La prohibition visait à protéger les femmes... elle leur a permis de s'émanciper

Dans les années 1920, la prohibition visait à réduire la violence masculine. Au lieu de quoi elle a vu émerger des contrebandières d’alcool, des militantes politiques, et un changement culturel en faveur de l’égalité des genres.

De Isabel Ravenna
Publication 28 juil. 2025, 15:14 CEST
Des femmes boivent publiquement pendant la Prohibition. L’interdiction de boire de l’alcool, mise en place en ...

Des femmes boivent publiquement pendant la Prohibition. L’interdiction de boire de l’alcool, mise en place en 1920 aux États-Unis pour freiner les maux sociaux, notamment la violence domestique, a restreint la consommation d’alcool pour tout le monde... mais elle a aussi ouvert de nouveaux espaces sociaux et économiques pour les femmes, qui avaient auparavant été exclues des saloons et du commerce des spiritueux.

PHOTOGRAPHIE DE Kirn Vintage Stock, Corbis via Getty Images

En juin 1920, le New York Times rapporta que William Hartman avait tiré sur sa femme et l’avait tuée, juste après être rentré d’une nuit à boire du whisky.

Il est impossible de savoir ce qui a conduit à ce terrible acte. Mais des histoires comme la sienne apparaissaient avec une régularité inquiétante dans les journaux du début du 20e siècle, illustrant les dangers mêmes que les partisans de la Tempérance citaient en plaidant pour l’interdiction de l’alcool.

« Nous savons tous que beaucoup de crimes ont lieu quand les gens sont un peu ivres ou sous emprise, parce qu'ils sont désinhibés », souligne Deborah Blum, journaliste scientifique lauréate du prix Pulitzer et spécialiste de la Prohibition. La consommation d’alcool est depuis longtemps liée à une augmentation de la violence, et les études ont historiquement montré que les hommes sont deux fois plus susceptibles de boire à l'excès que les femmes. « Les hommes s'enivraient plus, étaient plus violents, et plus dangereux pour les femmes », ajoute-t-elle.

Bien que l'on ait beaucoup écrit sur le rôle des femmes dans l’abrogation de la Prohibition, on a accordé moins d’attention au rôle complexe qu’elles ont joué dans son adoption. Ironiquement, cette même législation qui limitait leurs libertés a aussi ouvert la voie à de nouvelles formes d’émancipation et de reconnaissance légale.

« Cela impliquait, en quelque sorte, que les femmes avaient des droits », dit Peter Liebhold, conservateur émérite au Smithsonian. « Les partisans de la Tempérance soutenaient que les hommes qui consommaient de l’alcool causaient souvent de grands torts aux femmes. En adoptant la Prohibition, ils suggéraient que les femmes avaient plus de valeur et, par conséquent, devraient bénéficier de normes juridiques plus élevées. »

Bien que la Prohibition n’ait pas accordé de droits directs aux femmes, le fait de restreindre un bien de consommation pour tout le monde, plutôt que de cibler uniquement les femmes, suggérait subtilement un changement vers l’égalité.

Des membres du Women’s Christian Temperance Union détruisent des barils d'alcool durant la Prohibition.

Des membres du Women’s Christian Temperance Union détruisent des barils d'alcool durant la Prohibition.

PHOTOGRAPHIE DE NY Daily News Archive via Getty Images

 

LA PROHIBITION ET LES FEMMES

Avant la Prohibition, les saloons et les bars étaient des espaces strictement masculins. En fait, dans des États comme le Colorado, il était même illégal pour les femmes d’y entrer. Mais contrairement à l’intention de la Anti-Saloon League et d’autres partisans de l’interdiction (les « drys »), l’interdiction de l’alcool créa des opportunités pour des personnes qui n’avaient jamais été impliquées auparavant dans le commerce des boissons alcoolisées... et en particulier les femmes.

« Les femmes n’étaient pas autorisées à entrer dans les saloons et les bars. C’était un territoire masculin », rappelle Blum. « Les hommes s’y retrouvaient et s’y rassemblaient, et y prenaient de nombreuses décisions, dont certaines étaient politiques. Les femmes ne pouvaient même pas franchir le seuil. Donc, l’alcool faisait partie de ce qui était perçu par les femmes comme une source d’impuissance. »

L’interdiction de l’alcool défia les normes sociales et permit aux femmes de transcender leurs rôles de genre traditionnels. N’étant plus protégées de l’alcool, les femmes commencèrent à en boire, à en servir, et même à en vendre.

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    Prohibition, années 1920. Une femme utilise un faux livre, intitulé The Four Swallows, comme cachette pour de l’alcool.

    PHOTOGRAPHIE DE Ullstein Bild, ullstein bild via Getty Images
    Droite: Fond:

    Janvier 1926 - Miss Agnes O'Laughlin porte sa nouvelle flasque jarretière à ses initiales, à la dernière mode. Des dizaines de petits contenants de trois doses ont été vendus à de jeunes femmes élégantes. Ils promettaient de contrecarrer l’objectif des lois de perquisition et de saisie, tout en étant plutôt jolis et pratiques.

    PHOTOGRAPHIE DE Bettmann via Getty Images

     

    LA MONTÉE DES CONTREBANDIÈRES

    Lorsque la Prohibition s’est installée, elle a créé des opportunités inattendues pour les femmes, en particulier dans le commerce clandestin de l’alcool. Des figures comme Texas Guinan, une ancienne actrice de films muets, furent repérées par un contrebandier et finirent par diriger certains des speakeasies (bars clandestins) les plus infâmes de New York.

