Déserts médicaux : les généralistes en première ligne face au coronavirus

En Haute-Alsace, là où les hôpitaux se font rares, la Dr Spihlmann est le premier maillon des services de santé pour une communauté isolée de 10 000 personnes.

De Elaine Teng
Photographies de Mélanie Wenger
Publication 26 juin 2020, 11:54 CEST
Médecin généraliste au cœur de la région montagneuse reculée de Haute-Alsace, la Dr Dominique Spihlmann est en ...

Médecin généraliste au cœur de la région montagneuse reculée de Haute-Alsace, la Dr Dominique Spihlmann est en première ligne des services de santé pour les patients des environs souffrant du coronavirus et d'autres maladies. Au mois de mars, la zone était l'un des principaux foyers de l'épidémie en France.

PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger

Je passe le col de montagne en pleine nuit, direction Orbey. Au mois de mars, alors que la pandémie de coronavirus déferle sur l'Europe, je suis en Lombardie, le principal foyer italien, où je documente la propagation du virus à travers la région. Lorsque j'entends parler de l'arrivée de la pandémie dans les villages montagneux du nord-est de la France, là où j'ai grandi, je contacte la Dr Spihlmann, le médecin généraliste local. Elle m'annonce voir jusqu'à 10 cas de COVID-19 par jour et je décide de quitter l'Italie pour la Haute-Alsace afin de suivre son expérience de la maladie.

Après quatre heures de voyage, les lignes d'autoroute laissent place aux lacets des petites routes que je connais si bien. Je m'installe tranquillement dans la fermette de mon père, nichée haut dans les montagnes, mais je décide de ne pas entrer en contact physique avec ma famille par peur de les contaminer. Je suis rentrée, mais je n'ai pas l'impression d'être chez moi.

La Dr Spihlmann rend visite à Louis Claudepierre pour un examen de suivi après une hospitalisation pour des problèmes d'estomac. Il entrera de nouveau à l'hôpital le lendemain.

PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger

Le jour suivant, je rejoins la Dr Spihlmann, une petite femme âgée d'une quarantaine d'années. Elle porte des lunettes jaunes en forme d'Hexagone, la France autour des yeux. Comme moi, la Dr Spihlmann a vu le jour et grandi dans un petit village du Haut-Rhin.

Fin février, le département est devenu l'un des principaux foyers de la pandémie après un rassemblement évangélique au sein de l'église Porte ouverte chrétienne auquel ont participé 2 500 fidèles en provenance du monde entier.

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    La Dr Spihlmann sillonne les routes de la Haute-Alsace à bord de son Range Rover blanc qui lui permet d'atteindre les maisons de ses patients quels que soient l'état des routes ou les conditions météo.

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    Depuis, la COVID-19 a causé plus de 3 300 décès dans la région Grand Est. Par rapport à 2019, le taux de mortalité a augmenté de 269 %.

    L'hôpital le plus proche se situe à 25 km, ce qui fait de la Dr Spihlmann la première intervenante pour les 10 000 habitants de sa communauté rurale isolée. Chaque jour, elle jongle entre ses patients habituels et ceux contaminés par le coronavirus à travers huit villages répartis sur trois petites vallées.

    La Dr Spihlmann reçoit le petit Bryan Parmentier âgé de trois ans dans son cabinet, pour une douleur à l'oreille. Les visites sans rendez-vous ne sont plus autorisées et Dr Spihlmann désinfecte entièrement l'espace après chaque visite.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger

    Juliette Schneider s'est présentée au cabinet de la Dr Spihlmann après l'apparition d'hématomes sur ses bras. Au départ, elle craignait de se rendre au cabinet à cause du coronavirus, mais la Dr Spihlmann est parvenue à la convaincre de prendre rendez-vous.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger

    La journée de la Dr Spihlmann commence à 8 h du matin. Les visites sans rendez-vous ne sont plus autorisées à son cabinet et les patients sont désormais dans l'obligation d'appeler avant leur arrivée. Vers 10 h, un garçon se présente avec sa mère pour l'injection d'un vaccin. « Tu peux t'asseoir sur le lit, » lui dit-elle. « Je l'ai désinfecté, ne t'inquiète pas. »

    Ses journées sont rythmées par la désinfection : lit, porte, stylo, tout y passe. Le téléphone sonne et sonne encore ; des consultations chez des patients qui ont trop peur de faire le déplacement. Au téléphone avec une psychologue au sujet d'un patient anxieux, la Dr Spihlmann lance en plaisantant : « Bientôt, tu devras t'occuper de moi. »

    Après cinq consultations, elle saisit son matériel médical et prend la route à bord de son Range Rover blanc. Bon nombre de ses patients plus âgés ne peuvent pas venir à elle, c'est donc elle qui va à eux.

