Racisme en France : l’universalisme en trompe-l'œil

Au pays des droits de l’Homme, les a priori racistes ont régulièrement pesé sur les politiques migratoires et le rapport aux étrangers. Décryptage de cinq idées reçues.

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Publication 11 juin 2021, 10:00 CEST, Mise à jour 24 juin 2021, 11:10 CEST
À Paris, le17 octobre 2020, des manifestants défilent en solidarité avec la Marche nationale des sans-papiers. ...

À Paris, le17 octobre 2020, des manifestants défilent en solidarité avec la Marche nationale des sans-papiers. Les trois quarts des migrants subsahariens doivent attendre dix ans pour obtenir un titre de séjour, ce qui complique grandement leur intégration. 

PHOTOGRAPHIE DE Frédéric Migeon, Hans Lucas

Aujourd’hui, un quart de la population vivant en France est composée d’immigrés ou de personnes nées en France d’au moins un parent immigré. Un chiffre qui en dit long sur le brassage des origines à l’intérieur de nos frontières.

Le phénomène n'est pas récent. Le pays a été la première nation d’Europe à faire appel aux étrangers, dès la seconde moitié du 19e siècle, pour pallier le « manque de bras » lié au recul de la natalité et aux saignées des guerres révolutionnaires et napoléoniennes.

Pour autant, la pensée de l’altérité n’a jamais été de soi dans notre histoire, malgré notre penchant affiché pour les postures universalistes. Les nouveaux venus sont censés se fondre dans une nation « une et indivisible ». La vision a le vernis lisse des images d’Épinal. Elle escamote les heurts et le lent labeur qui ont présidé à la construction de notre identité commune.

Avant d’être l’étranger, l’Autre a d’abord été l’habitant des terres conquises par la royauté – ce provincial chez qui l’on voyait déjà des différences raciales et un barbare à assimiler. La stigmatisation s’est étendue ensuite aux immigrés européens, puis aux citoyens des anciennes colonies du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. En parallèle surgissait de façon récurrente la tentation d’une sélection raciale des immigrés, via une hiérarchie des origines nationales, jugées plus ou moins désirables. Et si notre époque a davantage de pudeurs verbales, elle n’a pas rompu avec les préjugés ethnoraciaux, comme le montrent les études récentes sur les discriminations. La crainte du « communautarisme » mène à une prolifération de dispositifs légaux destinés à promouvoir l’intégration des étrangers.

L'injonction à s’intégrer n’a jamais été aussi pressante, au point d’exiger parfois « que les immigrés soient intégrés avant d’entrer sur le territoire, » observe le sociologue et démographe François Héran, titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France. « Or l’intégration ne se décrète pas, elle s’effectue au fil du temps. » Retour avec le chercheur sur cinq idées reçues de notre récit migratoire, dans lequel les idéaux se heurtent aux a priori racistes.

Des enfants de mineurs polonais sont en garderie sous la vigilance d’une sœur, à Oignies (Pas-de-Calais), dans les années 1920. Très présents dans les mines et les industries du nord du pays, les Polonais étaient alors les immigrés les plus nombreux, après les Italiens.

PHOTOGRAPHIE DE Albert Harlingue, Roger Viollet

 

IDÉE REÇUE N°1 - LE DROIT DU SOL RELÈVE D'UNE PHILOSOPHIE HUMANISTE

En 1889 est adoptée la loi instaurant que tout enfant né en France de parents étrangers et domicilié dans le pays acquiert la nationalité française à sa majorité. Ce droit du sol simple différé ne traduit cependant pas une générosité envers les enfants d’immigrés.

Il fallait répondre aux revendications des populations frontalières, rappelle François Héran. « À l’époque, les Belges ou les Italiens venaient en masse travailler dans les mines, l’industrie textile ou les fermes ; ils y plaçaient aussi leurs enfants nés sur place. Légalement étrangers, ces enfants étaient exemptés du service militaire. Ils pouvaient sans délai entrer dans les métiers, alors que les enfants des familles françaises étaient astreints au service militaire, qui durait alors cinq ans, voire sept pendant la guerre de Crimée. En naturalisant les enfants d’étrangers, on mettait fin à une injustice. Certains étrangers ont d’ailleurs dénoncé cette “annexion” de leurs enfants par la France.»

