Première Guerre mondiale : sur le champ de bataille, le Noël improvisé des soldats américains
Dans son numéro de décembre 1919, National Geographic publiait un témoignage direct racontant comment les soldats américains avaient fêté Noël en France, loin de chez eux.

Presque chacun des cantonnements où des Américains ont célébré Noël l’an dernier en France possédait son propre « Tara », cabossé, branlant et désaccordé, mais avec de la musique dans l’âme.
En 1918, de nombreux Américains vécurent leur premier Noël en terre étrangère, à des milliers de kilomètres de chez eux, au milieu de personnes d’autres races, parlant d’autres langues et animées de sensibilités différentes. Lorsque l’on songe que plus de deux millions de jeunes Américains se trouvaient en France à ce moment-là, il semble opportun, à l’approche d’un nouveau Noël, de commémorer ce jour, un jour dont nous nous souviendrons tant que nous vivrons, notre Noël à part.
Alors, les hostilités avaient pris fin, bien entendu, mais de nombreuses divisions continuaient de tenir leurs positions là où les combats avaient cessé le 11 novembre. Le récit qui suit raconte comment les hommes de mon unité, la 158e brigade d’infanterie, tirèrent le meilleur parti de la situation et fêtèrent leur Noël dans un esprit d’allégresse et de bonne volonté qui s’affranchit de tous les obstacles, même de la malédiction des pluies de la Meuse, et de la boue et de la fange extraordinaires des champs de bataille français.
UN ARBRE MERVEILLEUX
La journée commença de bonne heure pour moi et d’une manière surprenante, c’est le moins que l’on puisse dire, car en me réveillant à l’aube, j’aperçus à côté de ma couche entourée de grillage un arbre de Noël, un vrai, un authentique sapin de Noël tel qu’on aurait pu en trouver dans des millions de foyers américains, mais que l’on n’aurait pas eu idée de chercher dans les zones de combat dévastées au nord de Verdun. Le petit arbre mesurait soixante centimètres de haut environ et l’on avait déployé des trésors d’ingéniosité pour l’arranger. L’un des hommes l’avait confectionné lui-même et y avait consacré des heures de son temps, gardant le secret jusqu’à ce qu’il trouve l’occasion de le placer à côté de mon lit, la veille de Noël, tandis que je dormais.
L’arbre avait été fixé dans une sorte de socle fabriqué à partir d’un obus d’une livre du genre miaulant, placé à son tour sur un support habilement sculpté. Il me semble que le bois de ce dernier était celui d’une boîte de cigares, découpée et taillée, puis soigneusement réassemblée, et enfin polie avec un tel éclat que la méthode me demeurait mystérieuse. L’ensemble – arbre, socle, etc. –, reposait sur une planche couverte de mousse autour de laquelle courait une minuscules clôture rustique faite de branches d’églantier auxquelles s’enchevêtrait du lierre.
En guise de guirlande, on y avait accroché de petites boules argentées conçues avec l’aluminium dont on enrobe les barres chocolatées. Des brins de fils métalliques lustrés, aussi fins que de la soie et brillants comme de l’or, m’intriguèrent un long moment, jusqu’à ce que je m’aperçoive qu’on les avait « rabiotés » dans le mécanisme interne de téléphones de campagne confisqués aux Allemands lors des combats. De petites perles pendaient çà et là le long des branches ; c’étaient celles que l’on trouve dans les longs manches de bois des grenades allemandes. Des gousses et des baies rouges, cueillies sur des rosiers sauvages, rendaient un éclat joyeux au milieu des aiguilles vertes de l’épicéa.
Jamais, avant ou depuis, il n’y eut semblable arbre de Noël, ni ornements plus raffinés. Durant toute la journée, il occupa la place d’honneur au mess, prodiguant ses feux aussi gaiement que n’importe quel arbre au pays. Ce petit sapin de Noël à côté de mon lit à Réville représentait pour moi bien plus que n’importe quel sapin sophistiqué qu’il m’avait été donné de voir. Il donna le ton de la journée. Noël devait rester Noël, qu’importe toute la boue et la pluie de France.