    La Dr Spihlmann enfile son équipement de protection, composé d'une combinaison, de sur-chaussures, de lunettes et d'un masque FFP2, avant une visite à domicile chez deux patients contaminés par la maladie à coronavirus. Elle a dû compter sur les locaux pour dénicher ces précieux EPI ; les combinaisons jetables, par exemple, lui ont été fournies par un parc de paintball au début de l'épidémie.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger

    En milieu urbain, les malades du coronavirus ont pris d'assaut les hôpitaux. À la campagne, là où ces structures sont peu nombreuses et très espacées, la pression est retombée sur les médecins généralistes comme la Dr Spihlmann.

    Au pic de la pandémie en France, la dernière semaine de mars, ce sont près de 40 000 cas qui ont été diagnostiqués par les généralistes. Ils n'ont pas bénéficié des équipements de protection que le gouvernement français avait réquisitionnés pour les hôpitaux et ont dû compter sur la population locale pour trouver leurs EPI. Dix médecins généralistes français sont morts de la COVID-19, la plupart dans le Grand Est, notamment un collègue de la Dr Spihlmann. « C'est à la mort du médecin qui nous remplaçait habituellement pendant les vacances que j'ai réellement été gagnée par l'anxiété, » déclare-t-elle.

    Le programme de la journée l'amène à s'arrêter devant une maison du village de Labaroche, où elle est accueillie par un homme en haut des escaliers. Sa femme et sa fille ont toutes deux été contaminées par le coronavirus. Il est très pâle et ne porte aucune protection.

    Avec l'explosion de la demande, les masques sont difficiles à obtenir. La Dr Spihlmann lui en donne un avant d'examiner les patientes. La plus âgée a connu une forte hausse de température pendant la nuit, mais aucun signe de problème pulmonaire ; et la plus jeune semble être dans un état plus stable. La généraliste leur prescrit un antibiotique pour empêcher leur état de s'aggraver.

    La Dre Spihlmann examine Roxane Kirschenmeyer, une patiente COVID positive, à son domicile. Elle souffre des symptômes de la maladie depuis une semaine et son état s'est détérioré au cours des dernières 24 heures. L'hôpital le plus proche est à 35 minutes de route.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger

    « Ça m'attriste, car je ne sais vraiment pas quoi faire d'autre pour elles, » me confie-t-elle. « C'est une situation sans précédent dans ma carrière professionnelle. » Si elles commencent à avoir du mal à respirer, elles devront être transférées à l'hôpital, un dernier recours ici, dans la vallée, car l'hôpital de la ville la plus proche a une capacité limitée.

    Avec la quarantaine, la famille n'a pas pu sortir et n'a pas de liquide pour payer la visite. Un voisin leur avance la somme. « Bonne chance et appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit, » lance la Dr Spihlmann en partant. Sur le parking et sous la pluie, elle retire soigneusement sa combinaison et ses gants avant de reprendre place à bord de sa voiture. Prochain arrêt : l'autre versant de la montagne à 20 minutes de route.

    Dans son garage, là où sèche également son linge, la Dr Spihlmann a improvisé une zone de décontamination où elle se déshabille après chaque journée de travail. Elle laisse ses chaussures à l'entrée, jette ses vêtements dans la machine à laver et se douche au sous-sol.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger

    Au creux de la vallée vidée de ses voitures et de ses piétons, nous roulons pendant des heures, enchaînant les patients, sans oublier de nous laver les mains et de changer nos équipements de protection.

    Avec la Dr Spihlmann, la conversation n'en finit pas, une qualité utile pour quelqu'un qui a vu défiler en moyenne 17 patients par jour ces 18 dernières années. Elle sait tout de chacun de ses patients, de leur dossier médical à leur vie amoureuse. Une partie de son travail consiste à faire le lien entre problèmes médicaux et cadre de vie.

    En tant que médecin coordonnatrice en EHPAD, la Dr Spihlmann a dû tester les résidents et le personnel des établissements où elle supervise également la logistique et les soins.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger

    En France, les médecins de campagne sont une espèce en voie de disparition. Dans les zones rurales, 47 % des médecins généralistes ont plus de 60 ans. La France affiche la seconde plus faible réserve de nouveaux médecins par année et la majorité des jeunes diplômés préfèrent exercer en ville. L'associé de la Dr Spihlmann part à la retraite cette année et elle a du mal à trouver un jeune médecin pour le remplacer.

