L’Apocalypse de Silos révèle les peurs qui hantaient les chrétiens au Moyen Âge

Composée au 10e siècle alors que l’islam gagnait la péninsule ibérique, l’Apocalypse de Silos dépeint des visions bibliques de la fin du monde.

De Monica Walker Vadillo
Publication 18 oct. 2021, 17:21 CEST
Battle for the heavens

Une des compositions les plus éblouissantes du Beatus de Silos conte la grande bataille menée au paradis au cours de laquelle l’archange Michel vainquit le dragon rouge, tel que décrite dans les versets du douzième chapitre du livre de l’Apocalypse.

PHOTOGRAPHIE DE British Library, London

Le mot « apocalypse » évoque l’anéantissement de la Terre et la fin du temps lui-même. Lors du haut Moyen Âge, on croyait que l’an 1000 était l’augure des derniers jours du monde. La date approchant inévitablement, l’esprit des chrétiens d’Europe se mit à s’obséder de visions apocalyptiques.

Sur cette miniature tirée du Beatus de Silos, copié au 12e siècle, on voit quatre démons encerclant un homme fortuné, et l’archange Michel en surplomb.

PHOTOGRAPHIE DE British Library, London

Pour les chrétiens espagnols du 8e siècle, ces visions furent étayées par les événements cataclysmiques qui s’abattaient alors sur la péninsule ibérique. Ceux-ci ont poussé un moine du nom de Beatus à composer un commentaire sur l’Apocalypse de Jean, dernier livre du Nouveau Testament qui brosse de manière saisissante le déroulé de la fin des temps. L’œuvre de Beatus se répandit à travers l’Europe et devait inspirer les manuscrits les plus abondamment illustrés du Moyen Âge.

Beatus, dont le nom signifie « le bienheureux », vécut et œuvra dans le nord de l’Espagne en des temps troublés. En 711, une vingtaine d’années avant sa naissance, des armées berbères d’Afrique du Nord répandirent leur nouvelle foi, l’islam, dans le sud de l’Espagne et ne tardèrent pas à renverser les chefs Wisigoths chrétiens.

Un des seuls territoires qui resta sous dominion chrétien fut une frange montagneuse du nord du pays englobant la province de Cantabrie et le nouveau royaume des Asturies. Il est probable que Beatus grandît dans des régions contrôlées par les musulmans avant de fuir vers le nord chrétien.

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    Ce qu’on sait de la vie de Beatus témoigne de son érudition. Il fut confesseur de la fille d’Alphonse Ier, roi des Asturies, et abbé au monastère de Santo Toribio de Liébana, dans les hauteurs du massif des pics d’Europe. C’est là qu’il écrivit son Commentaire sur l’Apocalypse, quelque part entre 776 et 784.

     

    UN REFLET DE L'ÉPOQUE

    Le commentaire de Beatus traite du Livre de la Révélation, mieux connu sous le nom d’Apocalypse. Celui-ci fut composé sur l’île grecque de Patmos par un homme qui se faisait appeler Jean. Selon la tradition, il s’agirait de l’apôtre de Jésus, celui-là même à qui on devrait le fameux Évangile. Mais pour de nombreux intellectuels contemporains, l’auteur était vraisemblablement un homonyme, peut-être un prêtre originaire d’Éphèse, qui l’écrivit en 90 ap. J.-C. Dans l’Apocalypse, un ange révèle à Jean comment va se dérouler la fin du monde : l’anéantissement de la Terre est suivi d’un combat final entre les forces du Ciel et celles de l’Enfer. Le livre se termine sur un Christ trônant en majesté suite au Jugement dernier.

    La lumière emplit l’autel de l’église de l’abbaye de Santo Toribio de Liébana, en Cantabrie, dans le nord de l’Espagne, où Beatus écrivit son Commentaire de l’Apocalypse en 784.

