Qui étaient vraiment les alchimistes, et que nous ont-ils légué ?
Jusqu’au début du 18e siècle, l’alchimie était l’autre nom de la chimie. Mais au siècle des Lumières, elle devint peu à peu le symbole de l’ésotérisme et de l’occultisme.

Un alchimiste (assis à gauche, portant des lunettes) entouré de ses assistants. Gravure sur cuivre en couleurs réalisée par Joan Galle d'après Stradanus (1523-1605).
Au fil d’une tradition documentée pendant plus de quinze siècles, les alchimistes se consacrèrent principalement à deux grandes quêtes : la transmutation des métaux vils en or et la mise au point d’un élixir capable de prolonger la vie et de guérir les maladies.
L’alchimie remonte aux premiers siècles de notre ère, à Alexandrie, centre intellectuel du bassin méditerranéen. Les manuscrits les plus anciens, rédigés en grec, présentent une véritable « chimie des métaux », comme le souligne Bernard Joly dans Quand l’alchimie était une science. Le plus célèbre auteur de cette époque est Zosime de Panopolis, qui voyait dans le mercure l’élément fondamental de la matière.
À partir du 8e siècle, le monde arabo-musulman reprit et développa cet héritage. Des savants comme Jabir ibn Hayyan et Al-Razi mirent au point des procédés tels que la distillation ou la sublimation. Leurs écrits, traduits en latin au 12e siècle, diffusèrent l’alchimie en Europe. Le Moyen Âge en fit une discipline à la fois spirituelle et matérielle, associée à des figures légendaires telles qu’Albert le Grand, Roger Bacon ou Nicolas Flamel.
À la Renaissance, l’alchimie évolua vers l’iatrochimie, notamment grâce à Paracelse, qui chercha à unir médecine et alchimie. Même Isaac Newton s’y intéressa au 17e siècle. Mais peu à peu, la méthode expérimentale s’imposa, reléguant l’alchimie au rang de savoir ésotérique et ouvrant la voie à la chimie moderne, portée par les travaux de Lavoisier, Priestley et d’autres.
QUAND L’ALCHIMIE ÉTAIT CONSIDÉRÉE COMME UNE SCIENCE
Didier Kahn, directeur de recherche au CNRS et auteur de nombreux ouvrages sur l’alchimie, souligne que celle-ci se définit avant tout par « la recherche de la transmutation des métaux vils en argent ou en or, […] ainsi que par celle d'un remède permettant de chasser toutes les maladies jusqu'au terme prescrit par Dieu ». Pour atteindre ces deux objectifs, les alchimistes se lancèrent dans la quête de la pierre philosophale, une substance qu’ils espéraient obtenir à travers les expériences menées dans leurs ateliers.
« Ce que nous appelons la chimie, les alchimistes l'ont toujours pratiqué », poursuit-il. Dans Le Fixe et le volatil, le chercheur précise même que cette pratique est bien antérieure à l’alchimie elle-même, puisqu’elle remonte au moment où « l’homme a su transformer la matière ». Il rappelle par exemple que « des techniques d’affinage de l’or […] étaient déjà connues 3 000 ans avant les premiers traités d’alchimie », apparus vers le 1er siècle de notre ère.
« L’alchimie n’est apparue dans l’Occident chrétien qu’au 12e siècle, lorsqu’on a commencé à traduire en latin les grands textes de la science arabe, y compris des traités d’alchimie », souligne Didier Kahn. « À cette époque, le grec était pratiquement tombé dans l'oubli en Occident, hormis dans quelques lieux privilégiés comme la Sicile et certaines abbayes, et nul ne connaissait les textes d'alchimie grecque ».
Plus tard, « au 15e siècle, alors que l'alchimie, initialement cultivée par les clercs et les princes, c'est-à-dire la partie la plus instruite de la population, se répandait de plus en plus dans toutes les couches sociales, […] on se mit à attribuer des traités d'alchimie non seulement à de grands docteurs médiévaux (Albert le Grand, Raymond Lulle, Arnaud de Villeneuve, Thomas d'Aquin...), mais même à des bourgeois dont on jugeait que la fortune ne pouvait s'expliquer que par l'alchimie », explique le spécialiste.