UN PAYSAGE DE NOËL DANS LE NORD-EST DE LA FRANCE
Une fine brume grise couvrait la plaine, une sorte de brouillard au ras du sol qui s’élevait des fossés inondés et, tourbillonnant çà et là dans la brise de l’aube, dissimulait à moitié les plaines de La Thinte. À l’est, surgissant au-dessus du brouillard, je pouvais voir trois collines qui dominaient le paysage : la côte du château, la côte de la Horgne et la côte de Morimont. Un léger manteau neigeux couvrait leurs sommets, attrapant les premiers rayons de soleil, de sorte que la crête resplendissait et scintillait comme un phare hivernal au-dessus des ombres.

Des infirmières et des soldats posent ensemble lors d’une fête de Noël.
Il n’y avait aucune maison en vue. La grande plaine de la Woëvre aurait tout aussi bien pu être un désert tant les rideaux de brouillard l’enveloppaient efficacement.
À mesure que le soleil se levait sur les hauteurs distantes de la Moselle, les brumes commencèrent à se dissiper, dévoilant de plus en plus la vallée. Un clocher fut le premier élément à se détacher, le coq doré de sa girouette fièrement dressé au-dessus de la croix, inévitable coq gaulois [NdT : en français dans le texte], indéboulonnable symbole de la France.
Un autre clocher apparut ensuite, puis d’autres encore – Damvillers, Réville, Étraye, Peuvillers –, que je comptais les uns après les autres à mesure qu’ils se montraient, derniers vestiges des églises de chaque petit village aux toits en tuiles rouges. Çà et là, d’extraordinaires déchirures traversaient la maçonnerie de leurs tours, tandis que des vides béants entre les contreforts de leurs murs laissaient voir les ravages causés à l’intérieur ; chœurs éventrés et chancels brisés, amas informes de pierre et de verre, les éclats d’une ancienne beauté inestimable.
Alors que les derniers lambeaux de brouillard dérivaient sur les plaines en direction de Gibercy et, plus loin encore, de Saint-Mihiel, toute l’horreur de ce tableau s’imposa. Non seulement les églises éventrées et réduites en miettes, et les piles de pierres et de tuiles cassées vestiges des hameaux qui se tenaient-là, tout cela avait connu la souffrance, mais la surface même du sol était déchirée et meurtrie, et n’entretenait plus aucune ressemblance avec ce qu’elle avait été.
D’énormes cratères d’obus remplis d’eau stagnante, mesurant pour certains six mètres de diamètre, baillaient par dizaines là où, quelques semaines auparavant, s’étiraient encore de plaisantes prairies. D’innombrables trous plus petits, les traces d’obus de 75, marquaient à ce point les pâturages qu’ils ressemblaient aux vagues d’une mer agitée.
LES DÉCHETS ET LES RUINES DE LA GUERRE
Partout autour de moi gisaient les déchets et les ruines de la guerre : des piles de munitions laissées par les Boches qui battaient en retraite, chaque obus dans son panier en rotin ; des « ratés » encore à moitié enfouis, tels qu’ils étaient tombés durant les jours de la guerre ; des masques à gaz jetés, des casques habilement camouflés pour les tireurs embusqués, des fusils, des musettes, et même des bottes en cuir laissés ici et là à pourrir dans des trous gorgés d’eau.
Des arbres déracinés s’étalaient là où les avaient projetés des explosifs, tandis que quelques souches imposantes parvenaient encore à dresser leurs corps fêlés au-dessus du niveau des ruines qui les entouraient.
À travers la plaine, filait approximativement du nord au sud, juste à l’est de la petite rivière de La Thinte, une ligne de minuscules trous creusés à la pelle et au couvercle de gamelle, qui marquait la limite atteinte par nos troupes lorsque les tirs avaient cessé le jour de l’Armistice.
On ne pouvait guère imaginer désert de ravage, d’horreur et de destruction plus désolé que celui qui se révélait devant moi dans la lumière naissante, tandis que les brumes s’élevaient en tourbillons pour aller à la rencontre de l’aube de Noël au sommet du Morimont.

Au milieu des ruines d’une église détruite du nord-est de la France, ces doughboys ont réussi à remettre en état ce petit orgue qui les accompagne poussivement dans leurs joyeux hymnes de gratitude pour Noël.
