Alexandre le Grand a-t-il réellement été empoisonné ?

Le jeune conquérant tomba soudainement malade lors d'un banquet, et mourut peu après. Une historienne a mené l'enquête et aurait trouvé le coupable.

De Candida Moss
Publication 2 juil. 2025, 09:11 CEST
Alexandre malade (Alessandro infermo), peinture sur toile de Domenico Induno, 19e siècle. Pour lui montrer sa confiance, ...

Alexandre malade (Alessandro infermo), peinture sur toile de Domenico Induno, 19e siècle. Pour lui montrer sa confiance, Alexandre boit à la coupe que lui tend son médecin et condamne Parménion qui lui avait dit qu’elle serait empoisonnée. 

PHOTOGRAPHIE DE Sergio Anelli, Mondadori Portfolio, Getty Images

En juin 323 av. J.-C., dans le palais du roi Nabuchodonosor II, à Babylone, l’homme le plus puissant du monde rendit son dernier soupir. Seulement treize jours plus tôt, Alexandre le Grand, le plus grand conquérant à avoir foulé cette terre, buvait lors d’un de ses nombreux banquets qui duraient toute la nuit, quand il cria de douleur. Il fut alité, souffrant de douleurs abdominales et de fièvre. Au cours des jours qui suivirent, son état ne s’améliora pas. Il était faible, assoiffé, souffrait de convulsions, de douleurs, de paralysie partielle, et alternait entre éveil et inconscience. Vers la fin de ses jours, il était incapable de parler ou de bouger, comme déjà mort.

Durant six jours, après sa mort, le corps d’Alexandre le Grand ne montra aucun signe de décomposition. Aux yeux des anciens Grecs, cela signifiait qu’il était plus dieu qu’il n’était homme. Pour le reste du monde et durant deux millénaires, la cause de sa mort et la préservation de son corps restait un mystère. Malgré de nombreuses théories et tout autant de spéculations, la mort d’Alexandre le Grand, alors âgé de trente-deux ans, est l’un des faits divers les plus connus de l’Histoire.

Fragment de la « Mosaïque d'Alexandre » qui le montre en pleine bataille contre le roi perse, Darius III. ...

Fragment de la « Mosaïque d'Alexandre » qui le montre en pleine bataille contre le roi perse, Darius III. Copie romaine d'une peinture hellène.

PHOTOGRAPHIE DE Universal History Archive, Getty Images

Même dans l'Antiquité, la cause de la mort du conquérant était l’objet de débats. Certains pensaient qu’il s’agissait d’une maladie ou d’une infection, mais à travers les âges, de nombreux historiens, de Pline l’Ancien à Voltaire, suspectèrent une trahison. La conspiration pour assassiner Alexandre le Grand, écrivait Diodore de Sicile, « fut réduite à néant par les successeurs d’Alexandre ».

Ceux qui pensaient à un empoisonnement déclaraient même connaître la toxine à l’œuvre : Pausanias le Périégète, du 2e siècle av. J.-C. écrivait sur le « pouvoir létal » du fleuve Styx et ajoutait qu’il avait entendu que ses eaux « étaient le poison qui avait tué Alexandre ». D’autres, tels que Plutarque, un biographe d’Alexandre le Grand, allèrent jusqu’à dire que c’était son ancien mentor, Aristote, qui lui fit ingérer la dose fatale. Apparemment, Aristote craignait l’homme qu’était devenu Alexandre. Quoi qu’il se fut passé, Aristote était hors de cause, il se trouvait à Athènes au moment de la mort du conquérant.

 

LES EAUX DU STYX

C’est là que l’Histoire et la mythologie se mêlent. On connaît aujourd’hui le Styx comme étant l’un des fleuves légendaires des Enfers antiques. Selon de nombreux mythes, les âmes des défunts devaient passer le fleuve pour se rendre aux Enfers. Mais le Styx n’était pas seulement une voie d’entrée vers le monde souterrain, il s’agissait également d’un lieu bien réel. À en croire les écrits anciens et les investigations modernes, le Styx a été identifié avec certitude comme étant le Mavronéri, un tributaire de la rivière Karathis qui se jette dans le golfe corinthien.