 

IDÉE REÇUE N°2 - LE « COMMUNAUTARISME » EST UNE HANTISE CONTEMPORAINE

Le spectre de minorités inaptes à s’intégrer est ancien. Au siècle des Lumières, on reproche aux Juifs de faire société à part, de se comporter en « misanthropes ». Un paradoxe, car c’est d’abord la loi qui organise leur exclusion : « Sous l’Ancien Régime les Juifs de l’Est avaient un statut d’étrangers et subissaient de lourdes discriminations, comme le péage à l’entrée des villes, » note François Héran. Ils étaient voués à jouer les intermédiaires, car ils n’avaient pas le droit de cultiver la terre. La Révolution a aboli ce statut d’exception, mais pas la peur de leur supposé séparatisme.

« Napoléon doute de leur patriotisme et envisage de leur imposer un quota de mariages avec des non-Juifs, » précise le chercheur. Il y renonce devant l’opposition du Conseil d’État. Mais les décrets de 1808, censés durer dix ans, accordent aux maires le pouvoir de refuser l’installation d’un commerçant juif dans leur commune et prohibent l’installation de nouvelles familles juives en Alsace. « Les préfets multiplient les dérogations pour rendre ces décrets caducs bien avant 1818 : ils constatent que les Juifs mènent une vie normale dès lors qu’on leur applique le droit commun. »

Un siècle plus tard, c’est au tour des « groupes allogènes » formés par les immigrés européens (Belges, Italiens, Polonais) d’être brocardés. « Les nouveaux arrivants, » commente François Héran, « s’installent là où la diaspora est prête à les accueillir et à les recommander aux employeurs : cela allège le coût de l’intégration et c’est un phénomène classique. »

Dans l’entre-deux-guerres, le grief de séparatisme vise avant tout les Polonais et, dans une moindre mesure, les Italiens : « Les entreprises avaient fait venir les Polonais par trains entiers pour reconstruire les mines et les industries du nord de la France, détruites par la guerre de 1914-1918. Ils avaient beau être catholiques, ils arrivaient avec leurs curés, leurs journaux, leurs variantes rituelles, et ces entorses au catholicisme standard étaient très mal perçues. »

L’actuelle dénonciation du communautarisme s’inscrit dans cette vieille défiance. L’enquête «Trajectoires et Origines» (TeO), réalisée en 2009 par l’Insee et l’Institut national d’études démographiques (Ined), témoigne pourtant de l’ouverture des deuxièmes générations : 65 % des enfants d’immigrés sont en couple avec une personne issue de la population d’origine française. Du reste, cette crainte récurrente du séparatisme repose sur une représentation idéalisée de l’unité nationale.

« L’unification de la France est beaucoup plus tardive qu’on ne le croit, » rappelle François Héran. « L’historien américain Eugen Weber cite ainsi quantité de témoignages des années 1830-1840 : les voyageurs étaient persuadés de pouvoir distinguer à vue des races bretonnes, auvergnates, savoyardes. Au sud de la Loire, on était déjà chez les barbares... »

 

IDÉE REÇUE N°3. LA FRANCE A ÉTÉ UNE TERRE D’ACCUEIL POUR TOUS LES MIGRANTS

« Au 19e siècle, on est convaincu que la France, grâce à ses valeurs et sa maîtrise technique, détient un énorme pouvoir d’assimilation, » souligne François Héran. « Elle assimilera les colonies aussi aisément que les provinces. Un historien comme Jules Michelet estime même que le continuum racial entre les Provençaux et les Algériens facilitera la colonisation. L’Église pense que les missionnaires résorberont aisément l’islam. Les ingénieurs adeptes du “saint-simonisme” pensent que le progrès technique ralliera les populations. Il n’en est rien : les Algériens résistent, refusent de se convertir, s’accrochent à leur mode de vie. D’où la grande complainte des militaires et des colons : les indigènes sont “obstinés”, “fanatiques”, “inassimilables”.»