Sur la route qui relie Damvillers à Peuvillers, près de l’hôpital aux Grèves, ancien point d’évacuation allemand pour les blessés de Verdun, je progressais dans le brouillard, tout cliquetant, une ordonnance à cheval à mon côté, nos montures pataugeant jusqu’au boulet dans la boue et l’eau. Nous avions quitté la brigade avant le lever du soleil pour rejoindre l’église de Peuvillers où les hommes du troisième bataillon tenaient un office matinal où l’on chanterait des hymnes de Noël.
LES SALUTATIONS D’UN FACTIONNAIRE
Un factionnaire posté en bord de route exécuta le « Présentez armes » et le claquement de la sangle de son fusil retentit sèchement dans l’air vif du matin. À peine eûmes-nous le temps de nous souhaiter « Merry Christmas ! » – « Vous de même ! » que nous nous éloignions ; mais la journée s’annonçait déjà différente pour nous deux. C’était Noël, après tout, malgré les 5 000 kilomètres de mer qui nous séparaient de chez nous, malgré les champs de bataille dévastés et boueux qui nous entouraient et malgré les tombes de nos camarades qui, par centaines, gisaient ici et là le long des bois de la Meuse, des rangées ordonnées de la côte 378 au grand cercle de croix qui ceint les hauteurs de Montfaucon, de l’autre côté du fleuve, témoignage silencieux de l’assaut de celles-ci.
Davantage d’hommes apparurent alors que je poursuivais ma route, marchant en petits groupes vers Peuvillers. Je vis que certains portaient des brins de houx ou de gui glissés avec désinvolture au flanc de leur calotte. On lançait des « Merry Christmas ! » tandis que d’autres arrivaient de leurs quartiers improvisés le long du chemin.
Un groupe passa près de moi de la plus joyeuse des façons, chantant avec entrain les bons vieux chants de Noël. Ils s’étaient levés avant l’aube et marchaient autour de leurs huttes dans la boue en chantant les airs traditionnels de Noël ; « Silent Night », « Little Town of Bethlehem », « Good King Wenceslas » et les autres.
La boue était partout ; la route en était recouverte de plusieurs centimètres et à travers elle pataugeaient les hommes en kaki, rameau vert au calot et chansons guillerettes aux lèvres, résolus à faire briller l’esprit de Noël aussi vivement qu’au pays.
CHANTS DE NOËL À L’ÉGLISE DU VILLAGE
À six heures et demie, l’église du village était remplie. Rangée après rangée, des hommes emplissaient la nef, leurs vestes en cuir vieillottes luisant à la lueur des bougies qui descendait du chœur. Haut sur le mur situé à l’est, un grand trou dans la maçonnerie témoignait de l’explosion sauvage d’un obus. Je m’aperçus qu’on l’avait partiellement comblé avec des branches de houx. Les hommes avaient rassemblé de grandes quantités de verdure à cet effet la veille.
De petits morceaux de vitraux, derniers vestiges de fenêtres autrefois magnifiques, s’accrochaient çà et là aux cames de plomb tordues qui maillaient l’intérieur des arches de pierre. Ces fenêtres du chœur, de la nef et du sanctuaire avaient autrefois fait la splendeur de l’église, elles étaient des offrandes louangeuses et dévouées de la main d’un artisan patient qui les avait assemblées voilà des siècles, morceau par morceau, chaque nappe de couleur à sa place désignée, maintenue par des bandes de métal, l’image achevée délimitée par son cadre dentelé de pierre ciselée et par son arc pointu. Mais tout cela avait disparu, toute leur gloire était réduite à quelques étoiles de couleur vive qui piégeaient la lueur du matin et perçaient de dards de lumière la pénombre de la nef.
La petite église vibrait de vert. Durant toute la veille de Noël, les hommes du bataillon avaient travaillé, certains allant couper le houx et le traînant dans les bois, d’autres pataugeant dans les eaux des marais et grimpant à de grands peupliers pour y cueillir le gui qui poussait en grappes haut dans les branches. On avait amassé du lierre en longues cordes que l’on avait enroulées autour des piliers de la nef. L’autel, le chancel, le chœur et le transept éclataient et vibraient de vert. On en avait même suspendu aux murs, de sorte que je dus m’y prendre à deux reprises pour distinguer le plâtre criblé d’éclats d’obus au-dessous ou encore les stations du Chemin de croix en lambeaux dans leurs cadres.
