Où se place l’Europe dans la course aux satellites ?

Alors que les géants européens Airbus, Thales et Leonardo se disent prêts à fusionner leurs activités satellitaires, l’Europe tente de s’affirmer face à la domination américaine et à la montée en puissance de la Chine.

De Romane Rubion
Publication 30 oct. 2025, 16:17 CET
Illustration de la constellation de satellites CO3D (Constellation Optique en 3D). Les quatre satellites CO3D sont ...

Illustration de la constellation de satellites CO3D (Constellation Optique en 3D). Les quatre satellites CO3D sont la dernière génération de satellites compacts qui cartographieront le globe en 3D depuis l'orbite terrestre basse à partir de 2025.

PHOTOGRAPHIE DE CNES/REACTIVE PROD, 2025

Le 4 octobre 1957, en pleine Guerre froide, l’URSS lançait Spoutnik 1, premier satellite artificiel conçu comme un outil de propagande et d’expérimentation scientifique. Cet événement marquait l’entrée du monde dans l’ère spatiale. Aujourd'hui, plus de 10 000 satellites actifs gravitent autour de la Terre, majoritairement en orbite basse, et leurs usages se sont considérablement diversifiés : télécommunications, géolocalisation, prévisions météorologiques, renseignement militaire, observation scientifique de la Terre ou encore recherche en microgravité.

En 2023, le marché spatial mondial était estimé à 630 milliards de dollars et pourrait atteindre 1 800 milliards d’ici 2035. Un an plus tard, l’activité spatiale mondiale atteignait un niveau record, avec 261 lancements orbitaux. Le Falcon 9 de SpaceX dominait largement le secteur, réalisant plus de la moitié des décollages grâce à sa capacité de réutilisation, tandis que le lanceur chinois en effectuait dix-huit. L’Europe, avec seulement trois tirs (deux Vega et un Ariane 6), ne se classait qu’au septième rang mondial.

Si SpaceX occupe aujourd’hui une place aussi prépondérante dans l’accès à l’espace, c’est surtout grâce à Starlink, la plus vaste constellation de satellites jamais déployée, conçue pour offrir une connexion Internet haut débit partout dans le monde. Depuis 2019, plus de 6 000 satellites de la société americaine ont été mis en orbite.

Face à la concurrence écrasante des États-Unis et à la montée en puissance de la Chine, l’Europe tente de réagir. Le projet de rapprochement des activités satellitaires d’Airbus, Thales et Leonardo, évoqué depuis plus de vingt ans, semble enfin se concrétiser. Une nouvelle série de discussions, lancée à la mi-2024 sous le nom « Bromo », pourrait aboutir à un accord d’ici la fin de l’année. L’objectif : créer un champion spatial européen, valorisé à près de 10 milliards d’euros, capable de rivaliser avec SpaceX et les grands acteurs chinois.

 

APRÈS LA CRISE, L'ESPOIR D’INDÉPENDANCE

Paul Wohrer, responsable du Programme Espace de l'Institut français des relations internationales (Ifri), revient sur la « crise des lanceurs » traversée par l’Europe entre 2022 et 2024. « Le lanceur Ariane 5 est arrivé au terme de sa vie opérationnelle, Vega a subi un incident technique qui l’a [cloué au sol] pendant plusieurs mois et l’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis fin à la coopération avec [Moscou] autour du lanceur Soyouz », explique-t-il. À l’indisponibilité des trois lanceurs européens s’est ajouté le retard d’Ariane 6, dont « le premier lancement n’a eu lieu qu’en 2024, alors que le programme décidé en 2014 prévoyait un premier lancement en 2020 », souligne Jean-Marc Astorg, directeur de la stratégie du Centre national d'études spatiales (CNES). « C’est désormais derrière nous », assure-t-il.

