Qui étaient vraiment les crétins des Alpes ?
Au 19e siècle, près de 20 000 crétins peuplaient les Alpes françaises et intriguaient les touristes.
Des « crétins des Alpes » représentés dans une gravure de Franz Sartori. Vienne, 1819.
« Crétins des Alpes » n’a pas toujours été une des insultes favorites du capitaine Haddock. Au 19e siècle, l’expression désignait une réalité médicale. Avec le développement du tourisme, la bourgeoisie urbaine découvre le sublime des sommets alpins en même temps que les handicaps physiques et mentaux de nombre de ses habitants. Petits en taille et incapables d’intelligence, près de 20 000 « crétins » peuplent alors les Alpes françaises et intriguent les touristes.
Jusqu’en 1922, les médecins n’arrivent pas à expliquer les causes de cette infirmité. Les hypothèses foisonnent, et les traitements aussi. Ce sont finalement des médecins suisses qui vont isoler la véritable cause de la crétinerie : le manque d’iode dans les terres alpines, éloignées de la mer. Cela fait dysfonctionner la thyroïde et bloque la croissance humaine. Avec cette découverte, la pathologie est ensuite rapidement éradiquée. Entre temps, les « crétins des Alpes » sont devenus partie intégrante du folklore alpin, affichés dans les cartes postales que s’envoient les touristes. Aujourd’hui, ils ont disparu mais l’expression a survécu. Antoine de Baecque, historien passionné par la montagne et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, a retracé ces événements dans un livre « Histoire des crétins des Alpes » paru aux éditions Vuibert en 2018. Entretien.
En Suisse et en France, des instituts spécialisés regroupent les crétins dans des asiles. Interlaken, Suisse.
Que recouvre exactement l’expression « crétins des Alpes » ?
Ce sont des êtres petits, difformes, goitreux, incapables de paroles et d’intelligence, et qui ont du mal à marcher. Impossible de rater un crétin quand on en croise un. Ces infirmités traduisent une pathologie très grave.
Il y a différentes étymologies du mot « crétin » possibles. Cela peut dériver du mot « chrétien », puisqu’ils étaient bien intégrés à la communauté paroissiale, ou bien du mot « Kreide » en allemand qui signifie «craie» et pourrait décrire le côté crayeux du teint. Dès l’an 1000, des sources médicales et religieuses attestent de leur présence dans les Alpes. Les prêches défendent ces êtres vus comme des figures de la providence. Mais c’est à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle que les témoignages décrivant les crétins se multiplient, au moment où le tourisme se développe dans les Alpes.
À ce moment là, les élites urbaines sont prises d’une passion pour les Alpes et rapportent de nombreux récits de voyages où figurent les crétins.
Oui, avec les colonies, les Alpes constituent l’autre terrain de jeu privilégié des élites européennes. Les premières infrastructures hôtelières voient le jour, l’alpinisme se développe. Les crétins des Alpes deviennent alors une figure importante des récits de voyage. Car au sein des paysages grandioses que découvrent les voyageurs, les crétins font tache. C’est le monstre au milieu du sublime. Dans le folklore alpin, ils apparaissent comme des contre-exemples étranges et inexplicables du montagnard libre. Il y a aussi une autre interprétation qui apparaît sous la plume des voyageurs : les crétins seraient des êtres authentiques, préservés du progrès et de la modernité. Cela donne un sens à leur handicap.
Chez Flaubert, ou chez Hugo par exemple, on trouve cette confrontation entre le touriste - un être artificiel qui cherche à gravir les sommets - et le crétin, qui résiste, par ses limites, à la mise en tourisme des Alpes. Face à un monde qui va de plus en plus vite, le crétin détonne par son inertie. Les crétins ont donc, pour certains poètes et écrivains, une portée idéologique anti-modernité. D’ailleurs, cette image a perduré jusqu’à aujourd’hui – un groupe de rock « Laids crétins des Alpes » revendique une sorte d’anarchisme anti-touristique. Le cinéaste Luc Moullet en a fait des personnages qui permettent de camper les Alpins traditionnels…
Pendant près d’un siècle, les médecins ne parviennent pas à trouver la cause du crétinisme. Quelles sont leurs hypothèses ?
À partir des années 1820-1830, cela devient une question médicale de grande ampleur. J’ai pu lire près d’une centaine de thèses de médecine sur les causes du crétinisme. En 1860, cela évolue même en une question de santé publique, puisque la Savoie devient française, et que Napoléon III importe donc des milliers de crétins avec ce nouveau bout de France. Il s’agit alors d’éradiquer le phénomène. Certaines vedettes de la littérature médicale s’y intéressent. Plusieurs hypothèses sont étudiées. Il y a celle du climat, selon laquelle des masses d’air humide stagneraient au fond des vallées et influenceraient le développement humain. Il y a la thèse raciale : le crétinisme serait une forme de dégénérescence de la « race » alpine, une étape intermédiaire dans l’évolution – cette thèse est assez vite combattue.
D’autres expliquent le crétinisme par la consanguinité, ou bien le manque d’hygiène dans ces vallées reculées, ou encore la mauvaise qualité de l’eau. Autre hypothèse : les terres alpines étant éloignées de la mer, le crétinisme proviendrait d’un dérèglement de la thyroïde causé par un manque d’iode. Cette déficience provoquerait la poussée d’un myxoedème derrière le crâne qui bloquerait le développement humain. Depuis le début du 20e siècle, on sait que cette dernière thèse est la bonne. Pourtant, elle est remise en cause à l’époque car les médecins ont déjà tenté de soigner le crétinisme avec de l’iode. Mais ils se trompent sur le dosage. Ils en mettent trop – l’iode provoque alors des maux de ventre. En 1922, des médecins suisses introduisent une dose minimale d’iode dans le sel de table lors d’une expérience. Cette mesure est extrêmement efficace. En quelques mois, on constate un arrêt du développement du crétinisme. C’est un cas d’école de santé publique : il est rare de trouver une solution aussi simple à un problème si important.
Avant de trouver le remède, des médecins tentent de guérir les crétins en les enfermant dans des asiles.
Il y a cette idée propre à la médecine du 19e siècle qu’il faut soustraire les crétins à leur milieu naturel. Si on ne peut pas les guérir, on peut les éduquer. C’est ce que pensent les docteurs. En Suisse et en France, des instituts spécialisés regroupent les crétins dans des asiles et tentent des remèdes à base de chocs électriques, d’eau glacée ou même de son pour éveiller leur sensibilité. Dans les années 1830, Jean-Pierre Falleret, aliéniste de la Salpêtrière, à Paris, fait venir des crétins et plus particulièrement des crétines depuis les Alpes. Il pratique sur elles toute une série d’expériences. Il tente même de les faire chanter dans des chorales. C’est évidemment voué à l’échec, puisque la cause du crétinisme est anatomique. Mais cela témoigne de l’intérêt que ces crétins suscitaient.
Comment est-ce que l’expression « crétin des Alpes » a traversé les siècles ?
Au moment où les crétins disparaissaient, l’insulte commence à mener une existence active dans la mythologie. Les milieux politiques l’ont beaucoup utilisée notamment dans les années 1920 et 1930 pour désigner un adversaire. C’est ainsi qu’en 1940, Hergé la met dans la bouche du capitaine Haddock, pour l’adresser principalement au professeur Tournesol. C’est d’ailleurs ce qui m’a mis sur la piste de ces crétins.