Pourquoi pensait-on que les eaux du Styx étaient empoisonnées et que ce poison était impliqué dans l’assassinat d’Alexandre le Grand ? Dans un nouvel article, publié dans la revue Geoheritage, Adrienne Mayor, chercheuse érudite de renom en Lettres classiques et en Histoire des sciences de l’université de Stanford, a mené son enquête.

De nombreuses personnes de l’Antiquité reconnaissaient les propriétés nocives du Styx. Platon parle des « pouvoirs terrifiants » du fleuve, Strabon le décrit comme étant « une rivière mortelle ». On pensait même que les eaux du Styx avaient un pouvoir corrosif sur les métaux et les contenants en céramique. Et en 1860, lorsque le naturaliste allemand bien connu, Alexander von Humboldt, écrit sur le fleuve, il remarque sa « mauvaise réputation » parmi les « habitants actuels » de la région. Même les locaux du 20e siècle évitaient de boire à sa source et se plaignaient qu’il corrompait les contenants en argile.

Les fleuves empoisonnés étaient bien connus dans l’Antiquité. L’un d’eux était mentionné dans la Bible comme faisant partie d’une manière de juger la véracité des dires des femmes accusées d’adultère. Mais ce seul fait n’explique pas la réputation sombre et tenace du Styx.

 

UNE HISTORIENNE DES SCIENCES MÈNENT L’ENQUÊTE

Adrienne Mayor, historienne des sciences antiques, souhaitait comprendre comment la mythologie du Styx s’était développée. Elle a confié à National Geographic que le projet était prévu depuis des années. Quand il s’agit de de vérifier des mythes par la preuve, Adrienne Mayor est la bonne personne à contacter : ce projet était fait pour elle. Il y a quinze ans, en 2010, Antoinette Hayes, toxicologue pharmaceutique a parlé à l’historienne d’une possible croûte toxique qui se forme sur le calcaire, et un rapport récent sur une mort massive au sein d’une harde d’élans après avoir consommé du lichen toxique a piqué la curiosité d’Adrienne Mayor.

Avec l’aide de géologues, de chimistes, de toxicologues et d’autres scientifiques, Adrienne Mayor a commencé à enquêter sur la possibilité que le Styx antique abritait des toxines naturelles. Dans l’article qui suivit ses recherches et dans son livre à paraître, Adrienne Mayor avance que les piscines de roches calcaires du Styx sont « idéales pour la prolifération de deux substances naturelles extrêmement toxiques, toutes deux récemment documentées par la science : la calichéamicine et le lichen toxique. »

 

LA CALICHÉAMICINE DU CALCAIRE

La calichéamicine est un dépôt croûteux, précipité du grès, surtout dans les lieux où l’eau s’écoule, forme des piscines, puis s’évapore. Comme le remarque Adrienne Mayor dans son article : « Ce sont les conditions décrites par les anciens observateurs de la piscine ceinturée de roches près de la cascade du Styx/Mavroneri. L’eau qui s’écoule à travers le calcaire est chargée en carbonate de calcium, dont le dépôt durcit pour former des croûtes en caliche sur les surfaces rocheuses, la mousse et le lichen ». Elle peut également former des croûtes sur le métal ou l’argile, ce qui pourrait expliquer les mythes sur les récipients corrodés.

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    De nombreux organismes sont connus pour coloniser la surface d’un caliche. Certains, comme les algues, sont inoffensifs en comparaison. D’autres, comme les cyanobactéries, sont « des neurotixines, hépatotoxines, cytotoxines et endotoxines à des niveaux très dangereux pour l’humain et les animaux ». Dans les années 1980, un toxicologue a récolté un échantillon de caliche au Texas qui a mené à la découverte de calichéamicine, une substance toxique qui a été utilisée pour développer une puissante forme de chimiothérapie ciblée pour les anticorps mais qui, dans sa forme d’origine, peut être d’une « létalité cellulaire plus grande que celle de la ricine ». 

