Au cœur des Virunga, les Pygmées cultivent de la marijuana pour survivre

Les communautés autochtones du Congo ont récolté de la marijuana aussi longtemps qu'elles se souviennent. Mais désormais dépossédées de leurs terres, elles se tournent vers la vente - avec des conséquences désastreuses.

De Nina Strochlic
Photographies de Michael Christopher Brown, Magnum
Un membre d'un village pygmée cultive les plantes de marijuana qu'il cultive secrètement dans le parc national des Virunga, une zone protégée de l'est de la République démocratique du Congo où les populations indigènes de la région avaient l'habitude de se rassembler et de chasser.
PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown, Magnum Pour Le National Geographic

National Geographic n'utilise pas les identifications complètes des personnes impliquées dans le commerce de la marijuana pour leur protection.

 

Nord-Kivu, République démocratique du Congo (RDC) - Nana dort sur un oreiller de marijuana. C'est une astuce de son grand-père pour décupler le pouvoir de cette plante. La présence de quelques dizaines de plants est peu impressionnante. Mais sa récolte était abondante, dit-il, avant que des soldats de l’armée congolaise ne viennent la lui confisquer. À travers cette province orientale, l'épicentre des conflits du pays, de nombreuses communautés pygmées cultivent la marijuana, vivant de manière frugale et dangereuse.

La marijuana est illégale en République démocratique du Congo. Mais après un régime colonial brutal, des décennies de dictature et plus de 20 ans de guerre civile qui ont fait 6 millions de morts, il y a peu de lois qui ne peuvent être ignorées.

Dans ce pays, l'un des plus pauvres au monde, une population d'environ 600 000 indigènes, communément appelée Pygmées, occupe le plus petit échelon économique. Ils sont marginalisés par la population congolaise non indigène qu'ils appellent Bantou, et parfois même gardés comme esclaves. Une étude récente portant sur les près de 27 000 Pygmées vivant dans le Nord-Kivu a montré que la majorité d'entre eux vivaient avec moins de 1 euro par jour (le revenu congolais moyen n'est que légèrement supérieur, à 2 euros par jour). Pour eux, la marijuana peut être la promesse d'un revenu important et récurrent. Leur traitement par l'armée et la police congolaises est moins prévisible. Parfois, disent-ils, ils sont battus et arrêtés pour avoir cultivé ces plantes. D'autres fois, les soldats et les policiers sont leurs clients.

Un plant de marijuana isolé marque le début du chemin boueux qui mène au village de Nana, à une heure de route de Goma, la capitale déchirée par la guerre dans l'est du Congo. Des scooters obstruent la route, tandis que des femmes font griller du maïs sur du charbon de bois. La secousse constante des roues de voiture plongeant dans les nids-de-poule nous procure ce que l'on appelle ironiquement un « massage congolais ».

Deux fois par semaine, un petit groupe de Pygmées se lève à 6 heures et fait trois heures de marche dans les forêts du plus ancien parc national d’Afrique, le Virunga. Au-dessus d'eux se dresse le volcan Nyiragongo. En 1952, lorsque la zone fut désignée comme parc national, ils furent expulsés et la chasse et la cueillette qui les alimentaient furent interdites. Leurs déplacement dans le parc sont illégaux, mais ils continuent à retourner sur leur ancien territoire pour y recueillir du miel, des pommes de terre et des plantes médicinales. Une des dizaines de membres de cette communauté de Pygmées Bambuti, formés pour distinguer les bonnes plantes des mauvaises, se charge de récolter une plante que, disent-ils, leurs ancêtres cultivaient bien avant eux : la marijuana. Dans la forêt, cette plante pousse à l'état sauvage et les Pygmées récoltent plantes et graines lorsque les réserves de leur village sont peu importantes.

