Chine : Ces porteurs de thé travaillaient dans des conditions extrêmes

Il y a quelques décennies encore, d’écrasantes quantités de thé transitaient à dos d’humain sur les sentiers accidentés du Sichuan. « La douleur ne m’a pas quitté », confie un ancien porteur âgé de 89 ans.

De Paul Salopek
Publication 4 nov. 2022, 16:42 CET
Dans l’ouest de la Chine, des porteurs (parmi lesquelles se trouvaient parfois des femmes et des ...

Dans l’ouest de la Chine, des porteurs (parmi lesquelles se trouvaient parfois des femmes et des enfants) ont porté d’écrasantes cargaisons de thé sur les sentiers du Tibet pendant des siècles avant d’être remplacés par des camions au milieu du 20e siècle.

 

PHOTOGRAPHIE DE PHOTOGRAPHIE DE HISTORY, UNIVERSAL IMAGES GROUP VIA GETTY IMAGES, Universal Images Group via Getty Images

Pour son projet Out of Eden, le journaliste et explorateur National Geographic Paul Salopek se lance dans une odyssée de 40 000 kilomètres sur les pas des ancêtres de l’Humain. Il nous envoie ce reportage depuis la province chinoise du Sichuan.

COMTÉ DE TIANQUAN, SICHUAN, CHINE – « Je les voyais quand j’étais jeune garçon. Ils avaient constamment l’échine courbée. »

Voici Chen Shou Kang, octogénaire chaleureux, chauve et dynamique. Il est l’historien officieux du village de Wayao Guan situé dans les montagnes bosselées de l’ouest de la Chine. Chen Shou Kang est en train de se souvenir du dernier beifu qu’il a aperçu. Beifu, le nom de ces légendaires porteurs de thé qui, durant 250 ans, les épaules chargées d’accablants fardeaux de thé noir, traversèrent l’est de l’Himalaya pour se rendre au Tibet. Pendant des générations, pour perpétuer ce commerce, environ deux millions de porteurs auraient cheminé péniblement sur les périlleuses routes du thé, portant des charges individuelles aussi lourdes qu’un réfrigérateur actuel. Des semaines durant, chaussés de sandales de paille ou bien pieds nus, ils parcouraient des dénivelés de plus de 3,5 kilomètres. Bien souvent, ils ne parvenaient à faire que quelques dizaines de pas avant de devoir faire une pause à cause de l’épuisement.

« Ils étaient pauvres. Ils n’avaient pas d’autre choix, explique Chen Shou Kang. Dans les années 1950, ils ont été remplacés par des camions. »

Chen Shou Kang, l’historien de son village, expose une cargaison typique : des briques de thé dans des paniers en bambou.

PHOTOGRAPHIE DE PHOTOGRAPHIE DE PAUL SALOPEK

Chen Shou Kang fouille dans le musée qu’il a installé dans une pièce à l’arrière de sa maison. Soudain, il arbore un large sourire. Il tient bien haut un objet en bambou : un outil étrange aux faux airs de lame. Il s’agit d’un « essuie-transpiration » antique conçu pour racler la sueur des sourcils et des yeux. Il y a bien longtemps, cet objet a pendu au bout d’une corde accrochée à l’un des paniers de bambou d’un porteur de thé. Un artefact en provenance d’une époque révolue depuis bien longtemps. D’une autre planète. La relique d’une expérience humaine extrême, d’une endurance sidérante, qu’il est aujourd’hui virtuellement impossible de vivre ou de comprendre.

Je parcours le monde à pied. L’objet le plus lourd de mon sac à dos est un ordinateur portable qui pèse environ un kilogramme. Pour cette partie de mon périple à travers la Chine, je suis accompagné par trois camarades philosophes. Li Mengchi est un guide touristique du genre spirituel qui mène des touristes dans les déserts d’Arabie. Yang Wendou est un sage qui enseigne la culture du Yunnan à des écoliers. Quant à lui, Cheng Xinhao est un brillant producteur de vidéos d’art conceptuel. En marchant, ils débattent des mérites de l’idéalisme par rapport au réalisme, de ceux de la mémoire par rapport à l’oubli. Ils chantent la version mandarine de l’Internationale sous une pluie battante.