    Avec un pistolet attaché à la cuisse et un verre toujours à la main, elle renversait les dynamiques de pouvoir chaque soir, accueillant ses hôtes avec son célèbre « Hello, suckers! » (Salut, les pigeons !). Plus que servir des boissons, elle vendait un défi des convenances, et ce faisant, elle devint l’une des premières femmes à tirer profit de la vie nocturne, selon ses propres termes, au grand jour.

    D’autres, comme Ether Clark, connue sous le nom de « The Henhouse Bootlegger » (la contrebandière du poulailler) pour avoir caché sa réserve d'alcool de contrebande dans son poulailler, entamèrent des carrières auxquelles elles n'auraient en temps normal jamais pu prétendre. La Prohibition permit aux femmes de contourner les rôles de genre traditionnels -  comme la couture ou l’enseignement - et d’entrer dans de nouveaux domaines, souvent illicites, comme la gestion de cuisines de speakeasy, la vente d’alcool, et même la contrebande d’alcool transfrontalière.

    Mais l’accès à ces opportunités ne se fit pas sans coût. L’étiquette de « fille de rue » était facilement apposée aux femmes qui déviaient des normes prescrites, que ce soit en contractant une infection sexuellement transmissible, en travaillant comme serveuse, ou en dirigeant un speakeasy. Bien que les accusations de « prostitution » soient souvent davantage une forme de contrôle social qu’une accusation réelle, elles servaient à évincer les femmes des espaces de pouvoir masculin.

    Pourtant, la double vie secrète de la « New Woman », indépendante, affirmée, et défiant les attentes traditionnelles, devint une figure clé des Années folles, signalant un changement culturel plus large vers l’indépendance et l’expression de soi des femmes. Par exemple, certains restaurants commencèrent à proposer un service à table pour les clientes qui auraient autrement été mal à l’aise de s’asseoir au bar.

    Mais à mesure que de plus en plus de femmes s’impliquaient dans la contrebande, les forces de l’ordre commencèrent à y prêter attention.

    Un groupe de femmes boit du vin, vers 1930. Bien que la Prohibition ait rendu l’alcool ...

    Un groupe de femmes boit du vin, vers 1930. Bien que la Prohibition ait rendu l’alcool illégal à l’échelle nationale de 1920 à 1933, de nombreuses femmes américaines ont défié l’interdiction, buvant en société et dans des clubs clandestins.

    PHOTOGRAPHIE DE Kirn Vintage Stock, Corbis via Getty Images

    Les policiers étaient stupéfaits par le nombre de femmes qu’ils arrêtaient de plus en plus souvent, au point qu’ils commencèrent à traiter les criminelles différemment, souvent à leur avantage. Devant les tribunaux, il y eut des témoignages de juges relâchant des criminelles. Ayant remarqué cette tendance, la mafia recruta activement des femmes.

    Selon le Bureau of Alcohol, Tobacco, Firearms, and Explosives (ATF) : « de plus en plus de contrebandiers avaient recours à des femmes pour aider à faire passer l’alcool, car plusieurs États avaient des lois empêchant les agents masculins de fouiller ou de perquisitionner les suspects féminins. » Cela « créa un besoin urgent d’agentes des forces de l’ordre. »

    C'est ainsi que de nouveaux emplois s’ouvrirent aux femmes. Mais cette fois, ils étaient légaux.

     

    UN PETIT PAS VERS L'ÉGALITÉ

    Bien que la Prohibition soit largement considérée comme une expérience ratée, elle a posé les bases de changements sociétaux plus larges.

    Pendant des décennies, les femmes avaient préparé le terrain pour ce changement. La Women’s Christian Temperance Union (Union chrétienne de tempérance des femmes) n’était pas simplement un groupe anti-alcool, mais l’une des plus grandes organisations politiques féminines de l’histoire des États-Unis. Pour les réformatrices comme Frances Willard et l’incendiaire maniant la hache Carrie Nation, la tempérance ne concernait pas seulement l’alcool, c’était un levier pour acquérir du pouvoir dans une société qui leur refusait le droit de vote et la prise de parole en public.

    Lorsque William Hartman assassina sa femme en juin 1920, les journaux ne posèrent pas la question de ce qu’elle avait voulu ni ce qu’elle portait, mais seulement ce qu’il avait fait. Pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, les législateurs commencèrent à prêter attention aux dangers auxquels les femmes étaient confrontées derrière les portes closes. Ce n’était pas parfait, loin de là. Mais c’était symbolique. Et dans un pays où le symbolisme façonne la loi, c’était un point de départ. En conséquence, le changement subtil vers l’égalité des sexes impulsé par la Prohibition a jeté les bases des avancées ultérieures en matière de droits des femmes, depuis le suffrage jusqu’aux réformes du travail, qui commencèrent à prendre de l’ampleur dans les décennies suivantes.

    « Je pense qu’il y a eu un changement tectonique à l’époque, et que la Prohibition en faisait partie », déclare Liebhold. « Les femmes commençaient à être reconnues par les législateurs, et ce qui a suivi était un vaste changement culturel, qui a redéfini leur place au sein de la société. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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