La matière noire est un grand mystère. Cet outil permettra-t-il de la détecter ?

La matière noire, une particule en théorie quasiment invisible pourrait résoudre deux mystères cosmiques à la fois. Encore faut-il pouvoir la détecter...

De Michael Greshko
Photographies de Tony Luong
Configuration des câbles au laboratoire informatique de l'Axion Dark Matter eXperiment, situé à Seattle, États-Unis.
Configuration des câbles au laboratoire informatique de l'Axion Dark Matter eXperiment, situé à Seattle, États-Unis.
PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

Nous sommes au nord de Seattle, dans un bâtiment sans prétention. Il abrite un enchevêtrement en surfusion de tubes et de câbles prêts à refaire le monde. À l'intérieur de l'appareil rempli d'hélium à l'état liquide, la température, la plus froide possible, est maintenue proche du zéro absolu. Dans cette cavité glacée, bien isolée du bruit avec soin, le rayonnement hyperfréquence peut résonner comme les ondes sonores dans une cloche, à la recherche de particules qui se déplacent à vive allure en son sein et qui seraient autrement invisibles.

Cette expérience, c'est l'Axion Dark Matter eXperiment or ADMX. Il s'agit de l'instrument scientifique le plus sensible de ce genre jamais construit. Si l'ADMX confirme l'existence de sa proie, une particule hypothétique appelée axion, il pourrait enfin être capable d'expliquer l'important mystère cosmique qu'est la matière noire.

Dans le laboratoire, Nick Force, ingénieur de recherche, réalise l'entretien routinier de l'ADMX avec de l'azote liquide. Il porte des gants par sécurité.
PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

Voilà des décennies que les scientifiques recherchent cette étrange substance, depuis que les observations de l'univers ont révélé que la matière visible qui le constitue est en réalité six fois moins présente que celle inerte et mystérieuse uniquement détectable par son attraction gravitationnelle. Contrairement à la matière normale, la composition de la matière noire est encore inconnue. À l'instar des chercheurs de S.O.S Fantômes qui poursuivent un spectre agaçant, des scientifiques ont construit des détecteurs élaborés en se basant sur les meilleures théories relatives à la matière noire pour tenter d'attraper le fantôme grâce à la moindre lueur qu'il laisse sur son passage.

Il aura fallu plus de 30 ans pour construire ADMX, période nécessaire pour que ce type de détecteur atteigne la sensibilité requise selon les scientifiques pour capturer l'axion.

« L'ingéniosité et l'intelligence qu'il a fallu pour concevoir et construire cette expérience sont absolument fantastiques à mes yeux. Pourtant, ces efforts sont tellement peu reconnus », confie Helen Quinn, physicienne à l'Université de Stanford dont les théories ont jeté les fondements de l'axion dans les années 1970. « Il s'agit d'un élément d'étude expérimentale extraordinaire ».

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    Nick Force travaille sur l'aimant principal d'ADMX, qui crée un champ magnétique environ 150 000 fois plus élevé que celui de la Terre.
    PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

     

    LES AXIONS, CANDIDATS À LA MATIÈRE NOIRE

    Pendant des décennies, les candidats favoris pour la matière noire étaient des éléments antisociaux appelés WIMP (acronyme de Weakly Interacting Massive Particle, particule massive interagissant faiblement). Non seulement leur existence été prédite par quelques théories, mais ces nouvelles particules présentaient également les mêmes propriétés que celles qui constitueraient la matière noire. Une coïncidence dénommée le « miracle de WIMP ». De plus, ces WIMP pouvaient être recherchées grâce à des technologies que nous comprenions déjà, comme les collisionneurs de particules et les détecteurs de neutrinos.

    Malgré l'attrait des WIMP, les recherches de ces particules n'ont toujours rien donné jusqu'à aujourd'hui. Un silence perturbant, au point que certains chercheurs appellent à une nouvelle ère dans la recherche de la matière noire.

    Au laboratoire, des jauges indiquent les pressions et d'autres mesures de l'aimant. L'expérience ADMX G2 est l'une des recherches vedettes sur la matière noire du département américain de l'énergie et la seule à s'intéresser aux axions. ADMX est composé d'un grand aimant, d'une cavité à micro-ondes et d'électronique quantique extrêmement sensible aux faibles bruits.
    PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

    « Je ne veux pas du tout enterrer [les WIMP]. Il faut poursuivre les recherches dans ce domaine car nous n'avons pas encore tout essayé », indique Jodi Cooley, physicienne à l'Université méthodiste du Sud et chercheuse principale de l'expérience SuperCDMS, qui utilise des détecteurs de matière noire. « Mais pendant que nous poursuivons nos recherches, nous devrions aussi trouver de nouvelles idées. »

    C'est là qu'entre en jeu l'axion, la particule qu'ADMX cherche.

