Les Romains abandonnaient-ils vraiment les personnes handicapées ?
De nouveaux éléments archéologiques permettent de battre en brèche de vieux mythes sur la place qu’occupaient les personnes handicapées dans le monde antique.

Représentation d’un affranchi et d’une affranchie datant des débuts de l’Empire romain (30-15 av. J.-C.). British Museum, Londres. De nouveaux éléments suggèrent que l’attitude des Romains de l’Antiquité à l’égard des personnes handicapées était plus nuancée que ce que l’on croyait.
On pense souvent que les Grecs et les Romains de l’Antiquité étaient si obnubilés par la force et par la puissance qu’ils abandonnaient à un sort mortel les nourrissons et membres handicapés de leurs communautés. À en croire Plutarque, philosophe et biographe du premier siècle, les Spartiates présentaient leurs nouveau-nés à un collège d’anciens chargé de les examiner. Les bébés jugés « de basse extraction ou difformes » étaient exposés, c’est-à-dire qu’on les laissait à l’extérieur, à la merci des éléments.
Depuis, près de deux mille années se sont écoulées, mais il demeure l’idée selon laquelle on avait une attitude plus brutale à l’égard des personnes handicapées lors de l’Antiquité. Ainsi que l’avance Martina Gatto, chercheuse à l’Université de Rome, les conséquences de ce mythe ont été graves : des sociétés ultérieures ont justifié la pratique de l’eugénisme et de l’extermination des personnes handicapées en arguant que les Grecs l’avaient eux-mêmes fait. Dans un discours prononcé en 1929, Hitler fit par exemple l’éloge de l’eugénisme des Spartiates et de leur politique d’infanticide sélectif, saluant Sparte comme « le plus pur État racial de l’Histoire ». Ainsi que le confiait Debby Sneed, spécialiste des lettres classiques de l’Université d’État de Californie à Long Beach, à la revue Science, en 2021, cette idée « a été utilisée à des fins pour le moins abominables ».
Toutefois, un corpus croissant de preuves archéologiques révèle que la réalité historique était probablement différente du mythe. Qu’il s’agisse de squelettes dans une cité romaine qui montrent que des citoyens aidèrent des personnes handicapées à échapper à un séisme ou de sépultures de nourrissons témoignant d’une certaine douceur à leur égard, un récit nouveau et plus nuancé commence à émerger.
ENTRAIDE LORS D’UNE CATASTROPHE
Un récent rapport de fouilles concernant des victimes d’un séisme dans la cité romaine d’Heraclea Sintica, dans le sud-ouest de l’actuelle Bulgarie, suggère que plutôt que d’abandonner les personnes porteuses d’un handicap en temps de crise, les membres de la communauté s’efforçaient activement de secourir celles qui n’auraient pas pu faire face seules à des situations périlleuses. L’étude, publiée dans la revue Journal of Archaeological Science et dirigée par les scientifiques bulgares Viktoria Russeva et Lyuba Manoilova, s’intéresse aux restes de six individus piégés dans des citernes lors d’un tremblement de terre survenu au quatrième siècle.
Cette découverte est intéressante, car il s’agit de la première fois que l’on retrouve des victimes d’un séisme sur le site. Une analyse anthropologique des restes humains, dont certains n’étaient que partiellement intacts, a révélé que certains de ces individus décédés étaient porteurs d’une malformation congénitale. À l’aide de méthodes de reconstruction ostéobiographique inventées par Frank P. Saul et Julie Mather Saul et développées par d’autres, comme Lauren Hosek et John Robb, les autrices de l’étude ont établi que l’ensemble de ces individus (à l’exception possible d’un squelette gravement endommagé) « étaient probablement de sexe masculin ». Deux des individus étaient plus jeunes (dix-huit à vingt ans), tandis que les autres étaient plus âgés et avaient entre vingt-cinq et trente-cinq ans au moment de leur mort.
