Pourquoi l’Islande souhaite-t-elle récupérer des crânes du Moyen-Âge ?

Des crânes datant de "l’âge d’or" nordique reposent dans les sous-sols d’un musée de Harvard. Mais aujourd'hui des chercheurs des deux côtés de l’Atlantique veulent réunir les têtes avec leurs corps.

De Christian Elliott
Publication 7 août 2023, 16:22 CEST

Une sépulture exhumée au cimetière médiéval de Haffjarðarey, en Islande. En 1905, une expédition scientifique parrainée par l’université de Harvard a retiré les crânes de plus de cinquante corps inhumés dans le cimetière et les a expédiés aux États-Unis, ce qu’un journal islandais avait à l’époque qualifié d’« acte honteux ». Les crânes sont aujourd’hui conservés au musée Peabody d’archéologie et d’ethnologie de Harvard.

PHOTOGRAPHIE DE National Museum of Iceland

Pendant près de quatre cents ans, et ce jusqu’en 1600 environ, une communauté d’Islandais de la côte ouest a enterré ses morts loin du continent, sur la petite île de Haffjarðarey. Des siècles plus tard, les vagues incessantes et l’élévation du niveau de la mer qui tiraillaient les côtes de Haffjarðarey commencèrent à exposer les ossements du cimetière de l’île.

En 1945, ce cimetière se retrouva au cœur de ce que l’on pourrait qualifier de première mission urgente d’archéologie de l’Islande, alors devenue une république indépendante. Son objectif : localiser et exhumer tous les restes médiévaux d’Islandais enterrés sur Haffjarðarey avant qu’ils ne soient définitivement emportés par les flots. Si l'on raisonne en termes de critères scientifiques, la mission fut couronnée de succès puisque les restes squelettiques d’au moins cinquante individus furent identifiés, exhumés et déplacés de l’île pour être étudiés.

Reste que la plupart des corps déterrés furent décapités.

Les restes d’un individu sans tête déterrés dans le cimetière de Haffjarðarey en 1945 sont soigneusement emballés au musée national d’Islande à Reykjavik. Les chercheurs soulignent qu’il est difficile de procéder à certaines vérifications, comme déterminer le sexe d’un individu ou la présence d’une maladie, sans pouvoir examiner l’intégralité des restes humains.

PHOTOGRAPHIE DE Ívar Brynjólfsson, National Museum of Iceland

Ces crânes manquants reposent aujourd’hui dans des boîtes en carton sur des étagères en acier au musée Peabody d’archéologie et d’ethnologie de Harvard : ils servaient à l’époque de complément aux poursuites eugénistes de l’université, en représentant la supposée « race pure » nordique islandaise au sein de la vaste collection de restes humains du musée.

Aujourd’hui, des chercheurs islandais comme américains souhaitent réunir les crânes de Harvard provenant de Haffjarðarey avec le reste de leurs corps, qui reposent actuellement au musée national d’Islande à Reykjavik. Selon les archéologues, cette démarche serait non seulement bénéfique à la science, mais serait aussi la bonne chose à faire sur le plan éthique et moral. Les crânes resteront-ils à Cambridge, dans le Massachusetts, séparés par l’Atlantique et des décennies d’histoire mouvementée ?

 

« PREMIÈRE RÉCOLTE » OU « ACTE HONTEUX » ?

Quarante ans avant que les premiers archéologues islandais n’arrivent sur l’île de Haffjarðarey, le jeune anthropologue Vilhjálmur Stefánsson mena en Islande une expédition de Harvard. Alors qu’en 1905, la loi danoise n’autorisait pas le pillage des tombes dans leur colonie d’Islande, Stefánsson obtint l’autorisation d’un pasteur local de collecter des crânes « déterrés par la mer ».

Pour Harvard, dont la collection eugénique ne cessait de croître, l’Islande était une capsule temporelle de l’« âge d’or » nordique. Elle avait été colonisée puis isolée de l’Europe, préservant ainsi son peuple « parfait » loin du reste du monde. Stefansson voulait en particulier étudier la dentition de ces locaux, car il avait entendu dire que les Islandais n’avaient jamais de caries en raison de leur régime alimentaire à base de poisson.