UNE SCÈNE INOUBLIABLE
Cèdre, épicéa, houx, lierre, gui, partout les décorations de Noël, partout un souffle frais et sain venu de l’extérieur, à tel point que la vieille église toute cassée dut se croire jeune à nouveau, frissonner de sentir en ses murs un esprit de révérence qui avait déjà adouci les cicatrices de guerre, les cachant sous les couronnes de houx et les guirlandes.
L’office fut bref et simple ; on chanta quelques vieux cantiques, puis l’on célébra l’Eucharistie. Le fait que la liturgie suivît celle de l’Église épiscopale n’importa pas aux hommes de confessions différentes présents dans la nef. Il était curieux de noter combien la rude et universelle épreuve du combat, les privations et sacrifices communs, avaient effacé tout sentiment de division religieuse.
Plus tard dans la journée, d’autres offices se tinrent à Réville et dans les villages voisins, mais en dépit de chants plus recherchés et de la participation de fanfares régimentaires, l’effet impressionnant de l’office des cantiques à l’aube y faisait défaut.
La scène dans cette église en ruine à Peuvillers était inoubliable ; la lumière naissante qui scintillait à travers les vestiges de vieux vitraux sur la foule des uniformes à moitié cachés le long des allées, sous les voûtes, dans l’ombre. C’était une image digne du Moyen Âge, accentuée par les vêtements blancs du prêtre qui se tenait en hauteur dans le chœur conique.
« AMI OU ENNEMI »
Près de la porte de l’église, alors que nous quittions les lieux, je vis des hommes attroupés autour d’un rocher, d’une sorte de monument brut. Il avait à l’évidence été placé là, dans le cimetière, par l’ennemi lorsqu’il occupait la plaine de la Woëvre. Une inscription, gravée de manière ostensible en allemand sur la face du rocher, disait :
« Amis ou ennemis / Dans la mort unis / À ceux tombés dans la défense / De leur patrie / 1914. »
Par une curieuse coïncidence, ce monument de fraternité et de pardon entre ennemis, chose rare dans cette guerre de ressentiment et de haine nationale, se tenait précisément dans le cimetière où, pour la première fois depuis plusieurs mois, nos hommes eurent l’occasion d’assister à un service religieux.
Mis bout à bout avec la fin du conflit quelques semaines à peine auparavant et avec les chants de Noël de paix et de bienveillance que nous venions de chanter, cela contribua grandement à nous montrer que certains Boches, au moins, avaient été des hommes capables de respecter les morts et de reconnaître les sacrifices dictés par le patriotisme, qu’importe le pays d’origine.
UN STADE DE BOUE
À midi, l’effet réconfortant du soleil s’était depuis longtemps dissipé et la journée de Noël était retournée à l’habituelle bruine du nord-est de la France. Eût-il été possible de produire plus de boue, une boue plus profonde, plus visqueuse, la vallée de la Meuse l’aurait probablement fait, mais la limite avait été atteinte voilà plusieurs semaines.
Les champs étaient tout à fait impraticables. Là où la terre n’était pas criblée de cratères géants remplis d’eau ne se trouvait qu’une argile brune et jaune d’une consistance telle qu’elle collait à nos semelles cloutées et ne voulait plus s’en détacher. Cela était déjà gênant, mais elle continuait à s’agglomérer autour de nos chaussures, à chaque pas, à un rythme si alarmant que nous devions nous munir d’un bâton et en détacher chaque minute d’énormes morceaux sous peine de nous retrouver immobilisés faute de pouvoir bouger les pieds.
Les routes, ce qu’il en restait après quatre années de guerre, d’absence d’entretien et de bombardements, étaient un peu meilleures. Elles étaient bien boueuses, elles aussi, mais seulement sur une profondeur de cinq à sept centimètres, et la boue était plus dégoulinante et gadouilleuse et reposait sur un fond à peu près solide. Cela fut d’une grande aide, car nous pouvions patauger assez confortablement pour ne pas avoir à nous arrêter. Il n’est pas exagéré de dire que nous, Américains, ne savions pas que la boue pouvait être ainsi avant de l’avoir connue dans son pire état dans les plaines de la Meuse et de la Woëvre.