Un examen anthropologique a révélé que l’un des deux plus jeunes individus (2N) était « atteint d’une grave maladie ». L’un des autres individus piégés dans la citerne semble avoir été atteint d’une fente palatine. Les restes de l’individu 2N ont révélé « une multitude de caractéristiques pathologiques » déjà graves lorsqu’on les considère isolément mais qui, conjuguées, pointent vers un trouble génétique rare : le syndrome d’Apert. Celui-ci provoque la fermeture prématurée des articulations du crâne et conduit à une formation osseuse atypique du visage, des pieds et des mains. Ces différences étaient visibles dès la naissance et entraînaient probablement des difficultés à s’alimenter et à respirer, de possibles troubles de l’audition et de la parole, voire une cécité. Il est peu probable, écrivent Viktoria Russeva et Lyuba Manoilova, que ce jeune homme ait été en capacité de travailler, mais il est possible qu’il ait fait l’objet de moqueries en raison de ses différences corporelles. « Selon les classifications contemporaines, cet individu serait considéré comme une personne handicapée », et aurait été fortement dépendant des autres, concluent-elles.
L’emplacement des six corps dans la citerne suggérait que les membres de ce petit groupe tentaient d’échapper au séisme lorsqu’ils ont trouvé la mort. « Il est possible, écrivent-ils, qu’une autre des victimes du séisme découverte dans la citerne accompagnait et aidait la personne handicapée à survivre à la catastrophe ». Bien que l’étude ne porte que sur un échantillon restreint de personnes, elle remet en question les conceptions actuelles concernant la valeur que l’on accordait aux personnes handicapées dans le monde antique.
ON NE DÉLAISSAIT PAS LES BÉBÉS PRÉSENTANT DES PARTICULARITÉS CORPORELLES
Quid alors des Grecs de l’Antiquité qui, selon Plutarque, se seraient probablement débarrassés de nourrissons comme ceux-ci ? Ici encore, les traces archéologiques et littéraires suggèrent quelque chose de différent. Dans un article publié en 2021 dans la revue Hesperia, Debby Sneed soutient qu’il existe de nombreuses preuves que « les parents, sages-femmes et médecins de la Grèce antique prenaient souvent des mesures actives et extraordinaires pour aider et s’adapter aux nourrissons nés avec divers handicaps congénitaux et physiques. »
Debby Sneed cite à l’appui des éléments fournis par plusieurs exhumations de restes de nourrissons qui ont révélé que plutôt que d’abandonner les nourrissons handicapés, on s’occupait d’eux jusqu’à ce qu’ils meurent de causes naturelles. Par exemple, un nourrisson inhumé dans un puits à ossements de l’Agora d’Athènes (deuxième siècle avant notre ère) et présentant des particularités au niveau des membres supérieurs n’avait pas été traité différemment des autres enfants dont les restes furent inhumés là.
Le site abrite les restes de plus de 450 nourrissons morts trop jeunes pour faire l’objet d’un enterrement formel mais ayant néanmoins été couvés avant leur mort. Maria Liston, Susan Rotroff et Lynn Snyder, les archéologues qui ont publié la première étude exhaustive concernant ces restes, disent des dimensions des os de ce nourrisson qu’elles « suggèrent une grave anomalie de croissance ayant entraîné la formation de membres atrophiés ». Cette anomalie aurait été apparente dès la naissance. Un second nourrisson handicapé âgé de six à huit mois au moment de sa mort fut également déposé dans le puits. Les trois chercheuses font observer que l’enfant, atteint d’hydrocéphalie avant de mourir, « a bénéficié de soins et d’attention durant une période lors de laquelle il s’est vraisemblablement progressivement affaibli… »
BIENVEILLANCE ET NON MALTRAITANCE
Tout cela tend à montrer que l’infanticide et l’abandon n’étaient pas l’attitude par défaut vis-à-vis du handicap et des déficiences dans les mondes antiques grec et romain. Certains nourrissons étaient exposés à la naissance, c’est-à-dire abandonnés à leur sort, comme cela était le cas dans d’autres sociétés, et les philosophes antiques valorisaient fortement leur propre idée de perfection physique. Certains auteurs, comme Platon et Aristote, décrivirent des sociétés imaginaires où le handicap n’existait pas. Mais dans la pratique et dans le monde réel, on élevait les enfants handicapés pour en faire des adultes.
La récente découverte réalisée en Bulgarie montre à la fois qu’un nourrisson présentant des différences visibles dès la naissance était élevé par sa famille jusqu’à l’âge adulte et qu’en temps de catastrophe, certaines personnes du monde romain continuaient à aider leurs proches ou leurs voisins handicapés. Plutôt que d’abandonner un proche handicapé susceptible d’être ralenti par ses déficiences, ce groupe semble avoir pris soin de l’inclure et de le protéger.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.