    On ne peut affirmer avec certitude qu’elle était présente durant l'Antiquité dans les piscines de calcaire du Styx. Cela repose surtout sur la présence, dans l’Antiquité, des nutriments nécessaires à sa croissance, ainsi que sur les bonnes conditions des sols. Selon la dose, la mortalité d’une telle substance prendrait « probablement des jours ou des semaines au vu des mécanismes toxiques de la destruction d’ADN ». Ce procédé aurait éventuellement mené à une défaillance multiple des organes. Parce qu’elle se dissout dans l’alcool, la calichéamicine aurait été le poison parfait à glisser dans la coupe d’Alexandre le Grand au cours d’un banquet.

     

    L’ACIDE OXALIQUE 

    Adrienne Mayor soupçonne également une seconde toxine produite par les sols qui aurait pu être récoltée sur les rives rocheuses et les piscines du Styx. De nombreux champignons, moisissures et lichens produisent des mycotoxines toxiques. Bien que les effets néfastes de certaines espèces de champignons soient connus depuis des siècles, on pensait jusqu’à un passé relativement récent que les lichens étaient bénins. Une étude récente, remarquée par Adrienne Mayor, a découvert que « l'une des huit espèces de lichen contient […] des [microcystines] toxiques qui peuvent causer des dommages au foie ». Parce que les anciens ne distinguaient pas le lichen des arbres et celui des roches, ils n’ont pas été identifiés comme des sources de poison. Si des chèvres mouraient sur les berges du Styx, ainsi que l’écrivait le géographe antique Pausanias, « l’eau pourrait logiquement être identifiée comme étant la coupable, plutôt que les roches sur son rivage », écrit Adrienne Mayor.

    Les lichens les plus communs de la région qui forment des champignons sur le calcaire, écrit l’historienne, sont « les méristèmes noirs de type aureobasidium et Penicillium, qui peuvent être extrêmement toxiques lorsqu’ils sont ingérés par des animaux et des humains ». Le fait que les champignons lichens produisent une patine noire sur les roches rappelle l’utilisation de l’adjectif « noir » dans les descriptions du Styx. Ces champignons produisent également un acide oxalique toxique hautement corrosif. Cela pourrait également expliquer les rumeurs qui entourent les eaux du fleuve et les métaux endommagés. On utilise aujourd’hui l’acide oxalique pour se débarrasser de la rouille.

     

    LES RACINES D’UNE LÉGENDE

    « Les résultats d’une ingestion de [chacune de] ces substances, explique Adrienne Mayor, auraient été observés et retenus au fil des générations. » Même si peu d’animaux et de personnes en mouraient, le souvenir de ces événements aurait agrémenté les légendes qui entourent un fleuve déjà saturé en mythe sur le monde souterrain.

    Après la mort d’Alexandre le Grand, continue Adrienne Mayor, « je pense qu’il était logique pour les compagnons d’Alexandre de croire qu’il avait été empoisonné. Dans son cercle, beaucoup avaient le mobile et les opportunités. Et les symptômes décrits correspondent à ceux qui ont longuement été associés aux eaux du Styx. » L’historienne a insisté sur le fait que son étude ne résout pas le débat de la mort du conquérant. Pour ce faire, dit-elle, il nous faudrait une machine à remonter dans le temps ainsi qu’une autopsie toxicologique.

    En fin de compte, le problème ne sera jamais résolu. Les scientifiques pourraient aujourd’hui tester les eaux du Styx/Mavronéri en quête de calichéamicine et de lichen, mais leurs découvertes, qu’elles s’avèrent fructueuses ou non, ne pourraient pas dire si le poison se trouvait dans les eaux du fleuve à l'Antiquité.

    Ce qu’explique l’étude d’Adrienne Mayor, c’est pourquoi l’on pensait qu’Alexandre le Grand avait ingéré les eaux du Styx. Une fois que les membres de son cercle avaient décidés qu’il avait bien été empoisonné, ils identifièrent le poison comme venant du Styx car, comme Alexandre, le Styx était entouré de légendes. Une fois cette association faite, tous ont commencé à narrer sa mort avec cette idée en tête.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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