Pour parcourir les routes traditionnelles du thé dans le Sichuan, il faut parfois emprunter des grands axes modernes.

PHOTOGRAPHIE DE PHOTOGRAPHIE DE PAUL SALOPEK

Ensemble, nous parcourons Erlang Shan, massif orageux de 3 400 mètres d’altitude qui mettait autrefois à l’épreuve la volonté des porteurs de thé. Son sommet colossal se dresse au-dessus de chemins commerciaux qui tendent à disparaître entre Kangding (avant-poste tibétain historique connu pour ses marchés aux thés et ses hivers glaciaux) et Ya’an, pôle luxuriant de la production de thé de la province du Sichuan, à environ 200 kilomètres vers l’est.

Cette région frontalière accidentée est connue pour ses périls.

Les remparts du plateau tibétain prennent appui dans le bassin du Sichuan et s’élèvent en flèche vers un monde austère fait de brouillards épais, de glace, de neige et de vents forts. Les glissements de terrain et les chutes de pierres sont monnaie courante. Les jambes endolories, nous dérapons sur des sentiers servant à la transhumance des chèvres rendus glissants par la boue. Nous jouons à la marelle sur des routes abandonnées coupées en morceaux par des crue subites. Des cèdres qui gouttent se dessinent dans les brumes épaisses. Une mélasse neigeuse s’accroche aux ombres des pins de l’Himalaya. Lorsque nous nous arrêtons, nous remarquons parfois de curieux trous percés dans le soubassement rocheux de la montagne. Ces petites cavités sont apparues sous l’effet de milliers de guaizi : les indispensables baguettes de bois des anciennes armées de porteurs de thé. Lorsqu’ils reprenaient leur souffle, les robustes beifu plaçaient ces alpenstocks en forme de « T » dans des cavités comme celles-ci pour soutenir leur cargaison énorme qu’ils n’ôtaient que rarement en chemin.

D’après certains historiens, dès le début du 18e siècle, la dynastie Qing, alors en pleine expansion, s’est emparée des régions tibétaines du Sichuan et a commencé à envoyer d’importantes cargaisons de thé noir et peu coûteux produit dans la région aux habitants de l’Himalaya. À son apogée, ce commerce faisait transiter près de 7 300 tonnes de thé chaque année, le tout compressé en briques séchées et essentiellement transporté depuis les plantations à dos d’humain. Les humains constituaient un mode de transport moins cher que les chevaux de bât. La plupart des porteurs étaient des hommes. Mais des femmes et des enfants occupaient parfois cette fonction. Leurs milliers de cargaisons finissaient par infuser dans des millions de tasses de thé au beurre de yak.

« Le transport [de marchandises] lourdes sur de longues distances existe ailleurs dans le monde, on le sait bien, au Népal par exemple », écrit Patrick Booz, spécialiste des routes chinoises du thé de l’Université Columbia à New York. « Mais à aucun autre endroit, jamais, des porteurs n’ont porté des charges d’un poids aussi atroce avec si peu de temps pour se reposer. »

À Ya’an, place importante de la production de thé actuelle dans le Sichuan, ces statues commémorent les porteurs d’autrefois.

PHOTOGRAPHIE DE PHOTOGRAPHIE DE PAUL SALOPEK

Les beifu parcouraient la totalité des routes du thé du Sichuan en l’espace de vingt jours environ. Leurs fardeaux étaient si écrasants qu’ils n’avançaient que de 11 kilomètres par jour en moyenne. Patrick Booz indique que le poids d’une cargaison modérée s’élevait à 115 kilogrammes environ. Mais certaines pouvaient atteindre 180 kilogrammes.

