, un glacier côtier situé également connu sous le nom de glacier LeConte, en Alaska, les scientifiques ont observé leur fonte dans un aquarium rempli d’eau de mer. À des fins de comparaison, l’équipe a également fait fondre des blocs de glace sans bulles qu’ils avaient achetés à un sculpteur de glace local.

Lorsque la glace a fondu, l’eau douce qui en a découlé, moins dense que l’eau de mer environnante, est remontée à la surface. Ce phénomène a créé un courant ascendant le long de la face verticale de la glace, donnant un aperçu de ce qui se produit à l’avant des véritables glaciers côtiers. Lorsque la glace du glacier a fondu, le courant qu’elle a produit était 6 fois plus rapide que celui observé avec la glace sans bulles, car les bulles entraînaient l’eau vers la surface plus rapidement. En outre, la glace du glacier a fondu 2,25 fois plus vite que la glace sans bulles.

« C’est un effet très puissant », commente Keith Nicholls, océanographe polaire au British Antarctic Survey à Cambridge, qui ne faisait pas partie de l’équipe. « Si c’est bel et bien ce qu’il se passe dans la nature, c’est très grave. »

La découverte a paru ce jeudi dans la revue Nature Geoscience.

 

COMME DES ALIMENTS SUR UNE POÊLE

C’est en surveillant de loin l’évolution des glaciers que Pettit a commencé à se douter du rôle important que pouvaient jouer ces bulles.

Bien que la fonte soit considérable sur les fronts de vêlage des glaciers côtiers, se rendre sur place représenterait un trop grand risque, raison pour laquelle les scientifiques sont réticents à l’idée de s’en approcher de trop près. Les fronts de ces glaciers s’élèvent en effet jusqu'à 60 mètres au-dessus de l’eau ; et ces murs abrupts peuvent relâcher des blocs de glace de 50 tonnes dans l’eau à tout moment, déclenchant des vagues assez puissantes pour écraser ou faire chavirer de petits bateaux.

En 2009, Pettit a tenté de surveiller le front glaciaire à bonne distance à Icy Bay, en Alaska, en utilisant des hydrophones pour enregistrer les sons sous-marins. La scientifique s’attendait à entendre des icebergs en train de se détacher du glacier, voire le gargouillis sourd d’une rivière sous-glaciaire jaillissant sous celui-ci.

Cependant, le principal bruit capté par ces enregistrements était quelque chose de plus continu, « comme des aliments en train de grésiller sur une poêle : des petits claquements, des crépitements et des bruits secs », se souvient-elle.

À 120 décibels, « les sons étaient hors normes ». Ils étaient plus forts qu’un klaxon de voiture ou qu’un mixeur de cuisine, si forts que Jeffrey Nystuen, océanographe de l’Université de Washington qui lui avait prêté les hydrophones, pensait que l’équipement ne fonctionnait pas correctement.

Ce n’est qu’après plusieurs années d’enregistrements dans d’autres fjords que Nystuen s’est finalement rallié à l’interprétation de sa collègue : les sons provenaient de bulles d’air qui s’échappaient de la glace en train de fondre.

 

UNE EXPOSITION ACCRUE AU RÉCHAUFFEMENT DES OCÉANS

Lorsque Pettit a publié ces observations en 2015, elle espérait utiliser les sons sous-marins pour surveiller le rythme de la fonte ainsi que son évolution au fil des saisons. L’importance des bulles n’est réellement apparue qu’en 2018, lorsque la glaciologue a discuté de ses recherches avec une nouvelle professeure de l’Université d’État de l’Oregon.

En parlant autour d’un verre avec Meagan Wengrove, ingénieure et autrice principale de l’article, qui étudie la turbulence des rivières, Pettit a réalisé qu’il était possible que ces bulles mélangent la fine « couche limite » d’eau froide qui sépare souvent les glaciers de l’eau chaude environnante. Cet après-midi-là, les deux spécialistes se sont précipitées dans une animalerie pour acheter un aquarium qu’elles ont ensuite utilisé dans le cadre de leurs expériences, dont les résultats ont été publiés cette semaine.

Pour Jonathan Nash, océanographe de l’État de l’Oregon qui fait partie de l’équipe (et qui est également l’époux de Pettit), l’effet accélérateur des bulles sur la fonte est probablement plus fort dans le cas des glaciers qui s’amincissent considérablement lorsqu’ils entrent en contact avec l’océan, dans des régions comme l’Alaska, le Canada et le Groenland ; la glace qui était jusqu’alors profondément enfouie se retrouve ainsi près de la surface.

Dans ces conditions, les bulles sont relâchées dans les eaux peu profondes de l’océan (dans les 90 premiers mètres sous la surface), où la pression est bien moins élevée que celle des bulles, ce qui permet à ces dernières de se dilater et de monter très rapidement.

Selon Nash, l’impact de ces bulles n’est probablement pas aussi important en Antarctique, où la majeure partie de la fonte des glaces se produit actuellement dans des eaux bien plus profondes dans lesquelles la pression de l’eau est plus élevée, ce qui atténue l’effet explosif des bulles.

 

QUELLES IMPLICATIONS POUR LE NIVEAU DE LA MER ?

Les résultats de cette étude n’impliquent pas que les glaciers côtiers fondront et disparaîtront 2 fois plus vite que les scientifiques ne l’avaient prévu. Ils pourraient toutefois contribuer à résoudre un mystère de longue date : dans certains glaciers côtiers situés en Alaska, au Canada et au Groenland, le front glaciaire fond 10 fois plus vite qu’ils ne le devraient avec la seule augmentation de la température de l’eau.

L’effet des bulles pourrait expliquer une partie de cette fonte supplémentaire, explique Mathieu Morlighem, glaciologue au Dartmouth College à Hanover, dans le New Hampshire. « Cette étude nous permet de mieux comprendre ce qui est en train de se passer, mais n’implique pas que la situation est plus grave que nous le pensions », précise-t-il.

Cette nouvelle découverte aidera les scientifiques comme Morlighem à améliorer leurs modèles afin de mieux prédire le rétrécissement des glaciers à mesure que les océans se réchaufferont au cours du siècle à venir. « C’est vraiment très important. Nous avons besoin de beaucoup plus de travaux de ce type pour mieux comprendre l’interaction entre l’eau de l’océan et la glace, ainsi que les facteurs qui déterminent le taux de fonte. »

 

PETITES BULLES, GRANDES CONSÉQUENCES

Pettit suppose que ces bulles glaciaires pourraient avoir d’autres effets, invisibles, dans des régions comme l’Alaska, et peut-être même façonner les écosystèmes aquatiques.

Selon la glaciologue, en Alaska, de nombreux fjords composés de glaciers côtiers abritent de grandes populations de phoques communs. Ces mammifères s’y abritent pour muer et pour élever leurs petits. Cependant, dans la baie des Glaciers, où les glaciers côtiers ont reculé de plusieurs kilomètres, les populations de phoques ont connu un certain déclin.

Pettit suppose désormais que le bruit provoqué par l’éclatement des bulles permet aux phoques de se cacher des orques affamées, qui utilisent souvent leur ouïe pour détecter leurs proies. Il est possible que les bulles masquent les sons émis par les phoques.

Ce comportement pourrait n’être qu’un exemple des effets surprenants que ces minuscules bulles pourraient avoir à grande échelle. Le fameux « effet papillon » prend tout son sens.

« Ces bulles submillimétriques peuvent-elles réellement influer sur la circulation océanique mondiale et sur le niveau de la mer ? » demande Nash. « Peut-être que oui. »

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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