Expédition sur un navire à la dérive dans l’océan Arctique

À bord d’un navire océanographique à la dérive dans la nuit polaire, une photographe a fait l'expérience d'une nature aussi belle que froide, à la limite de ce que les Hommes peuvent supporter.

De ESTHER HORVATH
Publication 15 sept. 2021, 16:34 CEST
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Sur ce cliché pris lors d’une expédition dans l’océan Arctique en 2019, Trude Hohle monte la garde au cas où il y aurait un ours polaire dans les parages et cherche un chemin sûr sur la banquise.

PHOTOGRAPHIE DE Esther Horvath

Le Polarstern a vogué au gré de la dérive transpolaire pendant près d’une année après s’être laissé prendre délibérément par la glace. À bord se trouvaient une centaine de chercheurs et de membres d’équipage déterminés à braver le froid polaire pour étudier le dérèglement climatique dans l’Arctique. J’étais présente aussi, pour faire un reportage-photo de la première étape de l’expédition MOSAiC (Observatoire multidisciplinaire à la dérive pour l’étude de l’Arctique). C’était la plus longue et plus grande expédition jamais menée dans l’Arctique et, en ce qui me concerne, un cadeau de l’univers.

Quatre ans plus tôt, j’avais été envoûtée par la glace et le froid lors de ma première mission dans l’Arctique. Quand je suis revenue chez moi, je me suis promis de consacrer ma pratique de la photographie à ce fragile environnement polaire qui m’avait tant fascinée. Peu de temps après, j’ai entendu parler de MOSAiC et j’ai su qu’il fallait que je reparte.

Quand le Polarstern a mis les voiles au départ de Tromsø, en Norvège, le 20 septembre 2019, j’avais déjà participé à neuf autres expéditions polaires. Mais l’expédition MOSAiC était différente. D’abord, les premières étapes auraient lieu durant la nuit polaire. Et puis les secours seraient bien trop loin pour nous venir en aide. En effet, le navire devait se laisser prendre par la banquise et dériver avec elle près du pôle Nord pendant l’hiver, saison à laquelle celle-ci atteint une épaisseur maximale. Au moindre problème, l’aide mettrait deux ou trois semaines à arriver et deux ou trois semaines supplémentaires pour retrouver la civilisation. Nous devions être préparés à tout gérer nous-mêmes, des incendies à la chute en eaux glacées en passant par les crises cardiaques. (En ce qui concerne une potentielle rage de dents j’avais pris les devants : il est obligatoire de se faire enlever les dents de sagesse avant le voyage).

Les formations obligatoires pour prendre part aux étapes hivernales de l’expédition MOSAiC préparent les participants aux situations d’urgence comme le fait de chuter dans les eaux gelées de l’Arctique. Un participant est tiré hors de l’eau après s’être débattu dans les eaux déchaînées par les vents violents d’une tempête simulée.

PHOTOGRAPHIE DE Esther Horvath

L’entraînement a commencé bien avant le départ. Nous avons été soumis aux pires scénarios et on nous a appris à les gérer. Lors d’une tempête simulée en bassin d’essai, nous avons dû sauter dans des eaux agitées et nager jusqu’à un radeau de survie contre les vagues contre les vagues déchaînées. Nous ne voyions que lorsque des éclairs illuminaient le bassin ; le vent et le tonnerre assourdissants nous empêchaient de communiquer avec les autres. Lors de la formation pour apprendre à faire face aux ours polaires, nous nous sommes entraînés au tir à la carabine et au pistolet de détresse et ce dans le noir complet pendant que des gens criaient tout autour de nous. Parfois, cela m’épuisait tant que je pleurais.

J’ai effectué chaque formation deux fois ; une fois en tant que participante, et une autre en tant que photographe. La plus dure a été la formation aux incendies. Nous avons appris à éteindre des feux et à secourir des individus tout en portant 30 kilogrammes d’équipements dans une salle d’entraînement sécurisée où la température frôlait les 120°C. Pour chaque exercice, les participants devaient passer une dizaine de minutes dans la pièce. Mais la fois où je les ai photographiés, j’ai dû y rester pendant des heures avec mon appareil pesant et avec de la sueur qui suintait par tous les pores. À la fin, je me suis écroulée contre un mur.

