Quelle est la définition exacte d'un génocide - et pourquoi est-ce si difficile à prouver ?

Si le génocide est officiellement reconnu par le droit international depuis les années 1940, il aura fallu attendre des décennies pour que quiconque en soit reconnu coupable. Depuis, le terme est devenu une arme politique.

De Erin Blakemore
Publication 25 avr. 2022, 11:09 CEST
Le génocide en tant que concept légal est apparu dans les années 1940. On doit la ...

Le génocide en tant que concept légal est apparu dans les années 1940. On doit la création de ce terme à un juriste pour qui le droit de la guerre tel qu’il existait alors était inadéquat pour juger les crimes commis lors de la Seconde guerre mondiale. On s’en est depuis servi pour qualifier, entre autres, la barbarie des Khmers rouges qui ont assassiné environ 1,7 millions de Cambodgiens (dont les personnes en photo ici) à la fin des années 1970.

PHOTOGRAPHIE DE Manuel Cenata, Getty Images

Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies, avait beau être roué aux échanges avec des dirigeants du monde entier et des diplomates influents, en 2014, il lui a fallu faire face à un public bien différent : un stade rempli de 30 000 Rwandais pleins de souffrances qui, vingt ans plus tôt, avaient vu plus de 800 000 de leurs concitoyens se faire massacrer pendant cent jours de terreur qui finirent par être reconnus comme génocide.

« Nous ne devons pas nous retrouver à prononcer les mots "plus jamais" encore et encore », déclara Ban Ki-moon a une foule de survivants qui criaient et sanglotaient.

Après le massacre rwandais, pour la première fois de l’Histoire, un tribunal international qualifia ce qui s’était passé de génocide, crime dont la définition ne fut formalisée qu’après la Shoah. Cette année, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a ravivé les débats concernant la définition du génocide et la façon de le juger. Retour sur l’histoire du terme et sur les raisons pour lesquelles c’est un crime particulièrement difficile à prouver.

Une collection de machettes et d’instruments en métal récupérés près de la frontière rwandaise dans le camp de réfugiés de Goma en 1994. Ce type d’arme était largement répandu et utilisé lors du génocide.

PHOTOGRAPHIE DE Gilles Peress, Magnum

L’ORIGINE DU MOT « GÉNOCIDE »

Le génocide en tant que notion légale n’a pas vu le jour avant les années 1940. On doit le terme à Raphael Lemkin, juriste juif polonais qui travaillait dans le domaine alors émergent du droit international. Comme l’écrit son biographe Douglas Irvin-Erickson, Raphael Lemkin avait l’impression que « le droit de la guerre tel qu’il existait alors était inadéquat pour traiter les nouvelles formes de violence politique qui frappaient le monde ».

Sa première tentative de rédaction d’un nouveau droit de la guerre a lieu en 1933, dix mois après qu’Adolf Hitle a accédé à la chancellerie et commencé à promulguer des lois répressives ciblant les Juifs d’Allemagne. Raphael Lemkin écrit à la Société des Nations, organisation internationale fondée pour maintenir la paix dans le monde, et propose que celle-ci interdise ce qu’il nomme alors « barbarie » et « vandalisme ». Mais sa proposition est rejetée et, lorsque Hitler s’empare de la Pologne, il fuit le pays.

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    En avril 1994, environ 50 000 Tutsis furent transférés dans une école de Murambi où on leur promit qu’ils seraient à l’abri de la violence qui frappait alors le Rwanda. Mais ils furent en fait massacrés par des extrémistes hutus. Leur dépouille fut exhumée un an plus tard. Aujourd’hui, un monument y honore leur mémoire

    PHOTOGRAPHIE DE Alex Majoli, Magnum Photos
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    Un homme crie au milieu des cadavres dans le camp de réfugiés de Kibeho, au Rwanda. Un an après le génocide des Tutsis, des soldats tutsis ouvrirent le feu afin de nettoyer le camp, tuèrent environ 4 000 Hutus et firent plus de 95 000 orphelins.

    PHOTOGRAPHIE DE Paul Lowe, Panos

    Raphael Lemkin finira par débarquer aux États-Unis et par publier un livre intitulé Axis Rule in Occupied Europe en 1944. Dans cet ouvrage, il emploie un terme nouveau : génocide. Il a inventé le mot en 1942 en combinant le mot grec genos (clan ou race) et le terme latin cide (tuer). Certains pays ont alors déjà leur propre mot pour désigner la même chose, les Allemands ont par exemple leur Völkermord (le fait d’assassiner délibérément une ethnie ou un peuple). Mais Raphael Lemkin veut un néologisme qui ne puisse pas être revendiqué par un seul groupe en particulier.

    Les Alliés ne connaissent pas encore l’ampleur des crimes de guerre commis par Hitler. Mais en 1945, avec la libération des camps de concentration et des camps de la mort, l’horreur de la Shoah prend un visage. Raphael Lemkin, dont les parents et quarante-sept autres membres de sa famille sont morts de la barbarie nazie, insiste pour que le terme soit employé par l’accusation au procès de Nuremberg qui doit exposer l’ampleur et la brutalité de la Shoah. Il obtient gain de cause et ce nouveau mot gagne du terrain dans un monde à la recherche d’une façon de protéger ses générations futures.