    L'axion est devenu un candidat pour la matière noire presque par accident, alors que des scientifiques cherchaient à expliquer une curieuse asymétrie présente dans l'Univers. La théorie veut que l'Univers primordial ait libéré en quantité égale de la matière et de l'antimatière, deux sortes de particules qui se ressemblent en tout point, sauf concernant leur charge électrique. Si elles entrent en contact, les deux substances s'annihilent. Mais comme nous existons tous, par conséquent la matière normale doit se soustraire à des règles légèrement différentes, ce qui permet à une fraction de cette dernière de vivre plus longtemps que ces étranges jumelles.

    Nous devons notre existence à ce déséquilibre, baptisé violation de symétrie CP. En 1977, lorsque Helen Quinn et Roberto Peccei ont fait part de leur théorie sur la violation de symétrie CP, celle-ci réserve une autre surprise. Les physiciens  Frank Wilczek et Steven Weinberg publient à une semaine d'intervalles des études complémentaires, qui révèlent que cette théorie dévoile aussi un nouveau type de particule élémentaire, qu'ils appellent axion.

    « L'idée vient de la théorie Peccei-Quinn, mais Peccei et Quinn ne l'ont pas remarqué », plaisante Helen Quinn. « Si je suis la mère de l'axion, alors ce dernier est un enfant abandonné. »

    Panneau indiquant que l'aimant est en fonctionnement au laboratoire de ADMX. ADMX est un haloscope d'axions, qui utilise un fort champ magnétique pour transformer les axions de la matière noire en photons à micro-ondes détectables.
    PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

    Si l'axion existe vraiment, il pourrait bien être la particule de matière noire recherchée depuis si longtemps. Si l'on en croit la théorie, d'après la façon dont les axions se seraient formés dans l'Univers primordial, ils auraient été très froids. Cela signifie que les zones les plus denses des axions ne se seraient pas juste dispersées comme de la fumée. 

    La gravité aurait alors eu suffisamment de temps pour faire fonctionner son pouvoir d'attraction. En rendant les nuages d'axions plus denses et malgré la taille minuscule de chaque axion, la gravité aurait permis à ces derniers d'agir comme des échafaudages gravitationnels pour la matière normale. C'est de cette façon que les axions auraient ensemencé les premières galaxies, qui ont fini par accueillir étoiles, planètes et humains.

    « La raison pour laquelle nous trouvons les [axions] si intéressants, c'est parce qu'ils ne devaient pas vraiment résoudre le problème de la matière noire », explique Renée Hložek, cosmologue à l'Université de Toronto qui étudie la matière noire de l'axion. « Nous aimons bien avoir deux choses pour le prix d'une. »

    Nick Force, ingénieur de recherche, réalise l'entretien routinier d'ADMX avec de l'azote liquide.
    PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

     

    VOIR L'INVISIBLE

    Qu'il s'agisse des axions ou des WIMP, leur existence est soutenue par des théories. Toutefois, les axions furent longtemps cantonnés au rôle d'outsider de la matière noire. La différence entre les WIMP et les axions était en partie d'ordre pratique : si l'axion existait vraiment, les physiciens n'étaient pas sûrs de pouvoir le détecter dans un premier temps.

    Si l'on en croit la théorie, les axions sont extrêmement légers. Si vous aviez autant d'axions qu'il existe de grains de sable sur Terre, la masse totale de ces particules serait égale à un millionième de milliardième d'un seul grain de sable. De plus, hors gravité, les axions n'interagiraient quasiment pas avec la matière normale.

    Mais alors, pourrions-nous trouver l'axion ? Et surtout, pourrions-nous le comprendre ? En 1983, Pierre Sikivie, physicien à l'Université de Floride, a dévoilé une plan d'action révolutionnaire pour les trouver sur Terre, en assumant que les axions constituent bien le halo de matière noire qui se situerait en marge de notre galaxie.  

    Dans un champ magnétique fort, ces axions devraient se transformer en rayonnement hyperfréquence dont la fréquence dépend de la masse de l'axion. Pour pouvoir détecter ce rayonnement, Pierre Sikivie a suggéré de construire au sein d'un champ magnétique fort une cavité en surfusion, dans laquelle ces rayonnements pourraient résonner. Les chercheurs pourraient ensuite modifier la fréquence de résonance grâce à une manipulation qui s'apparente à tourner la molette d'une radio.

    En théorie, si les physiciens sélectionnent la bonne fréquence, les hyperfréquences provenant des axions qui se déplacent dans la cavité devraient résonner, émettant un minuscule bruit d'éclair audible. « Bien qu'il soit difficile à détecter, ce n'est pas impossible », précise Pierre Sikivie. « Je pense qu'en fait, ADMX va détecter ce bruit, si les scientifiques ont l'endurance et la persévérance pour. »

    Dans le laboratoire, différents outils et fournitures sont accrochés dans la salle blanche.
    PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

     

    « JE PEUX PRESQUE VOIR CES AXIONS »

    En 1987, le premier « haloscope d'axion » est entré en fonctionnement au laboratoire national de Brookhaven. Peu de temps après, Pierre Sikivie participa à la construction d'un second. Toutefois, ces premiers détecteurs avaient du mal à neutraliser les bruits de fond. La technologie n'était pas encore au point.