Le 9 juillet 2024 marque le premier lancement réussi d’Ariane 6. « Le carnet de commandes d’Ariane 6 est bien rempli, plus de trente satellites [sont prévus]. On devrait faire cinq lancements en 2025 et neuf en 2026. On repart sur des cadences de lancement habituelles pour l’Europe mais avec une montée en cadence d’un nouveau lanceur qui n’a jamais été réalisée », explique Jean-Marc Astorg.

Côté SpaceX, le directeur souligne que la plupart des lancements de l’entreprise sont consacrés au déploiement de Starlink. « Si vous retirez les satellites de Starlink, vous avez une croissance assez normale du nombre de lancements de Falcon 9 au profit de clients-tiers », relève-t-il. « Pour Arianespace, c’est différent. [Elle] ne produit pas de satellites et n’est donc pas en concurrence avec ses propres clients […] La comparaison est donc faussée quand on regarde le nombre total de lancements ».

Le nouveau lanceur Ariane 6, totalement assemblé à la base de Kourou, en Guyane française.

Le nouveau lanceur Ariane 6, totalement assemblé à la base de Kourou, en Guyane française.

PHOTOGRAPHIE DE ArianeGroup Esa

Selon lui, le développement de lanceurs répond à plusieurs motivations, avant tout stratégiques. « Des fonds publics financent le développement des lanceurs, qu’il s’agisse d’Ariane 6 ou de Vega C, d’abord pour garantir l’indépendance [de l'Europe dans] l’accès à l’espace. […] On considère que, pour être une puissance spatiale, il faut avoir la capacité de lancer ses propres satellites et ne pas en être empêché par des tiers », explique Jean-Marc Astorg.

Au-delà de cette dimension stratégique, la filière spatiale européenne repose aussi sur une logique économique. « Une fois que les lanceurs sont développés, qualifiés, ils sont commercialisés ». Le directeur précise que « la montée en cadence d’Ariane 6 […] est un enjeu porté par l’industrie, par ArianeGroup et ses partenaires industriels, [qui doit] faire en sorte que le carnet de commandes soit réalisé au profit des clients ».

Avec le développement de Starlink, notamment en Ukraine, « il y a eu une démonstration que les constellations de satellites étaient extrêmement utiles, non seulement sur le plan économique, en termes de création de marché ou de valeur, mais aussi sur le plan civil et militaire », ajoute Paul Wohrer.

« Le modèle de SpaceX est celui de la Silicon Valley, c’est-à-dire du “winner takes all”. Je pense qu’à part SpaceX, même aux États-Unis, personne ne souhaite voir cette entreprise en situation de monopole », souligne le spécialiste du CNES. Dans ce contexte, le programme IRIS² vise à garantir l’autonomie européenne dans les télécommunications spatiales et à réduire la dépendance vis-à-vis de Starlink. « De la même façon que l’Europe a décidé de développer le système Copernicus, [dédié] à l’observation de la Terre, et Galileo, le GPS européen, […] elle a choisi de se doter d’une infrastructure souveraine de communication sécurisée : IRIS² », précise-t-il, qui reposera sur une constellation d’environ 300 satellites.

 

QUELLE PLACE POUR L'EUROPE PARMI LES PUISSANCES MONDIALES ?

« Au cours des vingt dernières années, on a assisté à la montée en puissance de la Chine dans le domaine spatial. […] En parallèle, les Américains ont [maintenu] leur position dominante, [renforcée] par déploiement de constellations comme Starlink », explique Paul Wohrer. Selon lui, le retard de l’Europe dans le domaine spatial « est lié plus largement à la situation géopolitique [actuelle], avec une confrontation entre deux très grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine ». Cette rivalité concentre l’attention et les investissements sur ces deux acteurs, reléguant l’Europe à une position plus périphérique dans les dynamiques spatiales mondiales.

« Si on se compare aux États-Unis, les investissements publics dans le domaine spatial sont de cinq à six fois moins importants. Ce n’est donc pas très étonnant de voir une différence à la fois d’ambition et de réalisation », souligne-t-il. En 2024, l’Agence spatiale européenne (ESA) a investi environ 7,8 milliards d’euros, contre 27 milliards pour la NASA.