     

    CE QU’EST UN GÉNOCIDE - ET CE QUI NE L’EST PAS

    En décembre 1946, après la clôture du procès, l’Assemblée générale des Nations unies fait du génocide un crime encadré par le droit international. Deux ans plus tard est adoptée la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, accord qui désigne la tentative d’anéantir tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme un « fléau odieux ». Depuis lors, le génocide est officiellement interdit par la communauté internationale.

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    Une femme travaille la terre qu’elle a obtenue en compensation des souffrances qu’elle a subies lors du génocide rwandais. L’indemnisation des survivants est cependant incomplète et, selon certains observateurs, les efforts faits sont insuffisants.

    PHOTOGRAPHIE DE Alex Majoli, Magnum
    Droite: Fond:

     

    Speciose Mukakibibi montre la cicatrice que lui a laissé un homme lui ayant lacéré le visage à coup de machette lors du génocide rwandais. Elle était enceinte quand elle a fui sa maison située à Runyinya, mais cela n’a pas empêché son agresseur de s’en prendre à elle. Trois de ses cinq enfants ont été tués.

    PHOTOGRAPHIE DE Jenny Matthews, Panos

    Pour être condamné pour génocide, la défense (un individu ou un État) doit non seulement avoir montré l’intention d’en commettre un, mais également s’être rendue coupable d’au moins un des crimes suivants : meurtre de membres du groupe, atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction, mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ou transfert forcé d’enfants du groupe vers un autre groupe. Les personnes inculpées pour génocides doivent être jugées soit par un tribunal international, soit là où le génocide a eu lieu.

    D’un point de vue légal, le génocide diffère des crimes de guerres, qui eux ne se produisent que dans le contexte d’un conflit armé et sont notamment caractérisés par les « homicides intentionnels », la prise d’otages et les tortures et traitements inhumains. Les crimes contre l’humanité peuvent quant à eux survenir en temps de paix et peuvent notamment être caractérisés par le meurtre, la réduction en esclavage et la persécution pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste.

    Quoique l’ensemble de ces crimes puissent frapper un grand nombre de personnes à la fois, ils ne sont qualifiés de génocide que s’ils ciblent des groupes spécifiques de personnes avec l’intention de « [les] détruire, [totalement ou partiellement] ». Le génocide est particulièrement difficile à traduire en justice et pour cette raison, la communauté internationale a tendance à accuser les personnes qu’elle juge d’autres crimes.

    Photographies d’un homme détenu à Auschwitz, plus grand camp de concentration nazi. Ces clichés sont visibles à l’intérieur du Menorah Jewish Center de Dnipro, en Ukraine, qui se penche sur le passé, le présent et le futur de la vie juive.

    PHOTOGRAPHIE DE Abbas, Magnum

    LE GÉNOCIDE ENFIN DEVANT LES TRIBUNAUX

    Si le génocide venait enfin d’être officiellement interdit par la loi, il allait falloir encore quelques décennies avant que la communauté internationale n’applique effectivement cette interdiction. En 1994, le Conseil de sécurité des Nations unies créa un tribunal pénal international après les meurtres de masse commis pendant la guerre civile rwandaise lors de laquelle des milices armées hutus avaient massacré des Tutsis après l’assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana au mois d’avril.

    Bien que le nombre de victimes fasse encore débat, au moins 800 000 personnes auraient été tuées en l’espace de cent jour seulement. Bon nombre de celles qui ont survécu ont subi violences sexuelles et torture.

    Des familles de victimes en deuil au mémorial du génocide de Srebrenica à l’occasion du 17e anniversaire de ce massacre survenu en 1995. Plus grand crime commis en Europe depuis la Seconde guerre mondiale, ce génocide a vu les forces serbes de Bosnie traquer et exécuter plus de 8 000 Bosniaques, garçons et hommes.

    PHOTOGRAPHIE DE Paolo Pellegrin, Magnum

    Entre 1994 et 2016, le tribunal aurait inculpé 93 personnes, pour la plupart d’éminents dirigeants du Rwanda, et condamné 63 d’entre elles pour les crimes de génocide, d’incitation au génocide et pour d’autres crimes également.

    Ce fut ensuite au tour de la Serbie d’être accusée de génocide en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990 pour le nettoyage ethnique des musulmans de Bosnie perpétré par ses forces armées. En 1995, lors du massacre de Srebrenica, des membres de l’armée de la République serbe de Bosnie, accompagnés d’une unité paramilitaire, exécutèrent méthodiquement 8 000 Bosniaques, hommes et garçons.

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    Pour beaucoup, l’annihilation systématique de la population arménienne par l’Empire ottoman en 1915 et en 1916 constitue le premier génocide du 20e siècle. Plus d’un million d’Arméniens auraient été massacrés et déportés lors de cette période.

    Droite: Fond:

    Pour beaucoup, l’annihilation systématique de la population arménienne par l’Empire ottoman en 1915 et en 1916 constitue le premier génocide du 20e siècle. Plus d’un million d’Arméniens auraient été massacrés et déportés lors de cette période.