Shukuru s'abrite de la pluie à l'intérieur d'un bâtiment en chaume.
PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown, Magnum Pour National Geographic

« Là-bas, personne ne pouvait briser nos traditions », explique Mubawa, le chef du village âgé de 36 ans, en désignant la forêt. Dans le monde entier, on estime que 20 millions d’autochtones ont été déplacés pour satisfaire les besoins de projets de conservation. Aujourd'hui, les nouveaux gardiens de la terre, des gardes forestiers lourdement armés, interfèrent avec ces traditions. Survival International, un groupe de défense des populations indigènes, affirme que les Pygmées du Congo font face au harcèlement, aux arrestations, aux passages à tabac, à la torture et même à la mort d’escouades anti-braconnage. Plusieurs d'entre eux auraient été arrêtés ou tués par les gardes du parc national des Virunga.

Dans une région où l’environnement est menacé par des groupes armés, des sociétés pétrolières et des braconniers, le parc national des Virunga est considéré comme un exemple de conservation réussi et durable. Les rangers sont pour la très grande majorité formés et un programme de développement communautaire appelé Alliance Virunga est devenu l'un des plus gros employeurs de la région. Mais des tensions subsistent entre ceux qui protègent les 810 000 hectares du parc - un tiers des gorilles de montagne du monde ont élu domicile aux Virunga - et les communautés qui dépendent de son écosystème depuis des siècles.

Les plants de marijuana cachés dans le parc national des Virunga sont cultivés tôt le matin.
PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown, Magnum Pour National Geographic

Le directeur du parc national des Virunga, Emmanuel de Merode, affirme que son administration considère le sentiment d'aliénation de la communauté comme un problème majeur en termes de justice environnementale et sociale et qu'elle a tenté d'améliorer les relations. Dans certains cas, les gardes forestiers accompagnent même ceux qui ont été déplacés dans le parc pour extraire des ressources naturelles.

Plus souvent, ceux qui sont chassés ou rassemblés dans le parc sont arrêtés. Les gardes forestiers effectuent en moyenne 20 arrestations par semaine, selon M. de Merode. L'ethnicité n'est pas spécifiée dans ces rapports, mais M. de Merode explique que son personnel ne se souvient pas avoir arrêté des individus indigènes au cours de l'année écoulée et que les archives ne font état d'aucun meurtre impliquant des Pygmées.

Il y a peu de travail en dehors de la forêt pour les communautés autochtones pygmées. Les jeunes hommes vendent du bois de chauffage recueilli dans le parc ou effectuent des travaux journaliers dans les champs. Beaucoup se sont tournés vers la marijuana. 

Mubawa se dirige vers une petite parcelle et saisit une poignée de plants d'une valeur d'environ 500 francs congolais, soit l'équivalent de 0,25€. Selon la taille de la culture, les plants rapportent entre 8 et 100 dollars par semaine à une famille de cultivateurs.

Les plantes sont rapportées au village et séchées au soleil. Elles sont utilisées comme médicaments ou vendues aux clients.
PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown, Magnum Pour National Geographic

Ce qu'ils ne vendent pas est séché à des fins médicinales. Lorsque quelqu'un tombe malade, un guérisseur traditionnel est envoyé avec de la marijuana. Les graines moulues mélangées avec de l'eau guérissent les maux d'estomac. Malaxées dans un tubercule amylacé appelé manioc, elles améliorent l'appétit. Un thé de feuilles bouillies traite la toux, les parasites, l'évanouissement, la grippe et la fièvre. 

Il existe une nouvelle reconnaissance scientifique quant aux avantages médicaux de la marijuana. Dans une étude réalisée en 2015, des chercheurs ont constaté que la consommation de cannabis chez les Pygmées de la République centrafricaine voisine diminuait la charge parasitaire de leurs corps.

Mais les traitements et les quelques francs congolais supplémentaires ont un coût élevé. Mubawa explique que les villageois sont souvent arrêtés par l'armée congolaise pour avoir vendu de la marijuana. Les soldats patrouillent le village presque tous les jours - trois ou quatre errent dans la zone pendant nos deux heures de conversation - mais on ne sait jamais s'ils sont là en tant que clients ou pour faire appliquer la loi. Selon les villageois, si les soldats ont récemment été payés, ils achèteront la marijuana. S'ils ne l'ont pas été, ils la confisqueront et demanderont aux producteurs de payer une amende.