    PHOTOGRAPHIE DE Paul Quayle, Alamy

    L’Apocalypse a toujours été un livre controversé chez les chrétiens à cause de l’ambiguïté de sa langue et de la complexité de son symbolisme. À partir du 4e siècle, date à laquelle il fut incorporé dans le canon biblique en Occident chrétien, nombreux furent les Pères de l’Église et les théologiens à s’en servir pour prédire la fin du monde, notamment en s’appuyant sur ce passage : « Quand les mille ans seront accomplis / Satan sera relâché de sa prison / Et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la Terre […] » (Apocalypse 20 :7-8).

    À l’époque de la rédaction du Livre de l’Apocalypse, les chrétiens de Rome avaient été gravement persécutés par l’empereur Domitien, qui régna de 81 à 96 ap. J.-C., et par Néron qui avait régné treize années auparavant. En marquant la fin du pouvoir temporel et en annonçant l’avènement du royaume éternel de Dieu, l’Apocalypse portait un message d’espoir. Près de 700 ans plus tard, encerclés par les armées musulmanes, Beatus et ses compagnons chrétiens trouvèrent le même message optimiste dans les thèmes de l’Apocalypse.

    Les reliefs du cloître de l’abbaye de Santo Domingo de Silos, près de Burgos, dans le nord de l’Espagne, représentent des scènes liées à la Passion du Christ. Les illustrations somptueuses de la copie dite de Silos du commentaire de Beatus furent achevées ici en 1109.

    PHOTOGRAPHIE DE Leiva, Fototeca 9x12

    À l’époque de la naissance de Beatus, en 730 environ, les troupes musulmanes avancent sans relâche vers le nord, et marchent sur les Pyrénées ainsi que sur un bon morceau de la France. En 750, quand Beatus atteint l’âge de 20 ans environ, le Califat omeyyade de Damas est renversé par la dynastie abbasside. Fuyant ces nouveaux maîtres, un descendant omeyyade, Abd al-Rahman, arrive en Espagne et renverse le régime musulman au pouvoir dans le sud. Il installe sa capitale à Cordoue qui finira par devenir une des plus grandes villes d’Europe, et une des plus savantes. L’arrivée d’Abd al-Rahman consolida le pouvoir de l’Espagne musulmane. Les chrétiens des Asturies et de Cantabrie durent se retrancher.

    Le commentaire de Beatus reflète les luttes internes qui agitaient les chrétiens espagnols pendant l’ascension de la Cordoue musulmane. Fervent orthodoxe, Beatus est un penseur qui se sert de son travail pour exprimer son opposition aux enseignements d’Élipand, archevêque de Tolède, ville alors aux mains des musulmans. Élipand était partisan de l’adoptianisme, doctrine selon laquelle il a fallu que Jésus soit adopté par Dieu pour s’élever au rang de divinité.

    Illustration de Saint Jean tenant un bâton pastoral.

    PHOTOGRAPHIE DE British Library, Londres

    Les croyances déviantes pouvaient être vues comme de graves menaces à l’unité chrétienne. L’œuvre de Beatus fait mention des croyances dangereuses d’Élipand en plus des invasions musulmanes. Il semble les assimiler aux hérésies censées mettre en branle la fin du monde telle qu’elle est décrite dans l’Apocalypse. Dans sa vision, Beatus prédisait que les événements catastrophiques qui devaient faire advenir la fin des temps surviendraient en l’an 800.

     

    ENLUMINURES

    Le Commentaire sur l’Apocalypse se compose de douze livres dans lesquels le texte original de l’Apocalypse est traduit en latin (section qu’on appelle la storia) et est suivi d’une explanatio, un éclaircissement. Le Commentaire comprend également une sélection d’interprétations antérieures (interpretatio) écrites aux 4e et 5e siècles par des penseurs tels que saint Jérôme ou saint Augustin.

    Après sa mort, le commentaire de Beatus gagna les communautés monastiques une par une. Entre le 10e et le 13e siècle, des versions somptueusement enluminées, connues simplement sous le nom de Beatus, virent le jour. Environ vingt-sept d’entre elles existent toujours.