Les plans pour le jour de Noël prévoyaient des jeux d’extérieur dans l’après-midi. Cela semblait être ce qui se rapprochait le plus d’un vrai Noël à la maison étant données les circonstances. Les perspectives étaient loin d’être encourageantes, il est vrai, mais qu’il soit dit à la gloire du soldat américain qu’il triompha de tous les obstacles. Le premier problème fut de trouver un lieu pour organiser ces activités sportives. À l’évidence, nous ne pouvions pas utiliser les champs, car on ne peut pas courir là où l’on ne marche déjà pas, ni sauter là où l’on peine à ramper. Finalement, nous dûmes nous rabattre sur la route.
Cent mètres, deux cents, saut en longueur, saut en hauteur, course à la patate, course en sac, course à trois jambes, course de relais, lutte « Yorskhire », pas un homme en uniforme ne s’abstint. Les Winners, menés par l’adjudant-chef, luttèrent dans la boue et dans la pluie contre les Dashers, commandés par le premier sergent de brigade.
Plus la boue allait profond, plus la rivalité était grande et plus les hommes se démenaient. Ainsi, dans le vallon éventré par les obus, avec sa petite ruine de Réville, résonnèrent les cris de joie les plus étranges qu’il m’ait été donné d’entendre.
Le général de brigade lui-même descendit de sa cabane sur le flanc de colline, avança péniblement dans la boue et contourna les cratères d’obus pour atteindre un point de vue privilégié sur un talus en surplomb de la route. Là, l’homme qui avait pris Grandpré, et ainsi brisé la clé de voûte de la résistance allemande à l’offensive Meuse-Argonne, resta tout l’après-midi durant dans le brouillard et la pluie battante, criant ses encouragements aux coureurs avec le même esprit qui, quelques semaines auparavant, l’avait poussé à porter lui-même un bataillon de première ligne vers l’avant alors que toute avancée semblait impossible.
UNE ÉNIGME POUR LES FRANÇAIS DU CRU
Alors que l’on mettait toujours plus de cœur à l’effort, nos cris et notre vacarme redoublèrent, les Hip, hip, hip, hourra ! qu’il nous arrivait de répéter trois fois à la suite, attirèrent l’attention des rares réfugiés et poilus français présents dans le voisinage. Ils restèrent un long moment sur le bord de la route, essayant en vain de comprendre ce qui pouvait bien se passer. Mais c’en était trop pour eux. D’abord des chants de Noël à l’aube, puis des courses folles et des sauts et tirages de corde dans la boue, tout cela dépassait leur entendement. Haussant les épaules et secouant la tête de manière éloquente, ils s’en allèrent.
Ils nous avaient jugés fous, complètement fous ; mais, après tout, tous les soldats américains leur semblent tels et cela nous importait finalement fort peu. Nous les laissâmes à leurs propres célébrations du jour, avec vin rouge, lapin en sauce et escargots. Les jeux se poursuivirent, et les cris et les hourras reprirent de plus belle, à la bonne vieille manière anglo-saxonne.

Les habitants du coin ont pris les Américains pour des fous lorsqu’ils se sont mis à jouer, à courir et à se vautrer dans la boue pour fêter la fin de l'année. L’esprit de Noël s’est manifesté dans de nombreuses expressions de générosité telles que celle-ci.
Les courses en sac et à trois jambes furent les plus amusantes, car elles se déroulaient dans les champs, où la boue et la fange et les mares, qui étaient d’anciens cratères d’obus, ne faisaient qu’ajouter au comique de la situation. Tant de glissades, de dérapages et de chutes dans la gadoue défiaient l’imagination. On eût dit que toute la pluie et l’inconfortable moiteur des semaines précédentes n’avaient été qu’une mise en scène préliminaire, un préambule à l’amusement de cet après-midi-là.
Nous pûmes pardonner au pays de la Meuse beaucoup de choses, y compris la boue, tandis que nous regardions les pitreries des soldats américains sautant dans des sacs, vacillant et s’étalant de tout leur long, tête la première, sur leur parcours. Et quel parcours, il était rempli de pièges ! Les amis et soutiens de chaque participant encourageaient celui-ci par des cris fervents et des adjurations. Un Irlandais exhortait son poulain à « Sauter comme un homme, nom de Dieu et du comté de Mayo ! »
Les deux derniers événements des jeux furent un concours de dégustation de tartes et un tir à la corde. Sassamann, du Missouri, s’opposa à Helm, de Pennsylvanie, et l’homme du Missouri l’emporta. Mains dans le dos, les deux hommes s’agenouillèrent dans la boue, tartes au sol, devant eux. Au signal, ils se penchèrent et la course commença. Ce fut une démonstration excellente et tout à fait pratique de l’importance de mâcher. Fletcher aurait grandement apprécié.
