Apatrides, les fantômes de la citoyenneté

L’explorateur National Geographic William Daniels a documenté les vies fragilisées des personnes qui, administrativement, n’existent pas. Un phénomène d’ampleur : l’apatridie concernerait plus de 10 millions de personnes dans le monde.

De Manon Meyer-Hilfiger, "Manon Meyer-Hilfiger, National Geographic
Publication 31 juil. 2023, 16:08 CEST
Des Mushahars, un groupe d'intouchables, brûlent des déchets dans le village de Kokailwa, au Népal, pour ...

Des Mushahars, un groupe d'intouchables, brûlent des déchets dans le village de Kokailwa, au Népal, pour nettoyer les rues. À cause des discriminations, et parce qu'ils ont du mal à obtenir tous les documents nécessaires pour prouver leur citoyenneté népalaise, 40 % de ces villageois n'ont pas de nationalité.

PHOTOGRAPHIE DE William Daniels

Lors de diverses missions de 2017 jusqu’en 2021, l’ Explorateur National Geographic et photographe William Daniels s’est intéressé au sort de ceux qui, administrativement, n’existent pas. Ces fantômes de la citoyenneté ont pourtant des problèmes bien concrets. Qu’ils soient descendants d’Haïtiens en République dominicaine, membres de castes méprisées au Népal, Rohingyas chassés du pays où ils sont nés, tous vivent une existence à la marge, et à la merci des plus puissants. Comment aller à l’école, trouver du travail, se marier ou porter plainte quand, officiellement, tout est bloqué ?

L’apatridie concernerait plus de 10 millions de personnes dans le monde, selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Derrière ces chiffres, William Daniels a voulu comprendre ces vies, fragilisées parce que sans papiers .

 Le photographe et Explorateur National Geographic William Daniels.


 

PHOTOGRAPHIE DE Martin Colombet

Votre enquête a commencé avec les Rohingyas. Comment sont-ils devenus apatrides ?

Il faut replonger dans l’histoire coloniale. Déplacés au 19e siècle par l’armée britannique qui souhaite s’étendre à l’est, dans la future Birmanie, les Rohingyas sont, dès l’indépendance, considérés comme des citoyens de seconde zone, accusés d’avoir collaboré avec le colon.

Dans un pays à 90 % bouddhiste, et où le nationalisme religieux fait rage, ils détonnent par leur religion musulmane sunnite. D’ailleurs, les Birmans continuent de les appeler les « Bengalis » pour bien faire comprendre qu'ils sont des étrangers et qu'ils doivent être renvoyés chez eux, au Bangladesh.

Le tournant advient en 1982 : la dictature militaire promulgue alors une loi qui les oblige à prouver leur présence sur le territoire avant la colonisation britannique afin d’obtenir la nationalité. Tous sont devenus apatrides. Depuis, ils fuient le pays et son climat de haine par vagues successives, trouvant souvent refuge chez leur voisin musulman, le Bangladesh. Là-bas, le camp de réfugiés Kutupalong abrite plus d'un demi-million de personnes. C’est le plus grand camp de réfugiés au monde.

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    Pêcheurs à Shaplapour, Bangladesh. 80 % d'entre eux sont des Rohingyas.

    PHOTOGRAPHIE DE William Daniels

    Vous êtes retourné deux fois dans ce camp de réfugiés, en 2017 puis en 2019. Comment la situation a-t-elle évolué ?

    Les conditions sanitaires se sont légèrement améliorées. La première fois, c’était dramatique. Il n’y avait aucun système d’évacuation d’eau alors que la pluie, en pleine période de mousson, tombait 20h sur 24h. Lors de déplacements au sein du camp, il m’est arrivé d’avoir de l’eau jusqu’au cou. Cette eau stagnante était propice au développement de maladies comme le choléra. Les conditions de vie étaient alarmantes. À mon retour en 2019, le camp bénéficiait d’un vrai système d’évacuation des eaux et de bâtiments en dur. Les conditions de vie restent toutefois extrêmement difficiles. On sent bien que les Rohingyas ne sont pas les bienvenus au Bangladesh non plus. D’ailleurs le pays s’est mis à parquer plusieurs milliers de ces réfugiés sur l’île bangladaise de Bashan Char, aux conditions de vie déplorables, et qui est impossible à quitter.