    30 ans plus tard, ADMX surpasse tous les autres détecteurs. En avril 2018, les scientifiques chargés de sa construction indiquent dans la revue Physical Review Letters qu'ADMX est suffisamment sensible pour sonder directement les meilleures estimations de masses d'axion. ADMX est la première machine capable de faire cela. Si ADMX était envoyé sur une autre planète, sa sensibilité serait telle qu'il pourrait capter le réseau cellulaire de la Terre.

    « Nous pourrions facilement avoir quatre bars sur Mars avec un portable, ce ne serait pas un problème », indique Leslie Rosenberg, physicien à l'Université de Washington et chercheur responsable d'ADMX. Le physicien a dédié sa vie à ADMX, vivant à côté du laboratoire au cas où l'appareil ne fonctionnerait pas correctement et nécessiterait une réparation. Cela fait 28 ans qu'il n'a pas pris une semaine de vacances.

    « J'ai l'impression d'être un cheval de course qui voit la ligne d'arrivée », dit-il. « Ce fut difficile, ça m'a épuisé, [mais], d'un autre côté, je peux presque les voir, je peux presque voir ces axions. C'est cela qui me fait continuer. »

    Leslie Rosenberg (à droite) s'adresse à l'équipe à la fin de la journée.
    PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

    Au jour le jour, des équipes se relayent pour surveiller l'instrument à distance, tandis que la cavité central d'ADMX adapte automatiquement sa fréquence de résonance toutes les 100 secondes et écoute le faible bip des axions. L'instrument fonctionne 24 h sur 24, 7 jours sur 7 par période de 9 mois. À ce rythme, dans environ cinq ans, ADMX aura fini de balayer l'ensemble de la zone qu'il doit sonder.

    Si ADMX tombe par hasard sur la bonne fréquence, les chercheurs le sauront rapidement. C'est l'une des caractéristiques particulières de la chasse aux axions : s'il est extrêmement difficile de trouver le signal, une fois que cela est fait, les données qui confirment la découverte s'accumulent en quelques jours.

    « Une fois que vous avez trouvé une épingle dans une botte de foin, il est assez évident qu'il s'agit d'une épingle et non pas d'un brin de foin », explique Pierre Sikivie.

    En cas de signal, les scientifiques seront bien préparés car ils font sans cesse des simulations. Pour que les autres membres de l'équipe restent sur le qui-vive, certains chercheurs ont le droit d'envoyer en secret des signaux artificiels dans le détecteur. 

    « Nous sommes passés de : il y a une chance infime que quelqu'un ait eu tort alors que nous regardions au bon endroit à nous regardons au bon endroit et ADMX pourrait détecter des axions n'importe quand », souligne Gray Rybka, co-porte-parole d'ADMX et physicien à l'Université de Washington. « Il faut donc prendre la situation très, très au sérieux. »

    Ensemble d'ordinateurs câblés au laboratoire ADMX.
    PHOTOGRAPHIE DE Tony Luong, National Geographic

     

    LA LIGNE D'ARRIVÉE À L'HORIZON

    La bonne nouvelle concernant les axions semble se répandre. À Yale, une équipe de recherche est en train de construire son propre haloscope détecteur d'axion pour faire concurrence à ADMX. Des équipes sud-coréennes et australiennes suivent aussi le mouvement.

    Si ADMX et ces autres détecteurs ne trouvent rien, ce ne sera pas forcément la fin pour la fameuse particule. Comme le fait remarquer Helen Quinn, les théories sur l'axion sont suffisamment souples et il se pourrait bien que certaines versions de la particule échappent au détecteur. Mais alors que la course à la détection se poursuit, les chances que quelqu'un, quelque part, finisse par révéler la véritable nature de cet élément secret de l'Univers qu'est la matière noire augmentent.

    « J'espère que dans 15 ans, je pourrais donner un cours sur la composition exacte de la matière noire », confie Renée Hložek. « C'est incroyable d'imaginer que dans une génération, nous saurons. »

    En attendant, Pierre Sikivie a trouvé quelque chose d'autre avec ADMX : la satisfaction que des décennies plus tard, sa théorie et celles d'autres scientifiques sont sérieusement testées.

    « [Lorsque] je vais m'asseoir à côté de l'expérience ADMX, c'est un moment très fort et émouvant », déclare-t-il. « J'essaie d'éviter cela, car je me sens si heureux là-bas, qu'il doit y avoir quelque chose qui cloche avec moi. Il ne faudrait pas que je me lasse trop de ce sentiment. »
     

    Cet article a initialement paru sur le site internet nationalgeographic.com en langue anglaise.

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