Un homme trie des plantes de marijuana à l'extérieur de sa maison avec une machette, qu'il utilise également pour dégager un chemin à travers les jungles du Virunga. Dans la région du Nord-Kivu, les Pygmées ont peu d'opportunités économiques. Beaucoup chassent illégalement, ramassent des plantes et du bois dans le parc protégé pour survivre.
PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown, Magnum Pour National Geographic

« Si vous avez de l'argent, vous payez, sinon, ils vous battent jusqu'à ce qu'ils soient fatigués », dit Mubawa. « Il a une arme à feu ; j'ai des flèches. »

 

DE CUEILLEURS À AGRICULTEURS

Quand et comment la marijuana a commencé à être cultivée en Afrique reste un mystère. La plante était endémique d'Asie, et le mot utilisé par les Pygmées pour la marijuana, bangi, vient de l'indien. Certaines théories datent son introduction au 1er siècle après J.-C., début des déplacements des commerçants arabes ; d'autres beaucoup plus tard, à la montée du commerce de l'ivoire dans les années 1700.

À une certaine période, la marijuana est arrivée jusqu'aux Pygmées, qui sont traditionnellement des chasseurs-cueilleurs mais pas des cultivateurs. Au début des années 1970, Barry Hewlett, aujourd'hui professeur d'anthropologie à la Washington State University à Vancouver, traversa le bassin du Congo et rédigea le premier recensement de l'utilisation de la marijuana pygmée pour son mémoire de master. Il a constaté que l'est du Congo était la région qui avait produit le plus de marijuana et offert la meilleure qualité. À cette époque, les Pygmées récupéraient de la marijuana auprès des agriculteurs et seuls quelques groupes avaient commencé à s’installer et à se développer. Mais pour M. Hewlett, il n'est pas choquant d'entendre que les Pygmées sont devenus des revendeurs. « Dans certains cas, il s’agissait de leur première culture domestiquée », dit-il.

Lorsque les communautés indigènes pygmées ont été chassées des parcs nationaux du Congo, peu ont reçu des droits de propriété sur leurs nouvelles terres. Aujourd'hui, de nombreux villages sont construits sur des terres qu'ils ne possèdent pas.
PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown, Magnum Pour National Geographic

Depuis les parcelles du village, les plants mènent à la capitale régionale de Goma. Là, dans les boîtes de nuit très fréquentées, il est facile de trouver une variété de substances illégales, surtout auprès de riches hommes d’affaires locaux et de travailleurs humanitaires étrangers qui alimentent une économie de luxe parallèle au quotidien des Congolais plus modestes ou pauvres.

Dans son spacieux bureau du quartier général de la police de Goma, le général de police Viral Awachango énumère les problèmes auxquels il est confronté : les milices armées, les personnes déplacées, les catastrophes naturelles et une frontière où nul ne peut faire appliquer la loi. Il semble avoir peu de temps pour la culture de la marijuana. « Si les Pygmées utilisent cette marijuana comme plante médicinale et se limitent à eux, ça va, mais nous devons enquêter », dit-il. « Aujourd'hui, la marijuana n'est pas réservée aux Pygmées, c'est devenu un problème national. »

Un groupe d'hommes d'un village pygmée part en randonnée vers Virunga pour cultiver les plants de marijuana qu'ils cultivent dans les forêts denses du parc.
PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown, Magnum Pour National Geographic

Derrière le marché touristique qui fournit des paniers et des masques de dernière minute aux étrangers près à repartir, se trouve le club-house d'un homme connu dans la ville comme le « roi de la marijuana ». Il est engagé dans une vive conversation avec plusieurs hommes tandis qu'une femme roule expertement un joint. Il est l'un des principaux acteurs d'une entreprise illicite florissante qui s'appuie sur des soldats congolais, la plus grande force de maintien de la paix des Nations Unies, des diplomates de passage et des célébrités aux élans philanthropes. Les 9 kilos qu'il déplace chaque jour viennent de territoires tenus par des rebelles où règne l'anarchie. Selon lui, la meilleure variété de marijuana est cultivée par les Pygmées, dont la technique consistant à le laisser reposer pendant des mois le rend effectivement plus fort.

