Quand l’archéologie nous éclaire sur le handicap
Depuis peu, les découvertes archéologiques offrent un nouvel éclairage sur le handicap et permettent de mieux comprendre la vie et la place des personnes handicapées au fil des époques.

Nuremberg, 1695 - 1705. Pointé par deux hommes, un homme handicapé représenté avec deux béquilles et une jambe de bois, fait la manche pour survivre.
Il y a tout juste vingt ans, sous la présidence de Jacques Chirac, la loi du 11 février 2005 transformait en profondeur la politique du handicap en France. Elle définit et reconnaît cinq grandes familles de handicaps : moteur, sensoriel, cognitif, psychique et mental, ainsi que les maladies chroniques invalidantes. Connu sous le nom de « loi handicap », ce texte reposait sur quatre priorités : l’accessibilité, le droit à compensation, l’école pour tous et l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap.
En 2022, en France, le nombre d’enfants et d’adultes handicapés âgés de 5 ans ou plus, vivant à domicile ou en établissement, était estimé entre 5,7 et 18,2 millions de personnes, selon la définition retenue. Environ 80 % d'entre eux présentent un handicap invisible. Malgré les efforts déployés, l’intégration des personnes handicapées dans nos sociétés contemporaines demeure en deçà des progrès réalisés dans d’autres domaines.
Depuis une quinzaine d’années, l’archéo-anthropologie s’est emparée de la différence physique comme d’une thématique majeure de recherche, notamment à travers l’exploration de la paléo-pathologie. Bien que cette approche demeure encore peu connue, elle résonne pleinement avec des enjeux contemporains tels que l’inclusion, la place des personnes handicapées dans nos sociétés et le regard porté sur la différence.
À LA CROISÉE DE L’ARCHÉOLOGIE ET DE L’ANTHROPOLOGIE
Valérie Delattre, archéo-anthropologue à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), est spécialiste des pratiques funéraires et culturelles de la Protohistoire au Moyen Âge. Il y a une quinzaine d’années, alors qu'elle s’interrogeait sur le sens de son travail, elle rencontre dans un cadre associatif le champion paralympique Ryadh Sallem, amputé des deux jambes. Celui-ci lui demande alors à quoi pouvait ressembler dans le passé la vie quotidienne d’une personne comme lui, en situation de handicap.
Cette question marque un tournant dans la carrière de l’archéo-anthropologue, qui se consacre dès lors à un nouveau champ de recherche : l’archéologie du handicap. Depuis, Valérie Delattre a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire du handicap et de la différence, dont Handicap : quand l’archéologie nous éclaire, paru en 2018.
Concrètement, l’archéologie du handicap permet de poser un diagnostic rétrospectif individuel et de caractériser les affections observées. Dans Construire une archéologie éclairée des handicaps, Valérie Delattre précise que le handicap « archéologique » doit être visible sur la partie osseuse et avoir constitué un empêchement pour l’individu. Certains, comme les handicaps psychiques ou mentaux, échappent néanmoins à toute identification par l’archéo-anthropologie. L'étude du passé éclaire également sur les comportements humains face à la vulnérabilité des leurs, et cherche à déterminer si les individus handicapés étaient pris en charge, rejetés, soignés, accompagnés ou appareillés.
La double casquette de Valérie Delattre, à la fois archéologue et anthropologue, est essentielle pour éclairer l’histoire du handicap. D’une part, la spécialiste explique que « l'archéologie funéraire nous permet d'accéder à la composante culturelle : les pratiques funéraires, les objets déposés dans une tombe, les rituels, la liturgie… ». Selon elle, « le monde des morts reflète le monde des vivants » et, à ce titre, l’archéologie funéraire « va permettre de comprendre l’inclusion, l’exclusion ; tous ces thèmes qui sont très contemporains ».
L’anthropologie, quant à elle, englobe la biologie, l’ostéologie et permet, avec l’appui de paléo-pathologues, d’établir et d’interpréter le diagnostic d’une pathologie. En effet, dans son travail, Valérie Delattre a besoin « du diagnostic précis d’un médecin pour pouvoir dire de quelle pathologie il s’agit et si, oui ou non, il y a des séquelles ».