L’enfant du Missouri s’attela à la tâche lentement mais avec grand sérieux, prenant soin de mâcher chaque bouchée et de l’avaler avant d’essayer d’en attraper une autre, tandis que le représentant de la Pennsylvanie tenta de plier la rencontre en se précipitant. Cette précipitation compromit ses chances de victoire, car en effet il avait eu les yeux plus gros que le ventre, pour employer une expression à peine imagée.
Le tir à la corde et la lutte « Yorkshire » achevés, le relais couru jusqu’en haut de la colline puis jusqu’en bas, nous quittâmes la portion boueuse de la route et grimpâmes sur le petit plateau où nous étions cantonnés, dans des baraques et des abris abandonnés par les Allemands lors de notre avancée dans les derniers jours de la guerre. Nous préparions ce Noël depuis longtemps et le point d’orgue devait en être le dîner.
AMÉNAGEMENT D’UNE CANTINE
Il nous fallait pour cela deux choses : de quoi manger et un endroit où manger. On ne pouvait compter sur l’oncle Sam, quoi qu’en aient dit tous les journaux à la maison, pour nous fournir l’un ou l’autre. L’expérience nous avait beaucoup appris et le corn willie sous la pluie semblait un bien maigre substitut à la dinde et au pudding aux pruneaux traditionnels ; en conséquence, nous avions commencé à travailler sur notre cantine deux semaines plus tôt.
Tout d’abord, il y avait une baraque avec un toit percé et fendu par un obus, un mur au fond et une fenêtre sans vitre. À cela s’ajoutaient assez de montants pour soutenir son toit affaissé. Et c’était tout. La construction de l’édifice avait été entamée par les Allemands, mais jamais achevée. Elle semblait un cas désespéré et l’était presque. Nous construisîmes néanmoins notre réfectoire, grâce à la magie de la « récupération », substitut moderne de la lampe d’Aladdin.
Le toit présentait le problème le plus grave, car la pluie ne cessait jamais de s’y abattre et on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle cesse. Nous le résolûmes en arrachant les planches gravement fendues et en les remplaçant par d’autres récupérées dans un dépôt allemand voisin et en couvrant toute l’affaire avec un énorme morceau de tapis trempé qui avait autrefois décoré un salon de village. Nous le maintînmes en place à l’aide de clous et de cordes rabiotés, eux aussi, comme on le ferait pour les écoutilles d’un navire par gros temps. Étonnamment, cela nous protégea mieux des intempéries que nous n’avions osé l’imaginer.
Les murs furent plus faciles. Le bois abondait dans le dépôt allemand capturé et une équipe de quatre hommes en assura le transport. Enfin vint la question des fenêtres, qui fut un véritable casse-tête, car l’on aurait eu plus de chances de trouver une poule avec des dents qu’une vitre intacte sur toute cette plaine criblée d’obus. Les hommes firent preuve de patience, toutefois, et finirent par en trouver une quantité suffisante à force de chercher pendant des jours dans les abris et dans les tranchées creusées profondément dans les collines.
Notre charpentier était à n’en pas douter l’homme le plus besogneux de la brigade, car tandis que les autres hommes rassemblaient du matériel, lui n’avait de cesse de s’efforcer de tenir sa part du chantier, et il y parvenait. La veille de Noël, on avait cloué la dernière planche au mur et terminé le dernier banc. Nous avions une cantine digne de ce nom.
Tout l’après-midi durant, nous avions trimballé de la verdure et l’avions accrochée un peu partout, jusqu’à ce que les poutres et les murs sans peinture disparaissent sous un étonnant rideau de branches de sapin, de pin, de cèdre, de houx, de gui et de lierre. Le vieux chant disait vrai :
« Regardez, Noël est enfin là / Que chacun soit joyeux / Les poteaux sont tous couverts de lierre / Et tous les murs de houx. »
Il y avait de vieux poêles allemands de tranchées, branlants, hauts d’une soixantaine de centimètres dans chaque coin. Quand ils n’émettaient pas trop de fumée, ils maintenaient une chaleur confortable dans la pièce, mais menaçaient parfois de nous brûler, verdure incluse.