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    Photo non datée de l’ancien cimetière médiéval de l’île de Haffjarðarey. Les recherches menées par Sarah Hoffman, anthropologue à l’université de Buffalo, ont révélé que Haffjarðarey était l’un des plus grands sites archéologiques de l’époque médiévale en Islande.

    PHOTOGRAPHIE DE National Museum of Iceland

    Lors de leur « première récolte », l’équipe de Harvard avait rassemblé plus de cinquante crânes humains, ce que le journal islandais Ísafold avait à l’époque qualifié d’« acte honteux », accusant l’équipe d’avoir agi sans autorisation et sous le couvert de la nuit. Avant que l’indignation grandissante n’entrave ses projets, Stefánsson expédia les os dans quatre grandes caisses à bord d’un bateau à vapeur en direction de Cambridge. Au musée Peabody, les crânes anonymes de ces Islandais du Moyen-Âge formèrent la collection Hastings-Stefánsson, du nom de l’anthropologue et de son étudiant John Hastings, qui avait aidé son mentor à collecter les restes dans le sable de Haffjarðarey.

    Plus d’un siècle plus tard, en 2015, Sarah Hoffman, étudiante diplômée, décidait d’étudier la collection Hastings-Stefánsson et apprenait l’existence de ces restes islandais en lisant un article de bioanthropologie. Aujourd’hui anthropologue à l’université de Buffalo, Hoffman était ensuite entrée en contact avec Joe Walser, conservateur de l’anthropologie physique au musée national d’Islande, et avait enfin pu réunir les squelettes (du moins sur papier) pour sa thèse de doctorat de 2019. Ses recherches avaient révélé que Haffjarðarey était l’un des plus grands sites archéologiques de l’époque médiévale en Islande, comprenant des ossements exceptionnellement bien préservés par le sol sablonneux de l’île.

     

    UNE POPULATION SÉPARÉE PAR UN OCÉAN

    La séparation géographique des ossements complique aujourd’hui le travail de l’anthropologue. À partir des dents et des crânes de la collection de Harvard, Hoffman a pu effectuer des analyses isotopiques pour comprendre ce que mangeaient ces individus et d’où ils venaient, mais il lui a été impossible de répondre à des questions plus simples, telles que la détermination du sexe.

    « J’aimerais que [les os] soient tous réunis au même endroit, du point de vue des collections archéologiques », déclare Hoffman. « Il est tellement plus facile de considérer l’ensemble comme une population cohérente que comme deux populations séparées par un océan. »

    Les crânes de Haffjarðarey se sont à eux seuls révélés très utiles aux anthropologues de Harvard du début du 20e siècle comme Earnest Hooton, le mentor de Stefánsson, et à leurs problématiques scientifiques : catégoriser et classer les « races » sur la base de mesures crâniennes à des fins d’eugénisme. Aujourd’hui, la seule étude de ces crânes ne suffit pas aux chercheurs contemporains dont l’objectif est d’étudier la santé et la démographie des communautés du passé, déclare Walser. Outre ces raisons scientifiques, Walser et d’autres chercheurs islandais estiment que les crânes de Haffjarðarey devraient être restitués pour des raisons morales et éthiques.

    L’archéologue Jón Steffensen fouille une sépulture à Haffjarðarey au cours de ce que l’on pourrait considérer comme la première mission urgente d’archéologie de l’Islande en 1945. Dans une déclaration au National Geographic, le musée national d’Islande se dit « favorable » à une discussion avec le musée Peabody de Harvard à propos de la restitution des crânes de Haffjarðarey.

    PHOTOGRAPHIE DE National Museum of Iceland

    L’Islande n’a pas de population autochtone : elle fut originellement colonisée par les Nordiques et les Celtes, puis contrôlée par le Danemark. Selon Walser, il ne serait donc pas aussi urgent de rapatrier ces crânes d’un point de vue politique en comparaison avec d’autres cas évidents d’oppression coloniale et de pillage. 