Ce fauteuil roulant en bois et en osier photographié dans une chambre d’hôpital à Saint-Rémy, en Provence, est un modèle ancien. Les premiers fauteuils roulants étaient plus encombrants que les fauteuils modernes, qui permettent aux utilisateurs de vivre de manière indépendante, de faire du sport et de voyager.
« On travaille aussi maintenant avec des paléogénéticiens et des archéogénéticiens, qui nous aident à étudier des pathogènes non visibles sur l’os », ajoute-t-elle. Les récentes avancées en génétique permettent en effet d’identifier certaines pathologies ne laissant aucune trace osseuse, comme la trisomie 21. Les progrès de l’imagerie médicale, « avec la numérisation en 3D, la tomographie, les scanners, etc. », offrent eux aussi la possibilité de détecter des affections qu’une analyse anthropologique seule ne pourrait révéler.
En archéologie, Valérie Delattre souligne qu’il est impossible de reprendre la définition du handicap proposée par l’OMS, jugée trop récente et inadaptée aux sociétés du passé, « dans la mesure où de très nombreux handicaps ou familles de handicaps sont illisibles archéologiquement ». Avec son équipe, elle a ainsi dû repenser la définition même de la notion de handicap.
« Quelqu’un est handicapé quand il est empêché dans son quotidien », explique la spécialiste. Les chercheurs de l’Inrap ont ainsi défini leurs propres catégories de handicaps, susceptibles de varier selon les époques, et ont retenu cette idée « d’empêchement » afin d’évaluer dans quelle mesure une pathologie pouvait limiter la vie d’un individu. « On n'est pas empêché de la même manière à la Préhistoire que maintenant. Cela dépend des avancées médicales, des avancées technologiques, chirurgicales, etc », précise Valérie Delattre.
PRENDRE SOIN DE SES SEMBLABLES
« Plus on [remonte] dans la profondeur du temps, plus c'est stupéfiant de voir comment les groupes et les communautés ont pu gérer des personnes vulnérables, fragiles ou très lourdement handicapées », observe l’archéo-anthropologue. Elle explique se passionner particulièrement pour « tous les appareillages compensatoires, qui sont souvent des bidouillages improbables, et qui sont faits avec les talents et les matériaux de l'époque ».
À ce sujet, Valérie Delattre cite l'exemple d'une prothèse d’avant-bras mise au jour en Meurthe-et-Moselle. Datant de l’époque mérovingienne, elle avait été fixée à un homme adulte auquel les deux mains avaient été amputées. Pour la chercheuse, ce cas illustre « une forme d’appétence pour le soin et l’espoir de guérison ». Ce n’est pas tant l’objet en lui-même qui retient l’attention des archéologues que le témoignage, pour l’époque, d’une volonté de soigner, de soutenir et de redonner une place dans la communauté à ceux qui avaient perdu une part essentielle de leur autonomie. « Cet objet-là, tout simple, qui n’est ni spectaculaire, ni beau au sens esthétique, historique ou muséographique, dit tout et est extrêmement émouvant », souligne la spécialiste.
Cette attention portée aux plus fragiles se retrouve également dans une autre découverte, remontant à plusieurs dizaines de milliers d’années. En 1989, des ossements appartenant à une petite fille atteinte de trisomie, qui avait vécu à l’époque néandertalienne, avaient été mis au jour dans la grotte de la Cova Negra, en Espagne. À l’époque, l’archéologie « ne s’intéressait pas [encore] au handicap, aux soins et à l’incidence que cela pouvait avoir sur le groupe », constate la spécialiste. Ce n’est que récemment que l’imagerie médicale réalisée sur cette collection ostéologique a permis de confirmer la trisomie de cette enfant, notamment grâce à l’analyse d’un petit os de son oreille interne.
La pathologie de l’enfant, impliquant un manque d’autonomie et une attention quotidienne particulière, a amené « les chercheurs, de façon totalement inédite, à s’intéresser à sa place au sein du groupe ainsi qu’à celle de sa mère », explique la chercheuse. Les résultats montrent que « sa mère s'est totalement dédiée à elle, au point que le groupe a dû se réorganiser pour lui laisser le temps d'élever cette petite et [assumer à sa place] toutes les tâches qui lui incombaient probablement ». Ainsi, « cette solidarité pré-humaine s’est mise au service de cette petite vulnérable », expression d’une forme de « paléo-compassion ».