TARA, LA FIERTÉ DE LA CANTINE
Tara, fierté de la cantine, se tenait à un endroit dégagé à une extrémité de la pièce, à l’écart des longues tables et des bancs qui s’avançaient depuis les murs. Tara était un piano, un vétéran marqué par les combats. Tara était son nom, car ayant perdu toute sa façade avant au combat, il ressemblait davantage à une harpe qu’à autre chose et, à cause de la faiblesse de ses pieds, devait s’appuyer sur le mur pour rester droit. [NdT : ceci est une allusion à un poème de Thomas Moore, The Harp That Once Through Tara’s Halls].
Tara avait connu des jours difficiles avant d’arriver entre nos mains. D’abord français, il avait subi quatre années de bombardements allemands, qui avaient laissé des séquelles sur ses touches. Puis étaient venus les bombardements alliés et Tara, dont les planches avant avaient éclaté, resta de longues semaines exposé à la bruine constante de la Meuse qui s’infiltrait dans les décombres sans toit d’une ancienne maison en pierre. Ses touches en étaient devenues muettes et s’étaient solidement coincées ensemble, du moins jusqu’à ce que les poêles de tranchée fassent leur effet.
Nous nous étions donnés un mal infini pour transporter Tara dans l’abri le plus sec, celui où l’humidité ne filtrait que par le toit à une extrémité. Là, nous l’avions entouré de poêles de tranchée, tous attisés à fond, poussés à leur maximum, avec un homme préposé au maintien des feux. Les touches, une à une, avaient répondu à ce traitement héroïque, et voilà que le jour de Noël, Tara venait de nouveau de retrouver son âme.

Des soldats américains stationnés en France reçoivent des colis durant la Première Guerre mondiale.
UN CAMION À TRAVERS LA FRANCE
Le problème de la nourriture avait d’abord semblé insurmontable. Nous aurions tout aussi bien pu nous trouver dans un refuge de montagne, tant la communication avec le monde extérieur était inexistante. Les routes, quand elles existaient, ressemblaient davantage à des carrières qu’à autre chose. Quant aux chemins de fer, inutile d’y penser. Notre intendance avait déjà le plus grand mal à nous faire parvenir les produits de première nécessité, il n’était donc inimaginable de passer Noël dans le luxe. Finalement, nous tranchâmes le nœud gordien en tentant l’impossible et en envoyant notre petit camion Ford à travers la France, des collines en ruine de Verdun jusqu’à la grande route nationale, puis Paris, en passant par Sainte-Menehould et les forêts criblées d’obus de l’Argonne.
Le fonds de la brigade, alimenté par un don des officiers, avait été utilisé judicieusement et peu de soldats du Corps expéditionnaire américain encore en armes sur le vieux front eurent un dîner plus somptueux que celui que nous découvrîmes en entrant dans la cantine après nos jeux de Noël.
Les hommes s’assirent de part et d’autre des planches rugueuses qui servaient de tables. Quand chacun eut trouvé sa place, le général en personne entra dans la pièce. Il ne prononça que quelques mots ; pourtant, aucun homme présent, officier ou simple soldat, n’oubliera jamais cette scène. Il s’agissait d’une salutation de soldat à soldats, le chef qui avait conduit les combats souhaitant à ceux d’entre nous qui avaient servi sous ses ordres bonne chance et joyeux Noël.
Il nous demanda de garder ce jour en mémoire, d’en conserver le souvenir vif d’un Noël différent des autres. Il conclut par une parole pour nos morts, ceux qui étaient tombés, par centaines, nos amis, non parce que leur sacrifice avait été du tout nécessaire, mais par manque d’entraînement et de préparation dans les années qui avaient précédé. Chaque homme qui avait été confronté à la mort sur le champ de bataille savait que le général disait une simple vérité.