« La douleur ne m’a pas quitté », confie Wang Shikang, 89 ans, un des derniers beifu en vie du village de Kang Zhi. « J’ai des rhumatismes dans les genoux et dans le dos. »

Les yeux de Wang Shikang brillent sous le bouclier de cuir que forme son visage lorsqu’il se remémore le temps où il était adolescent, au crépuscule des porteurs de thé, avant que les routes de la région ne soient pavées durant la Seconde Guerre mondiale. Il dormait sur des planches en compagnie d’une multitude de porteurs vêtus de guenilles dans des auberges qui leur étaient destinées. Il avalait des raviolis chinois froids pour nourrir ses muscles outrés. Chaque trajet vers ces marchés de montagne rapportait une poignée de pièces : un salaire chiche qui permettait d’acheter un sac de maïs ou de riz.

Wang Shikang, 89 ans, transportait autrefois des briques de thé dans les montagnes du Sichuan jusqu’au Tibet. « J’ai des rhumatismes dans les genoux et dans le dos », dit-il en faisant référence aux dégâts physique que cela a provoqué.

PHOTOGRAPHIE DE PHOTOGRAPHIE DE PAUL SALOPEK

« Il y avait tant de voleurs entre Kangding et Luding », s’écrie Wang Shikang, comme le font parfois les malentendants. « Les bandits n’en avaient rien à faire de notre thé. Ils nous attaquaient toujours sur le trajet du retour quand nous avions été payés. Nous marchions par groupes de vingt pour se protéger. »

Mais d’autres épreuves attendaient les malheureux beifu.

Certains furent enrôlés de force dans les armées communiste et nationaliste qui s’opposèrent durant la guerre civile chinoise. Certains porteurs tombaient de faim ou de froid dans les montagnes. D’autres tombèrent tout simplement de la montagne. Les cadavres étaient massés dans des tombes anonymes. Quelqu’un reprenait le flambeau pour acheminer leur cargaison.

« Mais il y avait de la joie, même dans les moments pénibles », me dit Chen Shou Kang, l’historien du village. « Mon grand-père emmenait une flûte avec sa cargaison lourde. Il jouait de la musique lors des pauses. »

D’après lui, les beifu, qui marchaient d’un pas chancelant en petites colonnes, s’échangeaient des blagues et des histoires pour apaiser leur souffrance. Dans les groupes mixtes, on flirtait. Les statues maussades érigées en hommage aux porteurs à Ya’an, haut-lieu de la production de thé, ne reflètent pas cette résilience humaine.

Nous marchons d’un pas lourd sur un axe routier bruyant au pied des montagnes brumeuses.

Notre petit groupe s’arrête pour des dégustations de thé dans des plantations modernes qui emballent leur récolte dans des souvenirs qui ont la forme des briques de thé enveloppées dans du bambou que transportaient autrefois les porteurs. Mes collègues, Yang Wendou et Cheng Xinhao, discutent du rôle de l’imagination. « Les rêveurs finissent par avoir une vie dure. »

Sur les derniers kilomètres des fantomatiques routes du thé du Sichuan, nous rencontrons notre premier être humain à pied : une jeune femme seule qui se filme avec son téléphone, qui parle à ses abonnés sur les réseaux sociaux en poussant un chariot vers le Tibet.

La National Geographic Society s’engage pour la mise en valeur et la protection des merveilles de notre monde. Elle finance l’explorateur Paul Salopek et le projet Out of Eden Walk depuis 2013. Découvrez ce projet ici.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

loading

Découvrez National Geographic

  • Animaux
  • Environnement
  • Histoire
  • Sciences
  • Voyage® & Adventure
  • Photographie
  • Espace
  • Vidéos

À propos de National Geographic

S'Abonner

  • Magazines
  • Newsletter
  • Livres
  • Disney+

Nous suivre

Copyright © 1996-2015 National Geographic Society. Copyright © 2015-2024 National Geographic Partners, LLC. Tous droits réservés.