Émigrer, un pari à haut risque pour les Africains

Des dizaines de milliers de migrants venus d’Afrique gagnent l’Espagne en quête de travail. Beaucoup n’y trouvent qu’une vie de souffrance.

De Cynthia Gorney
Publication 5 août 2019, 16:23 CEST
Mbaye Tune, 25 ans, est arrivé en 2016 du Sénégal dans la ceinture agricole du sud ...
Mbaye Tune, 25 ans, est arrivé en 2016 du Sénégal dans la ceinture agricole du sud de l’Espagne. Il travaille régulièrement dans diverses exploitations fruitières.
PHOTOGRAPHIE DE Aitor Lara

Youssouf déambule dans la ville de Lepe, en Andalousie, où il vit pour l’heure dans un abattoir abandonné. Il salue en passant les autres Africains qu’il connaît : Sénégalais ou Nigérians, hommes du Burkina Faso ou de Côte d’Ivoire. Youssouf parle couramment le français et se débrouille bien en espagnol mais, avec des Maliens comme lui, les échanges se font en bambara, ce qui exige un luxe de politesses. Est-ce que toute votre famille va bien ? Oui, elle va bien. Votre famille proche va bien ? Elle va bien aussi. Et votre femme ? Elle va bien.

Youssouf aide à maintenir l’ordre dans l’ex-abattoir. Pour cela, et parce qu’il sait ce que ressent un homme ambitieux confronté chaque matin à un sentiment de honte (et pourquoi, au téléphone, un bon fils, un bon mari ou un bon ami ment à ceux qu’il aime, à des milliers de kilomètres de là), Youssouf se fait un devoir de prendre place dans les salles communes du refuge avec les nouveaux venus, pour leur tenir compagnie.

L’arrivant du jour est un Malien, Lassara. Assis à une table, dans la cuisine de bric et de broc, celui-ci fixe régulièrement un téléphone portable, puis sa tête retombe sur ses bras. « Les prochaines récoltes n’ont pas commencé, explique Youssouf, donc il n’a pas de travail. » Lassara est en Espagne depuis huit mois, mais Youssouf, depuis quatorze ans. Ce dernier appelle Lepe un « carrefour » – une halte autant qu’un lieu où se croisent de multiples chemins.

Dans la petite ville agricole de Lepe, Youssouf a entendu nombre de jeunes hommes comme Lassara raconter des histoires pareilles à la sienne. Chacun évoque la première décision, celle de quitter son foyer, les voisins ne cessant d’évoquer la réussite de membres de la famille qui, là-bas, jouissent d’une belle vie et envoient de l’argent. Puis naît la conviction que, même si on désobéit aux lois sur l’immigration (il faudra payer 1 000 euros ou plus pour être introduit clandestinement au nord, pays après pays, puis, à la grâce de Dieu ou d’Allah, survivre à la traversée illicite du Maroc à l’Espagne, sur un bateau non ponté), un migrant travaillant dur dans les champs espagnols obtiendra un permis de travail et de séjour, et un emploi stable. Ainsi pourra-t-il revenir chez lui en avion.

Ingénieur de formation, ce Nigérian de 38 ans imaginait que l’Espagne serait la porte d’entrée vers une vie meilleure en Europe. Depuis, quatorze années ont passé. Ballotté d’un emploi à l’autre dans l’agriculture espagnole, l’homme vit dans une chabola – un abri de fortune que les travailleurs agricoles se fabriquent avec des planches et des bâches en plastique.
PHOTOGRAPHIE DE Aitor Lara

Lassara relève la tête et a dit quelques mots en bambara. Youssouf les traduit en espagnol : « Personne ne dit la vérité. » L’année dernière, près de 60 000 personnes ont risqué leur vie dans la traversée de la mer Méditerranée, menées là par les routes que privilégient les rumeurs et les passeurs clandestins. Youssouf a une fille adolescente, qu’il n’a pas vue depuis qu’il l’a quittée, enfant, et un fils qu’il ne connaît qu’en photographie – sa femme était enceinte du garçon quand il est parti de Bamako. Aucun d’eux ne sait que Youssouf dort dans un ancien abattoir. C’est d’ailleurs pourquoi il a demandé à être identifié par son seul prénom.

« Chacun de nous a ses secrets », dit-il. De la main, il me désigne son environnement : le canapé cabossé, le béton lézardé ; et, au bout de la rue, le cimetière où, sur 2000 m2, on trouve désormais tant de chabolas (cabanes de fortune des migrants) près des tombes que, lorsque les habitants de Lepe parlent du cementerio, ils évoquent en général le bidonville des migrants. « Personne ne va parler de tout ça à la famille, conclut Youssouf. C’est un secret. »

Je vais bien. Tout se passe bien ici. Surtout, que maman ne s’inquiète pas. Au fil des siècles, combien de migrations humaines furent-elles encouragées par ces « vérités » ? Et qu’il est aisé, au 21e siècle, d’envoyer des nouvelles rassurantes grâce à un téléphone portable ! Dans les chabolas de Lepe, l’ameublement se compose d’objets de récupération, mais presque tout le monde a un téléphone, parfois muni d’un appareil photo. Les décors dans les selfies envoyés à la maison sont choisis avec soin : la décapotable d’un étranger, la télévision d’un bar, la cuisine d’un proche qui a loué une pièce en ville.