Un jugement qui les reléguera au bas de l’échelle des groupes ethniques quand une sélection des immigrés fondée sur des critères raciaux se posera dans l’Hexagone. La tentation se manifeste durant l’entre-deux-guerres. Chronologie paradoxale, car la période est celle du vote de la loi de naturalisation de 1927, la législation la plus libérale de l’histoire de France en la matière.

Dans les années 1950, à Paris, des travailleurs nord-africains suivent un cours du soir de français. Des discours de l’abbé Sieyès, sous la Révolution, jusqu’à l’actuel Contrat d’intégration républicaine (CIR), la langue est tenue pour l’instrument d’intégration privilégié à la nation.

PHOTOGRAPHIE DE AKG Images, Paul Almasy

« Elle répondait au concert de lamentations sur le déclin démographique de la France, » relève François Héran. « Mais elle est contrebalancée par l’idée qu’on ne peut tout de même pas naturaliser n’importe qui. Louis Barthou, le ministre de la Justice, commente la loi dans une instruction aux préfets et aux parquets qui est l’un des rares textes officiels français évoquant des distinctions de “races”. » Il intime de naturaliser en priorité les immigrés issus des nations de « races sœurs », jugées plus «- assimilables » : Italiens, Espagnols, Belges. Les Polonais sont exclus de la liste, ainsi que les peuples du Levant ou d’Afrique du Nord.

Avec la crise économique des années 1930, la France expulse manu militari nombre d’immigrés polonais, avant que le régime de Vichy ne systématise le tri racial des étrangers.

La Libération de 1945 ne rompt pas immédiatement avec l’approche ethnique. En juin 1945, le général de Gaulle, alors chef du gouvernement, adresse ainsi une lettre au garde des Sceaux, Pierre-Henri Teitgen. Il y appelle à « limiter l’afflux des Méditerranéens et des Orientaux qui, depuis un demi-siècle, ont profondément modifié la structure humaine de la France ». De Gaulle souhaite « que la priorité soit accordée aux naturalisations nordiques (Belges, Luxembourgeois, Hollandais, Suisses, Danois, Scandinaves, Islandais, Anglais, Allemands...) ».

L’historien Patrick Weil observe que Teitgen ne donnera aucune suite à ce courrier. « À la tête du Conseil d’État, René Cassin élimine toute idée de hiérarchie raciale dans le projet d’ordonnance de 1945 sur les naturalisations, estimant qu’elle déshonorerait la France », note François Héran.

Le fantasme d’une sélection ethnique des immigrants hante encore les années 1960. La revue de l’Institut national d’études démographiques publie alors un premier essai de dénombrement des Noirs en France, qui mêle les GI américains restés dans le pays, les descendants d’esclaves des Antilles et les immigrés d’« Afrique noire ». Le but est de « prendre la mesure des problèmes que soulève la présence noire en France ».

L’auteur de l’estimation, Robert Delerm, se livre sans fard sur le sujet dans un livre publié trois ans plus tard. Obsédé avant la lettre par le spectre du « grand remplacement », il juge que « l’immigration des Noirs doit être découragée ». Il préconise de les envoyer en Guyane et de remplacer les Arabes par des Turcs, selon lui moins religieux et plus proches physiquement des Français.

« Si l’État de droit n’opère pas de sélection ethnoraciale, l’État-acteur s’y adonne de façon indirecte en choisissant, par exemple, de localiser les bureaux de recrutement dans tel ou tel pays », révèle François Héran. L’ultime chapitre de cette logique de gestion ethnique des flux migratoires s’écrit à la fin des années 1970. Le président Valéry Giscard d’Estaing tente alors, en vain, de ne pas renouveler les permis de travail d'un million d’immigrés algériens.