En public, de grandes quantités de marijuana sont confisquées et brûlées par les forces de l'ordre. Cependant, de nombreux membres de l'armée et de la police congolaises utilisent et vendent de la drogue, selon des entretiens menés auprès des Pygmées, des soldats et le général de police. Ils sont souvent sous-payés et parfois pas payés du tout, entraînant une corruption généralisée - beaucoup extorquent des civils ou font commerce à côté.

Lorsque JP n'est pas vêtu de son uniforme militaire, il revêt les vêtements rouges, jaunes et verts des Rastafariens, fume de l'herbe trois fois par jour et écoute du reggae. Pendant près de deux décennies, le sous-lieutenant militaire de 41 ans a complété son salaire militaire de 100 dollars par mois avec une entreprise parallèle. « Au lieu de voler ou de piller, il vaut mieux que je vende de la marijuana », dit-il. « Je le fais pour que ma famille puisse survivre ». La marijuana, ajoute-t-il, permet d'envoyer ses six enfants âgés de quatre à dix-huit ans à l’école, dont les frais pour les livres et les uniformes peuvent être prohibitifs pour la classe moyenne congolaise.

La plus grande partie de son stock provient du travail des Pygmées, dit-il en tirant un sac de sa poche et en désignant les graines sombres, signe qu'elles ont été stockées pendant longtemps. Il pince un bourgeon et le fait rouler pour former une petite boule. Il en vend jusqu'à 50 par jour, principalement aux membres de son peloton, pour environ 10 euros.

Ses patrons savent qu'il vend, et il est parfois arrêté, mais il explique qu'un pot-de-vin de 50 euros lui garantit d'éviter la prison. « Si vous m'arrêtez aujourd'hui, je vendrai demain », explique JP. « Mes enfants ont pu grandir grâce à la marijuana. »

Une jeune fille est entourée de plants de marijuana dans un village qui surplombe le mont Nyiragongo, le volcan qui domine Goma.
PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown, Magnum Pour National Geographic

Les Pygmées voient la marijuana un peu de la même manière. La région est quadrillée par des organisations humanitaires internationales, mais peu de groupes se concentrent sur les droits des autochtones. Les tentatives d'attirer l'attention du gouvernement, situé à 1 000 kilomètres de la capitale, Kinshasa, se sont soldées par des échecs.

« Ils oublient qu’ils ont des communautés autochtones », explique Nicolas Mukumo Mushumbi, l’un des neuf membres du Programme pour l’intégration et le développement du peuple pygmée, qui milite pour les droits des populations autochtones au Congo. Cultiver la marijuana, « c'était la tradition avant même que les lois ne soient écrites. »

Il existe peu d’options pour survivre dans le bidonville des Pygmées, à l’extérieur d’un camp de personnes déplacées appelé Bulengo. « Je suis assis ici parce que je n'ai pas de travail », déclare un père de 10 enfants. Il montre les plantes qui poussent à côté de sa petite hutte. « Grâce à ces plants de marijuana, nos enfants peuvent manger. »

À la périphérie du camp vivent 65 familles pygmées. La communauté est arrivée en 2007 après avoir fui les combats rebelles dans les territoires voisins. Depuis lors, des milliers d'autres familles congolaises fuyant une violence similaire se sont installées dans le camp.

Mais seules les six familles pygmées qui ont accepté de cesser de cultiver de la marijuana sont officiellement classées parmi des personnes déplacées et reçoivent une aide humanitaire, selon le président du camp. Les autres ont refusé et ne sont donc pas enregistrées. Bien qu'ils puissent accéder à l'eau et à la clinique de santé, ils ne figurent pas sur la liste de distribution des aliments.

« Cette clinique ne sera pas là pour toujours », explique le président de la communauté. « Nous aurons toujours de la marijuana. »

 

La Fondation internationale des médias pour les femmes a soutenu le reportage de Nina Strochlic en République démocratique du Congo.

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