    Yolanda* et ses trois enfants, chez eux. Suite à une décision de la Cour Suprême en 2013, ils ont perdu leur citoyenneté dominicaine et sont désormais apatrides, comme des dizaines de milliers de personnes dans le pays. 

    *Le prénom a été modifié pour des raisons de sécurité.

    PHOTOGRAPHIE DE William Daniels

    En République dominicaine aussi, une décision soudaine du gouvernement a plongé des milliers de gens dans l’incertitude et la misère…

    Oui, en 2013, la Cour Constitutionnelle de Saint Domingue, en République dominicaine, a décrété que « les enfants nés dans le pays de parents étrangers en transit n'ont pas la nationalité dominicaine ». Une décision lourde de conséquences, puisqu’elle s’applique de manière rétroactive. Toute personne née depuis 1929 en République dominicaine de parents ou grands-parents immigrés devient de facto apatride. Du jour au lendemain, une centaine de milliers de Dominicains d’origine haïtienne (le pays voisin) sont ainsi devenus apatrides, et ont été traités comme des immigrants illégaux par le pays où ils sont nés et où leurs familles vivent depuis parfois plusieurs générations.

    Cette décision a été prise sur fond de racisme anti-haïtien prononcé. Les Haïtiens (et leur descendants) sont vus comme étant Noirs, et discriminés sur cette base-là. C’est étonnant, car en République dominicaine, 90 % de la population est en fait afro-descendante, mais seulement 4 % s'identifie comme noire. C’est dire à quel point cette couleur de peau est perçue comme péjorative. J’ai assisté à une scène où deux policiers dominicains noirs insultaient un Haïtien, noir lui aussi, en le traitant de « nègre ».

    Des migrants haïtiens et quelques descendants d'Haïtiens travaillent dans les champs de canne à sucre en République Dominicaine.  

    PHOTOGRAPHIE DE William Daniels

    Quelles sont les conséquences concrètes sur la vie quotidienne de ces descendants d’Haïtiens ?

    Ils sont extrêmement fragiles et précaires. Beaucoup travaillent dans des champs de canne à sucre. Une entreprise, la Centrale Romana Corporation, tenue par de riches Dominicains, exploite nombre de ces travailleurs. Les Etats-Unis ont d’ailleurs banni l’importation de sucre provenant de cette corporation à cause des soupçons de travail forcé. Les Dominicains d’origine haïtienne ne peuvent pas vraiment fuir pour chercher un autre emploi. Ils prendraient alors le risque d’un contrôle et d’une expulsion du pays.

    Sur place, j’ai eu l’impression d’être dans un film sur l’esclavage au 19e siècle ! Prendre des photos s’est avéré compliqué. Malgré nos précautions -nous avions par exemple loué un 4x4 blanc similaire à celui des dirigeants de l’entreprise – nous avons rapidement été chassés.

    Au Népal, Tettar Majhi et sa famille sont sans papiers, et à risque d'apatridie. Ils font partie de la caste des intouchables (dalits) Mushahar, l'un des groupes les plus discriminés. Être sans papiers les maintient dans une vie de pauvreté. « Si je demande de l'aide, il n'y aura personne pour m'aider, je ne suis personne, je n'ai aucune pièce d'identité. Si j'avais eu la citoyenneté, j'aurais pu essayer de me défendre » explique-t-il.

    PHOTOGRAPHIE DE William Daniels

    On retrouve cette précarité au Népal, probablement le pays le plus touché par les problèmes d'apatridie dans le monde.

    Oui, en raison des discriminations fondées sur la caste, d'un système patriarcal fort et de la non-reconnaissance du statut de certains réfugiés, on estime que 5,4 millions de personnes (24 % de la population âgée de 16 ans et plus) sont dépourvues de documents de citoyenneté au Népal, selon les rapports nationaux sur les pratiques en matière de droits de l'homme pour 2017 publiés par le Département d'État américain en février 2019. 