    La plupart de ces copies ont été fabriquées dans le nord de l’Espagne à la manière mozarabe : style géométrique et riche en couleurs typique de l’art islamique. Au 11e siècle, des moines de l’abbaye de Santo Domingo de Silos (près de Burgos, dans le nord de l’Espagne) en réalisèrent une des versions les plus splendides : le Beatus de Silos. Les moines Dominico et Munnio entreprirent la copie des textes et de certaines illustrations mais leur travail fut interrompu le 18 avril 1091. Ce n’est qu’en 1109 qu’un troisième moine du nom de Petrus put terminer ses enluminures étourdissantes : des formes humaines avec le corps de profil et la tête de face. L’expression typique de leurs grands yeux donne vie aux textes étranges de l’Apocalypse.

    L’utilisation de parchemin très fin mais aussi d’or et d’argent pour le texte et les enluminures firent du Beatus de Silos un objet de luxe. Au début du 18e siècle, l’œuvre fut acquise par Joseph, le frère de Napoléon Bonaparte, probablement à la période où il était roi d’Espagne (1808-1813). Joseph Bonaparte vendit cette version à la British Library en 1840, où elle se trouve toujours.

     

    LE DÉBUT DE LA FIN

    La lutte entre les forces du Ciel et celles de l’Enfer qui présentée dans l’Apocalypse de Jean trouva un fort écho dans les enclaves chrétiennes du nord de l’Espagne, où Beatus acheva son Commentaire en 784. Les détails du Beatus de Silos montrent toute l’intensité et l’éclat du style mozarabique, qui exprime bien le déchaînement destructeur. Dieu est en possession d’un rouleau scellé sept fois. À chaque fois qu’un sceau est ouvert par l’Agneau (qui représente le Christ), une catastrophe se produit, comme par exemple l’arrivée des quatre cavaliers de l’Apocalypse (la Conquête, la Guerre, la Famine et la Mort).

    Les peurs du quotidien des Européens du Moyen Âge se sont frayé un chemin jusque dans les illustrations contenues dans les vingt-sept Beatus qu’on a retrouvés. Une scène frappante du neuvième chapitre de l’Apocalypse décrit des sauterelles émergeant du puits de l’abîme au moment où un ange sonne de sa trompette. Dans le Beatus de Silos, « l’étoile tombée du ciel sur la terre » qui reçoit « la clef du puits de l’abîme » est personnifiée sous des traits humains (vers le bas de l’image). Des abysses surgissent des sauterelles orange vif qui tourmentent ceux qui se sont détournés de Dieu. Au Moyen Âge, on craignait les nuées d’insectes nuisibles qui ravageaient les cultures, surtout en temps de guerre quand la sécurité alimentaire passait au premier plan. Il était dès lors aisé de comprendre l’agonie des tourmentés en associant ses propres craintes quotidiennes liées à l’agriculture aux terreurs de l’Apocalypse à venir.

    Les craintes éprouvées par les Européens du Moyen Âge se sont frayé un chemin dans les illustrations présentes sur les 27 Beatus qu’on a retrouvés. Une scène marquante du neuvième chapitre de l’Apocalypse de Jean décrit comment des sauterelles émergent du puits de l’abîme au moment où un ange fait sonner sa trompette. « L’étoile tombée du ciel sur la terre » qui reçoit la « clef du puits de l’abîme » est personnifiée en bas de cette image dans le Beatus de Silos.

    PHOTOGRAPHIE DE British Library, Londres

    TÉMOIGNAGE DIVIN

    Le Commentaire compare l’Antéchrist à un hérétique anéantissant la communauté des chrétiens fidèles. Dans un épisode dont les universitaires pensent qu’il a pu trouver un écho retentissant dans une péninsule ibérique submergée par des armées musulmanes, la bête sort du puits et tue les deux témoins envoyés par Dieu.