    « Il s’agit plutôt d’une simple question de respect des corps et de l’inhumation », explique-t-il. « Les têtes doivent-elles rester séparées des corps ? Pour moi, la réponse est simple : ça ne semble pas éthique. »

    Si Gísli Pálsson, professeur émérite d’anthropologie à l’université d’Islande, reconnaît que le rapatriement international devrait concerner en priorité les cas de restes enlevés à des communautés indigènes, il souligne que les crânes des Haffjarðarey ont été collectés dans un contexte colonial. « Ils devraient finir en Islande », déclare-t-il. « Il s’agit d’un patrimoine islandais. »

     

    RAPPORTER LES CRÂNES À LA « MAISON »

    En 2016, le responsable des collections du musée national d’Islande a contacté le musée Peabody pour entamer une première conversation sur le rapatriement des crânes de Haffjarðarey. Le bureau des rapatriements de Harvard a mis fin à la discussion, affirmant que le musée traitait en priorité les cas concernés par la loi NAGPRA (Native American Graves Protection and Repatriation Act), ce qui l’empêchait d’examiner les demandes de rapatriement international. Découragés, les Islandais ont cessé toutes sollicitations.

    La loi NAGPRA impose aux universités et aux musées américains d’inventorier les restes humains et les objets funéraires associés aux tribus reconnues par le gouvernement fédéral et de les rapatrier dans les meilleurs délais lorsque la demande leur en est faite. Bien que l’université ait été critiquée pour sa lenteur, Harvard a rapatrié 43 % de sa collection d’anciens restes amérindiens depuis l’adoption de la loi en 1990 et a doublé la taille de son bureau l’année dernière. Reste qu’il n’existe aucune obligation légale aux États-Unis de rapatrier les restes non couverts par le NAGPRA ou de se conformer aux demandes émanant de l’étranger.

    Jane Pickering, directrice du musée Peabody, reconnaît que le musée se concentrait uniquement sur la NAGPRA en 2016, mais affirme que les choses ont « bien changé » aujourd’hui. En 2021, Pickering a présenté des excuses officielles pour le rôle joué par le musée Peabody dans le colonialisme et les préjudices subis par les communautés autochtones. Elle souligne également que Harvard dispose désormais d’un comité directeur sur les restes humains, et que le Peabody a approuvé deux cas de rapatriement international de restes ancestraux au cours de l’année écoulée.

     

    RAPATRIER LES TÊTES DE HAFFJARÐAREY

    Que se passerait-il si le musée national d’Islande présentait aujourd’hui à Harvard une demande officielle de rapatriement ? Le musée Peabody enquêterait très précautionneusement sur la provenance des restes, soit sur les circonstances complexes au cours desquelles Stefánsson s’est emparé des crânes. « La population locale s’y était opposée », note Pickering. « L’opération avait beau être légale et autorisée, ça ne veut pas dire que c’était pas la bonne chose à faire. »

    Walser s’inquiète également de la sécurité de ces os fragiles et se demande si l’impératif éthique de restituer les restes l’emporte sur le risque inhérent à leur transport. Il serait alors temps d’aborder les questions pratiques que sont les complexités juridiques et les coûts associés au transport international de restes humains d’une collection de musée à une autre.

    « Le musée national d’Islande est d’accord pour discuter du rapatriement des restes squelettiques de Haffjarðarey" » déclare Harpa Þórsdóttir, directeur général du musée national d’Islande, dans un communiqué adressé à National Geographic. « En fin de compte, nous voulons ce qu’il y a de mieux sur le plan éthique pour la collection, tout en n’oubliant pas l’importance de sa préservation à long terme. »

    L’Islande a une longue histoire de rapatriements réussis. Les sagas, ces manuscrits sur la vie médiévale et la mythologie islandaise extrêmement importants d’un point de vue culturel sont à la base même de l’indépendance de l’Islande, note Pálsson. Le Danemark a restitué de nombreux manuscrits de sagas dans le cadre d’une série de rapatriements très médiatisés qui ont fait suite à l’indépendance de l’Islande. Certains chercheurs font toujours pression pour récupérer les manuscrits restants, afin de remplir le centre culturel islandais Edda, qui a récemment ouvert ses portes.  

    Alors que les rapatriements deviennent plus répandus en Islande et dans le monde, peut-être que la collection Hastings-Stefánsson retournera un jour prochain en Islande et que les têtes de Haffjarðarey rejoindront leurs corps après plus d’un siècle de séparation.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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