    À notre arrivée à l'unité COVID-19 de l'un des quatre EHPAD supervisés par la Dr Spihlmann, nous enfilons notre combinaison, notre masque FFP2 et nos sur-chaussures. Partout dans le monde, les résidences pour personnes âgées ont été sévèrement touchées par le virus, et le Grand Est ne fait pas exception.

    En avril, après le dépistage positif au coronavirus de 6 528 résidents et 4 343 soignants des EHPAD de la région, les résidents positifs ont été transférés dans une aile dédiée à la pandémie. C'est dans cette unité que la Dr Spihlmann s'entretient avec les infirmières et les aide-soignants pour traiter les patients, coordonner la logistique et dépister le personnel au coronavirus.

    La Dr Spihlmann rend visite à Lucie Pierré dans sa chambre en EHPAD. Pendant la pandémie, tous les résidents ont été confinés dans leur chambre sans possibilité de visites, mais le personnel a souhaité les aider en maintenant un contact humain.

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    « Cette patiente est très réceptive à la musique, » me dit-elle. Elle attrape un ours rose en peluche et effleure la joue d'une femme alitée, qui entrouvre un œil. Depuis le début du confinement, les résidents sont confinés dans leur chambre. Ils n'ont de contact qu'avec le personnel médical et la Dr Spihlmann commence à détecter des signes de troubles psychologiques ou comportementaux chez certains patients, comme une démence aggravée, un mutisme ou une certaine violence. L'une des résidentes a fondu en larmes en nous voyant. Isolés dans leur chambre et coupés de leur famille, les résidents dépendent entièrement du personnel. Certains ont la possibilité d'échanger avec leurs proches par visioconférence.

    20h30, la Dr Spihlmann rentre chez elle après une longue journée et traverse une zone de décontamination improvisée dans son garage pour se déshabiller. Elle enlève ses chaussures à l'entrée, jette ses vêtements directement dans la machine à laver et se douche au sous-sol. Malgré ces précautions, l'instinct de Vincent, son mari, le pousse encore par moment à prendre ses distances. Parfois, elle oublie où elle se trouve et porte un masque chez elle. Aidé de Tom et Basile, leurs enfants adolescents, Vincent s'attache à lui faire oublier la pression de ces longues journées de travail lorsqu'ils sont confinés en famille. « À un certain point, elle était si stressée qu'elle était toujours de mauvaise humeur, » se souvient Basile. Cette nuit-là, c'est avec un duo clarinette et piano que Dominique et Vincent se relaxeront.

    Après un temps, je regagne la ferme familiale. Mon frère, malade, est isolé dans une chambre à l'arrière de la maison et nous communiquons par messages quand à peine 50 mètres nous séparent. La Dr Spihlmann m'a donné quelques masques FFP2 pour la femme de mon frère et leur fille. Je dépose les médicaments à sa fenêtre. J'essaie de mettre la main sur un oxymètre, pour mesurer le taux d'oxygène dans son sang, mais ils ont tous été réquisitionnés par l'État pour les hôpitaux. Nous sommes inquiets à l'idée que mon père déjà vulnérable en raison d'antécédents de santé puisse être également contaminé. La nuit, en entendant la toux de mon frère, mon cœur s'emballe.

    Le cercueil d'une femme victime du coronavirus attend d'être transporté au crématorium. Elle est morte deux mois après son mari et la famille a décidé de ne pas assister aux obsèques restreintes. Ils ne pouvaient pas se résoudre à affronter un nouveau décès causé par le virus.

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    Depuis, mon frère s'est rétabli mais je m'inquiète encore pour mon père. Je pense encore à cette journée passée à sillonner la campagne avec la Dr Spihlmann, de fermes en maisons de retraite, de prises de pouls en bavardages. Parfois, nous étions les seules personnes que voyaient les patients depuis plusieurs semaines. Quand le confinement a séparé les grands-parents des petits-enfants et contraint jeunes et moins jeunes à la solitude, elle est restée ce lien qui unit une communauté.

    L'isolement est l'inéluctable peine de cette pandémie, celle indifféremment prononcée à l'encontre des malades ou des personnes saines. Là où ma famille habite, les maisons qui constellent les vallées sont si éparpillées que la plupart des habitants n'ont aucun voisin. Leurs enfants travaillent en ville et ne peuvent pas se déplacer. Les marchés au détour desquels les liens se tissent sont fermés.

    Je pensais trouver la paix dans la solitude. Pourtant, après plusieurs mois passés à couvrir la pandémie, je n'ai qu'une seule envie : rentrer chez moi, même si j'y suis déjà.

     

    Cet article a reçu la contribution du COVID-19 Emergency Fund for Journalists de la National Geographic Society.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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