Les derniers nomades d’Iran
Alors que la modernité attire toute une génération en ville, des nomades s’interrogent sur la vie qu’ils mènent.

Les Monts du Zagros, dans l’ouest de l’Iran, sont encore saupoudrés de neige. De longues routes sinueuses dessinent des rubans au-dessus des vallées et des pentes. Ce sont les antiques chemins qu’ont foulés une myriade de pieds et de sabots.
De nos jours, des voitures et des camions loués, plutôt que des chevaux, acheminent les derniers nomades iraniens et leurs troupeaux vers leurs pâturages d’été, situés dans les hautes plaines, près de la ville de Chelgerd. Des membres d’une tribu locale, les Bakhtiari, sont équipés de téléphones portables et se plaignent de la mauvaise réception.
Les nomades d’Iran accomplissent la même migration depuis des millénaires. Au printemps, ils se dirigent vers les pâturages plus frais du Zagros, où l’herbe pour leurs moutons et leurs chèvres est abondante. À la fin de l’automne, ils regagnent la région pétrolifère du Khuzestan.

En raison de leur mode de vie isolé, les nomades, qui sont plus de 1 million, ont longtemps résisté à la modernité. Des traditions fortement enracinées et le patriarcat ont également freiné le changement.
Mais une sécheresse persistante, des tempêtes de poussière, ainsi que la généralisation de l’urbanisation, de l’Internet mobile et de l’enseignement supérieur contribuent à diminuer le nombre de nomades. Les couples âgés qui continuent à dresser leur tente sur les flancs des monts du Zagros savent qu’ils pourraient bien être les derniers dans l’histoire d’une des plus grandes communautés nomades présentes sur Terre.
L’un d’eux, Bibi Naz Ghanbari, 73 ans, et Nejat, son mari de 76 ans, ont installé leur tente noire là où leurs ancêtres migrent depuis 200 ans. Autrefois, des dizaines de membres de leur famille étaient présents. Aujourd’hui, une seule autre tente abrite un cousin éloigné. Le couple raconte que le printemps inhabituellement froid et la pluie les ont transpercés jusqu’aux os. Ils avaient migré tôt, pour s’assurer que leur troupeau pourrait brouter, après un hiver quasiment sans précipitations. Aucun de leurs huit enfants n’étaient avec eux. La batterie du téléphone de Bibi Naz Ghanbari était déchargée, de sorte qu’il lui était impossible de les joindre.

« Maintenant, ils vivent tous dans des villes. À quoi bon les avoir avec nous ? », dit la femme à propos de ses enfants, qui ont vendu leurs troupeaux pour s’installer dans des maisons. « Quel genre de vie est-ce là ?, ajoute-t elle en indiquant les trous dans la tente. Nous avons dû dormir sous trois couvertures cette nuit, et il faisait quand même froid. Moi aussi j’aimerais bien habiter une maison. »
Les plus fervents partisans de la sédentarisation sont les femmes nomades. Leur vie est difficile, et elles en ont conscience. Zahra Amiri, 61 ans et mère de neuf enfants, se réveille à l’aube et va tirer de l’eau d’un puits, ce qui représente une longue marche. Ensuite, elle cuit du pain et prépare le petit déjeuner. Souvent, elle rejoint son mari qui garde le troupeau ; elle trait les brebis, fait du yaourt et du fromage. Ses mains et son visage sont brûlés par le soleil. S’il reste du temps entre deux tâches ménagères, elle travaille sur un kilim (un tapis).

« Après toutes ces années de labeur acharné, je n’ai rien à montrer en retour, sauf ces enfants et le soleil, déplore Zahra Amiri. Notre seule joie, c’est de boire du thé. » Officiellement, la loi sur les successions est la même pour les nomades et les autres Iraniens. Mais, en pratique, il est rare que les femmes nomades héritent de quoi que ce soit. La coutume nomade veut que les femmes abandonnent leurs droits d’héritage à leurs frères. Mais elles sont autorisées à monter à cheval et à porter des fusils. Pour nombre d’hommes nomades, traire, aller chercher de l’eau ou léguer un héritage à une femme est eib, c’est-à-dire malséant.
Le dur labeur, l’absence de droits et le fait de savoir que les autres Iraniennes ont une vie plus facile ont transformé de nombreuses nomades en catalyseurs du changement. Mahnaz Gheybpour, 41 ans, a abandonné son existence sous les tentes il y a une dizaine d’années. Son mari et elle migrent entre deux maisons modestes, l’une d’hiver, l’autre d’été. « Je ne laisserai pas mes filles épouser un nomade, affirme-t elle. Notre mode de vie est épouvantable. Je veux qu’elles habitent en ville et qu’elles poursuivent des études. »
Mahnaz Gheybpour s’est mariée à l’âge de 16 ans. « J’étais encore une enfant, avoue-t elle. Ma fille de 17 ans ne veut pas se marier. “Pourquoi devrais-je gâcher ma vie comme tu as gâché la tienne?”, me dit elle. »

La question de l'égalité des sexes est exacerbée par une sécheresse de quinze ans, qui a tari une multitude de lacs et de cours d’eau, et a rendu difficile l’abreuvement des troupeaux. De plus, le développement croissant a provoqué l’apparition de clôtures, de routes et de barrages qui bloquent désormais le passage.
En bordure de la ville de Lali, où beaucoup d’anciens nomades bakhtiari se sont installés dans de simples logis, Mehdi Ghafari et son ami Aidi Shams fument le narguilé. Le soleil se couche alors qu’ils se remémorent leur passé. Leurs femmes sont plus heureuses aujourd’hui, reconnaissent-ils, et leurs enfants vont à l’école. Selon Mehdi Ghafari, « il n’y avait pas d’autre solution que de s’adapter ».

L’un des ultimes nomades sur la montagne, Nejat Ghanbari, le mari de Bibi Naz, souligne que sa communauté est issue des rois préislamiques. « Nous sommes les descendants du grand Kourosh Kabir », déclare-t-il, faisant allusion au légendaire roi perse Cyrus le Grand, qui régna sur un immense empire vers 550 av.J.-C. Maintenant, sa femme et lui sont les derniers. « Et quand nous mourrons, c’en sera fini de nous. Cela me rend triste de m’en rendre compte. »
Cet article a été publié dans le n°229 du magazine National Geographic (octobre 2018).