Nicolas Flamel, personnage historique surtout connu pour ses recherches alchimiques, est souvent idéalisé dans la littérature comme un personnage mystique et légendaire, symbolisant la quête de l'immortalité et de la sagesse.
Ce fut notamment le cas de Nicolas Flamel qui en réalité n’avait jamais pratiqué l’alchimie. « Il s'est rendu célèbre par un procès contre les héritiers de sa femme et par ses très nombreuses donations pieuses, qui ont fait croire qu'il était immensément riche », précise le chercheur. Sa légende s’est ensuite construite dans les deux siècles suivant sa mort, à travers l’attribution de traités, de recettes et finalement d’une fausse autobiographie publiée en 1612, relatant comment il aurait accompli la transmutation.
Albert le Grand, quant à lui, a abordé l’alchimie de façon très détaillée dans ses écrits, influençant fortement les générations suivantes. Didier Kahn explique que « ses ouvrages regorgent d’informations, y compris pratiques, et de considérations théoriques. Mais il n’était pas alchimiste, bien que les alchimistes eux-mêmes l’aient considéré comme tel et lui aient attribué des traités d’alchimie dont il n’est pas l’auteur ».
À la Renaissance, au 16e siècle, le médecin suisse Paracelse « marqua une étape essentielle vers la chimie moderne puisqu'il donna une interprétation entièrement alchimique (ou, si l’on préfère, chimique) de la nature tout entière ». Jusqu’alors, les alchimistes croyaient que les métaux se formaient dans les entrailles de la terre par le mélange de vapeurs de soufre et de mercure. « Paracelse, lui, ajouta au soufre et au mercure, le sel, et étendit cette théorie à l'ensemble de la nature », souligne le chercheur. « Paracelse explique que Dieu, en tant que Trinité, a créé le monde de façon trinitaire : chacun des quatre éléments (terre, eau, air, feu) se compose ainsi de trois principes issus du Verbe créateur, [à savoir] le soufre, le mercure et le sel ». Le professeur suisse illustrera la réalité de ces trois principes à travers l’exemple de la distillation de sciure de bois.
Didier Kahn estime que les travaux de Paracelse montrent à l’époque que « toute chose au monde, qu’elle soit minérale, végétale ou animale, peut être étudiée au laboratoire ». Selon lui, cette nouvelle méthode expérimentale constitue « l'acte de naissance de la chimie comme exploration de la matière ». Mais à cette époque, chimie et alchimie désignaient encore une seule et même discipline, puisque « le mot "chimie" n’était que la transcription du grec chemeia ou chumeia, [tandis que] le mot "alchimie" n’était que ce terme grec assorti de l'article arabe al- ».
Le spécialiste explique que l’intérêt de l’investigation de la nature en laboratoire réside uniquement dans la recherche de nouveaux remèdes. « De ce fait, la chimie, quoique détachée du projet de la transmutation des métaux chez certains auteurs à partir des années 1660, restera liée à la médecine jusqu'aux années 1720, où elle commencera à s’en détacher pour devenir une science autonome », poursuit-il.
Même si Didier Kahn reconnait que « les alchimistes ont étudié et transformé la matière d’une façon que nous pouvons identifier aujourd’hui à une pratique chimique, […] cela ne veut pas dire qu’ils avaient conscience de faire autre chose que de l’alchimie ». Leurs travaux ont néanmoins conduit à des découvertes importantes, comme celles des acides nitrique et sulfurique. Mais, selon lui, il est impossible d’identifier avant les années 1720-1750 « une discipline scientifique que serait la chimie ».
COMMENT L’ALCHIMIE A-T-ELLE BASCULÉ DANS L’OCCULTISME ?
Didier Kahn estime que le discrédit de l’alchimie a débuté dans les années 1660 et s’est accentué tout au long du 18e siècle, « sous la quadruple influence du cartésianisme, des scandales liés aux charlatans, de la multiplication des cours de chimie et du changement de paradigme lié à la notion de "savant" ».