 

IDÉE REÇUE N°4 - LES DISCRIMINATIONS SE DILUENT DANS LES INÉGALITÉS SOCIALES

« Depuis 2003, les enquêtes anonymes de la statistique publique française peuvent recueillir des informations non seulement sur le pays de naissance et la première nationalité des personnes interrogées, mais aussi sur ceux de leurs parents, » explique François Héran. Il s’agit de statistiques ethniques – mais non ethnoraciales, qui restent interdites dans les fichiers administratifs. « On peut désormais mesurer l’ampleur des discriminations subies par les première et deuxième générations dans l’accès à l’éducation, l’emploi, le logement, le crédit, la santé... »

Selon l’enquête TeO, à conditions sociales équivalentes, les enfants d’immigrés maghrébins ont une probabilité d’être au chômage supérieure de 5 % à celle de la population majoritaire. Les discriminations ethnoraciales ne sont pas réductibles aux inégalités sociales, elles s’y ajoutent. Les tests de discrimination (envoi de milliers de CV fictifs à des centaines d’employeurs) corroborent les enquêtes sur ce point.

« À diplôme égal et premières expériences professionnelles identiques, les chances d’obtenir un entretien sont divisées par deux pour les candidats ayant une origine maghrébine ou subsaharienne perceptible, » souligne François Héran. Il ne suffit donc pas de miser sur l’école républicaine, car l’origine continue à faire une différence. « L’ampleur du phénomène est complètement sous-estimée dans le débat public français. La discrimination est diffuse, d’où l’idée d’une discrimination systémique. » Et, en la matière, la France accuse un retard historique.

Le pays a attendu 2004, soit cinquante ans après l’Angleterre, pour créer une institution dédiée, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), absorbée depuis par le Défenseur des droits.

François Héran pointe le poids écrasant de la mystique républicaine : « On se représente l’État français comme naturellement immunisé contre les discriminations, avec son beau principe d’égalité. Or il ne suffit pas de l’énoncer pour qu’il soit suivi d’effet, il faut aussi mesurer les écarts entre l’idéal et la réalité. » 

 

Une immigrée  récemment naturalisée reçoit son certificat de citoyenneté, lors d’une cérémonie d’accueil dans la citoyenneté française, à Strasbourg, en 2018. Si l’on pense souvent que les migrants sont essentiellement africains, ils représentaient moins de 40 % des étrangers entrés en France cette année-là.
 

PHOTOGRAPHIE DE ROSES, ANDIA.FR

 

IDÉE REÇUE N°5 - LES AFRICAINS FORMENT L’ÉCRASANTE MAJORITÉ DES IMMIGRÉS

Le récit classique de l’immigration en France repose sur une histoire en trois actes. Le premier, du 19e siècle à l’entre-deux-guerres, est marqué par l’arrivée d’immigrés essentiellement européens. Le second couvre les Trente Glorieuses, dominées par les immigrés maghrébins. Le dernier, des années 1980 à nos jours, voit l’essor de la migration subsaharienne. Cependant, cette image peut être confortée ou contredite selon les données considérées.

D’après celles de l’Ined, les Africains représentent 62 % des flux d’immigration enregistrés en France en 2018, les Asiatiques, 27 %, et les Européens, 6%. Mais ces données se fondent sur les titres de séjour, dont les migrants de l’Union européenne sont dispensés depuis 2003. Ils échappent donc mécaniquement au comptage.

L’Insee, qui recense tous les étrangers entrés en France chaque année, relativise la marginalisation des Européens. Selon l’institut, 39 % des immigrés arrivés en France en 2018 sont nés en Afrique et 34 % en Europe. Les sept premiers pays de naissance des migrants sur la période se répartissent entre le Maroc, l’Algérie, l’Italie, la Tunisie, l’Espagne, le Royaume-Uni, la Chine, la Roumanie et le Portugal.

« L’éternelle image de migrants sur des canots pneumatiques focalise l’attention sur une forme particulière de migration, » remarque François Héran. « Il faut s’habituer à l’idée que le paysage de la migration est très diversifié, entre les étudiants, les réfugiés, les travailleurs, le regroupement familial ou les retraités. »

 

Article publié dans le numéro 261 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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