    Au milieu du 9e siècle, environ cinquante ans après la mort de Beatus, des centaines d’exécutions de chrétiens eurent lieu à Cordoue, la capitale omeyyade. Comme le Beatus de Silos ne fut achevé qu’au début du 12e siècle, il est tout à fait vraisemblable que ces événements aient eu une influence sur la représentation du supplice des témoins. On les voit se faire tuer à coup d’épée : la méthode décrite par les chroniqueurs du calvaire des martyrs de Cordoue.

    L’Apocalypse présente la ville de Babylone comme l’antagoniste du Christ, de Dieu et de son peuple. Dans le texte, la ville est personnifiée sous le nom de « Babylone la Grande, mère des prostituées », ayant rendu tous les pays complices de son immoralité. Séduits par le vin de cette femme, les habitants de la Terre sont voués à la perdition. Quand l’Apocalypse de Jean fut écrite, vers l’an 98 ap. J.-C., Babylone symbolisait possiblement Rome, dont l’allègre persécution des chrétiens sous le règne de Domitien lui avait valu leur ire. Mais arrivé au 9e siècle, et ce jusqu’au 12e, période au cours de laquelle furent déclinées les versions du commentaire de Beatus, les chrétiens espagnols associaient Babylone à Cordoue. Les illustrateurs du Beatus de Silos se sont d’ailleurs servis de caractéristiques de l’architecture islamique (comme l’arc outrepassé) pour représenter l’architecture de Babylone.

    Apocalypse 17 : « Puis un des sept anges qui tenaient les sept coupes vint, et il m'adressa la parole, en disant : Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux. C'est avec elle que les rois de la terre se sont livrés à l'impudicité, et c'est du vin de son impudicité que les habitants de la terre se sont enivrés. Il me transporta en esprit dans un désert. Et je vis une femme assise sur une bête écarlate, pleine de noms de blasphème, ayant sept têtes et dix cornes. Cette femme était vêtue de pourpre et d'écarlate, et parée d'or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d'or, remplie d'abominations et des impuretés de sa prostitution. Sur son front était écrit un nom, un mystère : Babylone la grande, la mère des impudiques et des abominations de la terre. »

    PHOTOGRAPHIE DE British Library, Londres

    Le Christ vient à bout de Satan et l’enchaîne dans l’abîme, où il est censé rester mille ans. Pour Beatus, qui composait son commentaire à la fin du 8e siècle, cette prédiction selon laquelle Satan se libérerait de ses chaînes après mille ans le confortait dans l’idée que l’Espagne chrétienne, accablée par la puissance de l’islam, se rapprochait de l’Apocalypse. Beatus, qui mourut en 798, avait prédit que le monde se terminerait en l’an 800. Son calcul se basait non pas sur le temps écoulé depuis l’époque du Christ mais sur l’achèvement des six millénaires qui le séparaient de la Création. Les illustrateurs du Beatus de Silos qui enluminèrent son œuvre trois siècles plus tard avaient, pour leur part, déjà franchi le seuil du millénaire. Même si le zèle apocalyptique s’était estompé, leurs représentations n’avaient rien perdu de l’urgence ardente de la vision de Beatus.

    Suite au triomphe du Christ sur la bête, le Jugement dernier doit avoir lieu et les morts doivent être ressuscités et jugés. La splendide illustration du Jugement dernier dans le Beatus de Silos achevé au début du 12e siècle, est révélatrice de la façon dont évoluaient les espoirs des chrétiens d’Espagne concernant la fin des temps. Puisque l’an 1000 avait été franchi sans encombre des décennies auparavant, les chrétiens commençaient à se faire à l’idée qu’ils ne connaîtraient pas de leur vivant l’anéantissement de la Terre par les flammes. Cela donna en fait plutôt lieu à une réflexion sur leur mort naturelle et sur le jugement divin qui les attendait en tant qu’individus.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise. 

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