Au 16e siècle, un savant était encore « un homme doué d’une érudition encyclopédique ». De fait, le chercheur explique que « la figure de l'alchimiste s'intégrait bien à ce paradigme : il devait posséder les connaissances historiques, linguistiques et culturelles nécessaires pour interpréter les écrits des Anciens ». Mais plus tard, « au 17e siècle, Bernard Le Bouyer de Fontenelle, secrétaire de l'Académie royale des sciences, fait évoluer la notion de savant vers celle d'un homme à la recherche de la vérité. L'alchimie, déjà partiellement discréditée, n'y trouve pas facilement sa place », souligne-t-il.

Portrait du chimiste Antoine Laurent Lavoisier. Gravure coloriée à la main.
Didier Kahn explique que « l'association grandissante de l'alchimie avec l'occultisme à partir de la fin du 18e siècle s'explique avant tout par l'essor des loges maçonniques ». Une grande partie d’entre elles considérait l’alchimie comme un héritage de la franc-maçonnerie et l’associait à diverses doctrines illuministes, telles que le martinisme ou, en Allemagne, le piétisme.
À cela s’est ajouté « le rejet progressif de l’alchimie, perçue comme une “fausse science”, sous l’influence de la philosophie des Lumières et de l’essor de la raison comme mesure de toutes choses, surtout en France à travers le cartésianisme ». Le spécialiste souligne que ce discrédit fut renforcé par la prolifération de charlatans qui faisaient sensation dans toute l’Europe en présentant comme de l’or alchimique de simples métaux dorés en surface.
« Enfin, un autre facteur encore a été la volonté, chez des auteurs du 19e siècle comme Collin de Plancy, influencé par les Lumières, et plus tard Eliphas Lévi, d'embrasser en un seul et même corps de doctrines l'ensemble des "sciences secrètes" », à l’instar de ce qu’avait déjà tenté Cornelius Agrippa au 16e siècle dans son De occulta philosophia. Mais selon le chercheur, bien que l’alchimie ait toujours été perçue comme une science secrète, « elle ne s'était jamais confondue avec la magie, la sorcellerie ou l'astrologie, pas même chez Agrippa ».
Didier Kahn insiste : les alchimistes sont avant tout des hommes de laboratoire, qui « lisent les textes de leurs prédécesseurs, les interprètent du mieux possible puisqu’ils sont en partie rédigés de manière symbolique, et mettent leurs interprétations en pratique » lors d’expériences. Selon lui, ce que l’on a appelé au 19e siècle « alchimie spirituelle » n’est qu’un usage symbolique du langage alchimique dans une perspective mystique, comme chez Jacob Boehme, et ne relève plus de l’alchimie proprement dite. « Plus tard, ces [interprétations] seront reprises par René Guénon, C. G. Jung et Mircea Eliade, créant ainsi une grande confusion » et laissant croire que l’alchimie avait toujours eu pour véritable objet une quête spirituelle, alors qu’elle relevait avant tout d’une pratique expérimentale.
Dans les années 1787-1789, « la chimie de Lavoisier, qui ruine toute théorie fondée sur les quatre éléments, n’apparaît qu’à la fin d’un processus […] de discrédit déjà très avancé », explique le spécialiste. Son influence dans la remise en cause de l’alchimie n’a donc pas été immédiate. « C'est surtout le romantisme, comme on le voit notamment chez Goethe, puis Gérard de Nerval, Alexandre Dumas et Balzac, qui s'empare de l'alchimie pour en faire une science du passé », précise le chercheur. Si l’alchimie décline en tant que discipline, l’idée de fabriquer artificiellement de l’or continue de circuler et « demeure vivace, même chez des chimistes notoires du 19e siècle ».
Comme le souligne Didier Kahn, l’alchimie est devenue un objet d’histoire et d’érudition dès le 16e siècle, et de façon continue jusqu’au 19e siècle, avec la vogue des dissertations savantes sur son origine et ses progrès. « C'est tout un pan de l'histoire des sciences, des idées et de la culture que nous révèle l'histoire de l'alchimie, telle qu’elle est étudiée aujourd’hui par une centaine d’excellents chercheurs à travers le monde », conclut-il.