À 27 ans, dix ans après l’accident de la route qui l’a condamnée au fauteuil roulant, Aya Aghabi est la plus grande promotrice de l’accessibilité en Jordanie. Elle a découvert que l’indépendance était possible pour les personnes en fauteuil lors de ses études de troisième cycle à Berkeley (Californie), l’un des premiers foyers de la lutte pour les droits des handicapés. Dans un pays où bien des lieux leur restent inaccessibles (ici, le coeur du temple d’Hercule, à Amman, impossible à atteindre avec des roulettes), Aya Aghabi est aujourd’hui conseillère en accessibilité à plein temps. Les entreprises du bâtiment et les membres du gouvernement comme de la famille royale lui accordent une grande attention.
Depuis, « des mots comme inclusion, solidarité, etc, qui ne [relèvent] pas de la science mais de l’humain » ont trouvé leur place dans le champ de la recherche archéologique. « L’anthropologie reprend ici tout son sens », insiste Valérie Delattre. La découverte de cette petite fille a été réexaminée à travers une nouvelle grille de lecture, à la fois interdisciplinaire et tournée vers l’intime : « qui s’en est occupée ? Comment a-t-on fait ? Quel était le lien avec la mère ? ». De telles découvertes, souligne la chercheuse, « en disent long sur les groupes humains », leur organisation, leurs valeurs et la force de leurs liens.
ÉCLAIRER NOS ENJEUX CONTEMPORAINS D’INCLUSION
Selon Valérie Delattre, l’archéologie du handicap permet « d’introduire la profondeur du temps : que ce soient des dizaines de millénaires ou des siècles, cela montre que notre 21e siècle n’a rien inventé et que, même s’il se veut inclusif, […] il ne l’est pas tant que ça ». L’étude du passé montre ainsi que l’inclusion n’est pas une idée nouvelle et que des sociétés très anciennes, malgré des moyens techniques limités, savaient déjà intégrer et protéger leurs membres les plus fragiles.
Même si ces sociétés du passé étaient loin d’être idéales, chaque vie y était considérée comme précieuse, quelle qu’elle soit. « La mortalité infantile, avant l’arrivée des vaccins, était colossale. Alors, amener un enfant à l’âge adulte, même un peu [fragilisé], c’était toujours assurer la génération d’après. […] Nous, archéologues, on le voit parce qu’à la Préhistoire, les Hommes réparaient, soignaient leurs semblables. Cela veut dire qu'on voulait laisser [les individus les plus fragile] intégrer le groupe », souligne la chercheuse.
L’analyse historique du handicap nous invite également à nous interroger sur nos propres façons de considérer un groupe humain. « Nos sociétés [actuelles] sont extrêmement clivantes : il faut être beau, grand, jeune, faire une taille 36, et le reste est relégué à la marge. […] Mais ce n’est pas du tout ça, une société. Une société, ce sont des différences, des gens d’âges, de sexes, d’anatomies différents », précise la spécialiste. Selon elle, « Le 21e siècle, malgré toute sa prétention à le faire, ne prend pas en compte ces différences » et continue de marginaliser ceux qui ne correspondent pas aux standards dominants. Je trouve que l'éclairage qu'apporte le passé nous montre nos limites, nos prétentions, nos ratés actuels », ajoute l'archéo-anthropologue.
« Cela nous invite à être un peu moins arrogants et à éviter de se dire : “super, il y a les Jeux paralympiques tous les quatre ans, c’est génial”, puis, le reste du temps, trouver pénible, par exemple, de devoir sortir une rampe dans le bus pour une personne en fauteuil ».
« Lorsque j’interviens dans des ESAT (Établissements et services d'accompagnement par le travail) ou des IME (Instituts médico-éducatifs), […] je vois toujours beaucoup d’émotions, beaucoup de gratitude à se dire que nos enfants, nos frères, nos sœurs ne sont pas des ovnis dans une époque qui ne s’y intéresse pas, mais des citoyens à part entière, [étudiés] au même titre que les autres. Cela redonne une normalité [...], une manière de se dire “nous aussi, on est comme les autres”, qui fait tant de bien aujourd’hui », conclut Valérie Delattre.