    Photographies de Photograph via History/Universal Images Group, Getty Images

    À la suite de ce bain de sang, les Nations unies concluent qu’elles ont malgré elles facilité la survenue de ce massacre à cause de leur réticence à intervenir. Même si un nombre conséquent de personnes furent déclarées coupables de génocide, les Nations unies acquittèrent la Serbie de ce crime. Cependant, le tribunal décréta que l’action de la Serbie n’avait pas été suffisante pour empêcher le génocide ou punir ceux qui l’avaient commis.

    L’ONU a également joué un rôle dans les enquêtes, les poursuites et le procès intenté aux personnes accusées d’avoir commis un génocide sous le règne des Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979. En l’espace de quatre années, le régime de Pol Pot aurait torturé et exécuté approximativement 1,7 millions de personnes. Le gouvernement cambodgien coopère avec le tribunal mais les progrès sont incertains et cela n’a pour l’instant donné lieu qu’à trois condamnations.

    Des réfugiés arméniens rassemblés sur le pont d’un croiseur français les ayant secourus du génocide perpétré par l’Empire ottoman.

    PHOTOGRAPHIE DE Photo12, UIG/Getty Images

    POURQUOI IL EST DIFFICILE DE PROUVER UN GÉNOCIDE

    Avec la popularisation du terme « génocide », des universitaires ont commencé à l’employer pour désigner des « atrocités de masse » survenues par le passé telles que le massacre d’Amérindiens par des colons européens lors de la ruée vers l’or, la stérilisation des Ouïghours par la Chine en 2020 et l’assassinat de 1,2 millions de chrétiens d’Arménie par l’Empire ottoman en 1915 et 1916.

    Malgré tout, la barbarie de masse échappe en grande partie à la qualification de génocide dans le droit international. Tandis que le droit est clair quant à ce qui constitue ou non un génocide, ses détracteurs avancent que la norme légale définissant le génocide est si spécifique qu’elle n’est presque jamais applicable aux tueries de masse ou aux actes brutaux perpétrés à l’encontre d’un groupe.

    Selon l’ONU, « l’intention est l’élément le plus difficile à établir […] La destruction culturelle ne suffit pas, pas plus que la simple intention de disperser un groupe. »

    Photos de victimes prises avant leur entrée au S-21. Les Khmers rouges photographiaient et créaient un dossier pour chaque prisonnier qui entrait dans ce centre de torture désormais connu sous le nom de Tuol Sleng. L’Allemagne nazie avait employé le même procédé pour documenter l’internement des Juifs lors de la Shoah.

    PHOTOGRAPHIE DE Photo by Martyn Aim, Corbis/ Getty Images

    Techniquement, l’ONU ne peut engager des poursuites pour génocide que lorsqu’une nation membre n’a pas rempli l’obligation qu’elle a de juger le crime elle-même. Il en résulte que le génocide peut être jugé dans divers lieux et par diverses entités.

    D’après certains experts légaux, la définition de « génocide » ne suffit pas à empêcher effectivement des personnes d’en perpétrer un et, parce que ce type de crime est particulièrement difficile à prouver, les procureurs n’engagent des poursuites pour génocide que trop rarement. « Il y a si peu de condamnations à ce jour, la communauté internationale a un retard certain à rattraper », écrit Rachel Burns, professeure de criminologie de l’Université de York.

    Le génocide est désormais considéré comme le plus abominable de tous les crimes. Mais le terme est parfois employé par des personnes mal intentionnées et utilisé pour détourner l’attention des crimes qu’elles commettent. Comme l’écrivaient Matthew Kupfer et Thomas de Waal de la Fondation Carnegie pour la paix internationale en 2014, depuis les années 1940, on se sert parfois de l’accusation de génocide comme d’une « arme de rhétorique politique », cela a par exemple été le cas de l’Union soviétique.

    Des prêtres arméniens lors d’une commémoration du génocide arménien en avril 1994. Cette tragédie est devenue une poudrière géopolitique : le gouvernement turc continue de nier que les massacres perpétrés puissent être qualifiés de génocide. 

    PHOTOGRAPHIE DE Thomas Dworzak, Magnum Photos

    Selon eux, le mot « génocide » s’est, de manière ironique, « désamarré de sa formulation légale d’origine » et est lui-même devenu une arme de guerre.

     

    ÉTABLIR LA FACTUALITÉ D’UN GÉNOCIDE EN UKRAINE

    À ce jour, de nombreux membres de la communauté internationale (dont le président Volodymyr Zelensky et le président Joe Biden) ont accusé Vladimir Poutine de commettre un génocide en Ukraine. « Il est de plus en plus clair que Poutine essaie d’anéantir l’idée même […] que l’on puisse être Ukrainien », déclarait le président américain le 12 avril dernier.

    Poutine a depuis rejeté ces allégations. La Cour internationale de justice doit encore trancher pour savoir si l’invasion de l’Ukraine par la Russie doit compter parmi la poignée de conflits qu’on a jusqu’ici officiellement reconnus comme génocides.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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