UN DÎNER DE NOËL SURPASSANT TOUS LES RÊVES
Habitués que nous étions au bœuf en conserve et aux pommes de terre, ce dîner de Noël surpassa de loin tout ce dont nous avions rêvé. Il y avait de la dinde, oui, de la vraie dinde américaine ; de la purée de pommes de terre, des tomates, du ragoût de maïs, du céleri, de la tarte aux pommes – cela aurait fait honneur au meilleur chef de New York –, tout cela avait été obtenu au prix d’efforts extraordinaires à Paris, puis préparé dans un abri exposé aux quatre vents, où la pluie tombait à travers les trous du toit sur le petit fourneau de campagne fumant et pétillant dans la boue au-dessous. Des cigares et des cigarettes nous étaient parvenus par le biais de la « Y » [NdT : la YMCA], ainsi qu’une belle provision de friandises.
Nul ne peut réellement comprendre ce que ce repas de Noël représenta pour nous à moins de prendre conscience de ce qui s’était passé avant. Cela ressemble à un repas ordinaire à la maison, mais il faut se rappeler que notre environnement était tout sauf habituel. Après les combats et les horreurs de Montfaucon, de Nantillois, de Wadonville, de la côte 378 et du reste, ce dîner de Noël était le tout premier repas que mes hommes prenaient depuis quatre mois avec un endroit où s’asseoir ensemble et un toit au-dessus de leurs têtes.
Depuis septembre, ils avaient fait la queue, jour après jour, sous une pluie constante, attendant pour chaque repas, généralement détrempés et couverts de boue. Même une fois leurs kits remplis, ils restaient, par nécessité, sous la pluie, ou bien cherchaient l’abri inconfortable d’une baraque peu étanche ou d’un abri creusé. Désormais, ils se trouvaient dans une pièce chaude, assis à des tables avec un vrai festin devant eux.
Il ne fut jamais question de faire la queue pour se faire servir. Les cuisiniers et les soldats de corvée de cuisine, bien que cela représentât bien plus de travail pour eux, refusèrent catégoriquement. Des volontaires se pressaient pour servir la nourriture, chaude, directement à table depuis le four de campagne.
DANS L’ESPRIT DE L’ANCIEN CHANT
Ce fut vraiment un festin à l’ancienne qui occupa la fin de l’après-midi et une partie de la soirée. Puis Tara entra en scène, retrouvant son âme perdue voilà bien longtemps, comme si elle n’avait jamais fui le fléau des éclats d’obus, des explosifs et de la pluie incessante.
Plus nous le martelions, plus les touches se desserraient, jusqu’à ce seules quelques notes restent coincées ensemble. Harry Lauder, Where the River Shannon Flows, et même Rosy O’ Grady, toutes ces vieilles chansons du pays et de Noël furent chantées encore et encore. Une danse folklorique occasionnelle improvisée, sabots ou gigue, ajoutait à la gaieté. Les pianistes se relayèrent, mais Tara tint jusqu’au bout, ses touches noircies cliquetant et claquant à toute vitesse, tandis que tous ses mystérieux mécanismes sautaient et s’agitaient, scandaleusement exposés à la vue de tous.
Comme tout, Noël vint à sa fin. On déserta le réfectoire et Tara tint de nouveau le mur, silencieux comme la harpe du poème d’où vient son nom. Les poêles de tranchée brûlèrent un moment, puis s’éteignirent en fumant. Au matin, du travail nous attendait, beaucoup. Des ordres soudains étaient arrivés pour une marche vers des cantonnements lointains. Deux jours après Noël, nous fîmes nos paquetages et, dès l’aube, nous partîmes. Le réfectoire n’avait servi qu’une seule fois. « C’est la guerre ! » [NdT : en français dans le texte].
Ce fut la dernière fois que nous vîmes Réville, mais l’image de notre Noël là-bas dans la pluie et dans la boue de ce vallon déchiré par les obus ne s’effacera jamais. Cela prouvait, entre autres choses, qu’il en faut pour abattre un doughboy. Il faut plus que la guerre, les privations et la nostalgie du bercail, car malgré tout cela, depuis le petit arbre déposé à l’aube et les cantiques jusqu’aux dernières notes grésillantes de Tara, nous avions tenu nos jeux et notre festin sans avoir à rougir de qui que ce soit et en « tâchant de fêter Noël dans la joie », comme le veut la chanson.
Cet article a d’abord paru dans le numéro de décembre 1919 de National Geographic en langue anglaise. Découvrez plus d’articles d’archives numérisés ici.