    J'y ai rencontré des réfugiés tibétains et bhoutanais, à qui le Népal n'a jamais voulu accorder la citoyenneté même après plusieurs générations, ainsi que des Badi, et des Musharars deux communautés « intouchables » touchées par la question de la citoyenneté. Parmi eux, certains n’arrivent pas à prouver leur nationalité népalaise. Souvent, ils n’ont pas obtenu de certificat de naissance, et la procédure pour l’obtenir après coup peut être très lourde, handicapant toute la descendance. Ils vivent ainsi dans ce pays sans papiers et risquent donc à tout moment de se retrouver apatrides. Là aussi, cette fragilité est exploitée par les plus puissants, les castes supérieures. J’ai rencontré notamment Tettar Majhi qui travaille sur les terres d’un riche propriétaire et qui gagne chaque jour 200 roupies népalaises (1,40 €). C’est moitié moins que le salaire officiel, mais il n’a pas le choix. Il a déjà essayé de s’enfuir, mais le propriétaire des terres est allé le chercher à la frontière indienne ! Face à cette situation, il n’a pas de recours légal possible.

    Sapana Badi, 21 ans. Membre de la communauté d'intouchables Badi, Sapana, qui vit au Népal, se prostitue en Inde pour gagner 15 000 roupies par mois (120 euros au moment de la prise de cette photo). Le commerce du sexe est une tradition de longue date chez les femmes Badi. À cause de cela, elles sont rejetées, discriminées, y compris par d'autres groupes de la caste des intouchables. De ce fait, 10 % d'entre elles sont encore apatrides aujourd'hui, ce qui les maintient dans la prostitution. Un cercle vicieux.

    PHOTOGRAPHIE DE William Daniels

    Au Liban, vous avez rencontré des apatrides qui ont horreur de ce terme là...

    Oui, des Palestiniens réfugiés à Beyrouth depuis des générations. Les qualifier d’apatrides équivaut, selon eux, à dire que la Palestine n’existe pas… J'ai passé du temps à Burj Al-Brajneh, un quartier de la capitale où des générations de Palestiniens s’entassent depuis la création de l’État d’Israël, en 1948. C’est l’une des zones les plus denses au monde. Quelque 40 000 personnes vivent sur un petit kilmoètre carré. Ce camp de réfugiés s’est peu à peu développé en hauteur pour accueillir les nouvelles générations. Sur place, on voit bien ces grandes tours de six ou sept étages n’étaient pas au programme de départ. Les constructions, illégales, sont complètement anarchiques. Les fondations sont quasiment inexistantes. Les habitations, insalubres. Des fils électriques pendent des plafonds. Aujourd'hui, trois générations de Palestiniens nés au Liban y vivent et sont toujours considérées comme des étrangers. Ils ne peuvent pas devenir propriétaires, et n'ont pas le droit de travailler comme médecins, avocats ou ingénieurs.

    De plus, au Liban, comme dans une trentaine de pays dans le monde, la nationalité se transmet par le père. J’ai rencontré une femme libanaise de la classe moyenne qui a eu trois enfants avec un réfugié palestinien. Ces enfants, malgré une mère libanaise, étaient eux aussi dépourvus de citoyenneté !

    Burj Barajneh, camp de réfugiés palestiniens à Beyrouth. La plupart des constructions sont illégales, et sans fondations adéquates. De nombreux bâtiments tombent en ruine et aucun financement n'est prévu pour les réparer. 

    PHOTOGRAPHIE DE William Daniels

    Que voudriez-vous que l’on retienne de vos photos ?

    Cette question d’apatridie raconte beaucoup du rapport à l’autre. Dans tous ces pays, il est frappant de constater à quel point, pour avancer politiquement, il est beaucoup plus facile de diviser que de rassembler. Ce raidissement, cette tendance au populisme, se ressent malheureusement partout sur la planète.

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