Pourtant, ça m’a plu. J’avais le sentiment qu’il était important d’apprendre à prendre soin de moi et de mes collègues en conditions extrêmes ; et de connaître mes limites. Je me suis même portée volontaire pour un stage de survie en mer au cours duquel nous étions quatorze à être livrés à nous-mêmes pendant quelques jours dans l’archipel norvégien du Svalbard. Nous devions nous débrouiller pour répartir nos ressources limitées (il n’y avait que cinq sacs de couchage), pour trouver de l’eau, et pour nous protéger des 3 000 ours polaires de l’île. Quand ça s’est terminé, j’étais épuisée mais étrangement à l’aise avec l’idée de partir en expédition. Je savais que j’étais fin prête.

Nous avons atteint le glaçon qui devait nous servir de base le 4 octobre, soit un des derniers jours de lumière avant la nuit polaire. Très vite, les jours sont passés à l’obscurité. La lune et les étoiles étaient souvent occultées par les nuages. La seule source de lumière provenait du phare du Polarstern et des frontales portées par les occupants.

Toute photographie était difficile. Le vent et le blizzard m’empêchaient de regarder par l’objectif de l’appareil photo, surtout quand je portais un masque de sécurité sur les yeux. Mes mains se sont endolories sous l’effet du froid. À de nombreuses reprises, j’ai été incapable de photographier des instants qui me touchaient car mes mains ne répondaient plus. J’ai fini par coller un ruban mousse très fin sur mon appareil, notamment sur le déclencheur, pour pouvoir l’utiliser en portant des moufles.

Chaque jour, je devais me rappeler que je n’étais pas à terre. À peine un mètre de glace frêle me séparait des profondeurs de l’océan. À la lumière du navire, elle semblait grise ; et le ciel était d’un noir immaculé. Cela m’a fait penser aux célèbres photos de la NASA prises sur la Lune sur lesquelles on voit la surface du satellite et l’univers en arrière-plan. C’est la période du voyage que j’ai le plus aimée.

Mais l’obscurité recélait aussi son lot de terreurs, autrement dit d’ours polaires. J’ai été de garde pendant deux jours et j’ai dû rester à l’affût de ces créatures. Le deuxième jour, je me tenais avec un fusil à l’extérieur d’une tente où deux chercheurs travaillaient. Il y avait trop de vent, trop de neige et trop d’obscurité pour voir quoi que ce soit, même un ours de 2,50 mètres. Mais je me suis souvenue qu’un fil déclencheur avait été installé tout autour de la station de recherche. Si venait à l’idée d’un ours polaire de s’y aventurer, une fusée éclairante serait alors lancée.

Au moment même où je me suis fait cette réflexion, une fusée orange est partie en l’air. Et là, je me suis dit : « L’ours est effrayé et il se précipite vers moi. » J’ai essayé de dégainer mon pistolet de détresse pour faire fuir la bête (notre but était de protéger les ours autant que nous-mêmes) mais mes mains étaient trop gelées pour que j’y arrive. Un des chercheurs l’a attrapé à ma place. Et quand nous sommes enfin rentrés sur le bateau, je tremblais. L’équipage a déterminé que c’était en fait le vent qui avait déclenché le fil. Mais tout de même, j’ai décidé que dorénavant je ne viserais qu’avec mon appareil et plus avec une arme.

Le 13 décembre, nous avons aperçu un navire à l’horizon : le Kapitan Dranitsyn, brise-glace qui venait déposer l’équipe chargée de la relève et nous récupérer. Le trajet de retour jusqu’à Tromsø nous a pris seize journées laborieuses à travers glace.

Une semaine après mon retour, je me suis rendue à Washington pour le Storyteller Summit organisé par National Geographic. En déambulant dans les rues de la ville un matin, j’ai eu une épiphanie : ici, je ne pouvais pas tomber dans l’océan. Je n’avais pas besoin de scruter l’horizon au cas où il y aurait des ours polaires. J’étais en sécurité. À ce moment-là, j’ai compris à quel point j’étais devenue vigilante et toute la peur que j’avais ressentie. Pourtant, l’obscurité me laissait un grand vide.

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    Esther Horvath, photographe basée en Allemagne qui part en reportage dans les régions polaires, a réalisé une chronique de la vie quotidienne au sein d’une station de recherche du Groenland pour le numéro de septembre 2019.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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