« Il y a historiquement en Europe un manque de budget dans le spatial militaire depuis les années 1990, à la fin de la guerre froide », poursuit le chercheur. Mais aujourd’hui, la tendance semble s’inverser. « On est en train de réinvestir véritablement dans le domaine de la défense dans l’espace. […] L’Allemagne a récemment annoncé investir trente-cinq milliards d’euros dans le spatial militaire à l’horizon 2030 ». Ces investissements répondent avant tout aux besoins actuels, « face à la menace la plus importante pour l’Europe aujourd’hui : la Russie », explique-t-il.

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    Le spatial est « la vraie jauge des puissances internationales », rappelle Paul Wohrer, reprenant la formule d’Emmanuel Macron prononcée au Salon du Bourget en juin dernier. « Tous les États du monde, aujourd’hui, se rendent compte de l’importance du spatial pour les applications militaires, […] et [y] investissent de plus en plus », observe-t-il.

    Selon lui, le spatial contribue aussi au rayonnement et au prestige des puissances, notamment à travers les vols habités. Les États-Unis et la Chine se livrent aujourd’hui à une nouvelle course à la Lune, avec leurs programmes respectifs Artemis et ILRS. Bien que partenaire d’Artemis, « la place de l’Europe est un peu plus complexe à trouver », reconnaît Paul Wohrer. Le spécialiste entrevoit toutefois une opportunité. « Étant donné qu’on constate aujourd’hui aux États-Unis une forme de désaveu de la science spatiale par l’administration en place, il y a sûrement une place à prendre pour l’Europe, car la science fait profondément partie de son histoire et de ses origines spatiales ».

     

    UNE PÉRIODE DE TRANSITION

    Dans le domaine commercial, Paul Wohrer explique que le secteur spatial traverse une période de profonde transition, marquée par la fin du modèle économique traditionnel fondé sur les satellites géostationnaires, placés à environ 36 000 km d'altitude, et par les incertitudes entourant les nouvelles constellations en orbite basse, allant jusqu'à 2 000 km d'altitude. « Le secteur de la télévision par satellite, qui constituait une majeure partie des revenus de [l'activité géostationnaire], est en forte décroissance d’année en année. Ce qui représentait une source de revenus importante pour une grande partie de l’industrie européenne n’en est plus vraiment une », observe-t-il.

    « Le rapprochement [entre Airbus, Thales et Leonardo] traduit à la fois la baisse de rentabilité des activités historiques dans le domaine des télécommunications géostationnaires et la nécessité de réduire la fragmentation de l’industrie spatiale européenne », souligne le reponsable de l'Ifri. Pour lui, « la fragmentation est un véritable problème aujourd’hui » car elle freine la compétitivité et l’efficacité du secteur spatial européen.

    « Au sein de l’Agence spatiale européenne, il existe un principe historique [appelé] “retour géographique”, qui prévoit que chaque contribution financière d’un pays doit être réinvestie dans son industrie nationale. [Ce système] fait peser un risque de fragmentation industrielle », explique Paul Wohrer. Dans ce contexte, le Space Act, présenté en juin 2025 par la Commission européenne, vise à harmoniser le cadre réglementaire des activités spatiales au sein de l’Union, à créer un véritable marché unique de l’espace et à renforcer la compétitivité du secteur spatial européen.

    Le projet de fusion entre les trois géants européens traduit également « une volonté claire de rationaliser et de reconsolider les activités spatiales européennes », alors que les coopérations internationales sont en recul, y compris avec des partenaires historiques comme les États-Unis. L’avenir reste toutefois incertain. « Nous sommes dans une période de transition et nous ne savons pas exactement s'il y aura une consolidation globale ou si au contraire la logique de compétition intra-européenne gagnera », souligne le spécialiste.

    Alors que le doute plane, la réunion ministérielle du Conseil de l’ESA (CM25), prévue fin novembre à Brême, devra fixer les grandes orientations de la politique spatiale européenne.

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