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    Fatou Ndoye et Hawka Diallo, deux amies sénégalaises, sont en Espagne depuis une décennie. Elles se préparent pour une fête, dans l’appartement des Ndoye, à Moguer. Hawka cueille des baies ; Fatou et son mari travaillent dans un entrepôt de fruits.
    PHOTOGRAPHIE DE Aitor Lara

    Historiquement, Lepe n’est pas un carrefour de migrants. La ville appartient à ce croissant de la côte sud de l’Espagne qui, ces dernières décennies, s’est transformé en une ceinture agricole multisaisonnière très productive grâce à l’irrigation intensive et à la culture sous serre. Les fruits de Lepe sont expédiés dans l’Europe entière. À l’époque où les exploitations agricoles étaient en pleine expansion, leurs patrons ont fait appel à des travailleurs étrangers – des Marocains et des Européens de l’Est.

    Certains ouvriers, recrutés par des intermédiaires, ont bénéficié d’un contrat de travail. D’autres, arrivés illégalement, ont dû se démener par leurs propres moyens pour trouver un emploi. Hommes et femmes affluaient par centaines. Les producteurs de baies préféraient les femmes, aux mains plus expertes à la cueillette. La rumeur ne cessait de se répandre, dans toujours plus d’endroits pauvres où la vie était plus difficile qu’en Espagne : il y avait là-bas une chance à saisir.

    En quoi consistait-elle ? « Partir… en quête de ma vie, explique Youssouf, s’interrompant pour trouver les mots justes. J’avais entendu parler de tous ces gens qui étaient allés en Espagne. On disait que c’était facile d’y arriver. Qu’ils avaient une vie meilleure que la nôtre. » En fait, il s’était imaginé trouver son bonheur en France. Un Africain francophone part pour l’Europe en supposant qu’il restera pendant un certain temps dans le sud de l’Espagne, où il pourra récupérer et mobiliser des ressources afin de poursuivre vers le nord. Puis le temps passe, les jobs temporaires dans les champs se succèdent, et les employeurs promettent des papiers dont on ne voit jamais la couleur.

    Francisco Braima Sanhá, originaire de la Guinée-Bissau, est arrivé en Andalousie dans les années 1980 en tant que cuisinier. À 59 ans, il fait figure de vétéran parmi les travailleurs agricoles étrangers. Il inspecte ici le lopin qu’il a planté autour de son abri.
    PHOTOGRAPHIE DE Aitor Lara

    En cet après-midi de l’automne dernier, à l’heure où il met son chapeau et ses lunettes de soleil, Youssouf est encore un ouvrier sans permis de travail. Il ne possède pas la carte de résident sur le territoire espagnol qui lui permettrait de franchir plusieurs frontières légalement.

    Tirando maletas (« valises à la main ») : telle est l’existence que lui a apportée l’émigration. Mais regardez, dit-il en se dirigeant à grandes enjambées vers le centre-ville : je dors sous un toit en dur. Le travail dans les vergers et les champs de baies est difficile et irrégulier, mais j’envoie chaque mois au pays au moins une centaine d’euros par l’intermédiaire des agences de transfert de fonds qui pullulent à Lepe. Mon fils et ma fille sont de bons élèves et ont suffisamment à manger.

    À Bamako, Youssouf avait un contact physique avec sa femme et ses enfants, il partageait leur vie. Mais il ne supportait tout simplement plus de ne pas pouvoir faire mieux pour eux, avec son salaire de travailleur malien et la petite parcelle de terre reçue en héritage. « C’est encore mieux de vivre ici », m’affirme-t-il.

    Oui, Youssouf pourrait quitter l’Europe. Il pourrait acheter son billet retour. Mais il ne le veut pas. Pas encore. On a trop investi sur sa personne – il faut rembourser les passeurs, et répondre aux espoirs immenses nés au cours de tant d’années à l’étranger. Il se sentirait trop mal, s’il revenait. « Pas les mains vides », dit-il.

    À l’entrée de l’historique Plaza Mayor, à Madrid, des immigrés sénégalais profitent d’une pause pour célébrer l’automne. Dans l’Espagne urbaine, nombre d’Africains n’ont pas obtenu de permis de travail. Beaucoup sont devenus vendeurs à la sauvette, proposant sur des couvertures des marchandises qui disparaissent aussitôt que la police apparaît.
    PHOTOGRAPHIE DE Aitor Lara

    Au coin d’une rue, près de la place de Lepe où des migrants de divers pays se retrouvent vers le soir, Youssouf lève le bras en guise de salut. Il s’adresse à un homme plus jeune que lui, un Malien nommé Ibrahim, qui lui répond en bambara, en respectant le protocole. Oui, toute la famille va bien, ainsi que la famille proche et lui-même. Sauf que ce n’est pas vrai. Il est de retour à Lepe après avoir effectué une récolte dans une autre province, et il a passé la nuit dans un carton d’emballage, dans la rue.

    Youssouf et Ibrahim se regardent. « Non, dit Ibrahim, je ne raconte pas grand-chose à ma famille. J’envoie de l’argent à mon frère. Il fait le partage en famille. Au bout de presque dix ans, je n’ai revu personne. » Tous deux s’interrogent sur ce qui pourrait les pousser à rentrer au Mali sans perdre la face. Ibrahim : « Assez d’argent pour acheter une belle maison. » Youssouf : « Assez d’argent pour créer une affaire. En agriculture, j’ai beaucoup appris. »

    Ibrahim dit qu’il lui faut un lit dans une pièce en dur pour la nuit qui vient. Youssouf lui indique le refuge des migrants. Il y a aussi le Wi-Fi dans le bâtiment. Plus tard, Youssouf utilisera sa tablette pour envoyer sa dernière collection de photos prises à Lepe : Youssouf à la plage, Youssouf dans un parc, Youssouf près d’une voiture. Sur les derniers clichés, on le voit assis à un bureau, en chemise boutonnée, un stylo glissé dans la poche de poitrine, lunettes de soleil sur le front, jambes étendues. Il sourit à l’appareil. Il a l’air en pleine forme.

     

    Cet article a été publié dans le magazine National Geographic n° 239, daté d'août 2019.

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