Témoignage : fuir le chaos birman et tout laisser derrière soi

« Je n'avais jamais été témoin d'un coup d’État », confie Paul Salopek, explorateur National Geographic.

De Paul Salopek
Publication 4 juin 2021, 14:08 CEST
TOPSHOT-MYANMAR-POLITICS-MILITARY

8 février 2021 : des manifestants rassemblés dans la ville de Rangoun pour protester contre le coup d’État militaire survenu la semaine précédente.

PHOTOGRAPHIE DE Ye Aung Thu, AFP, Getty

Le projet Out of Eden Walk de l’auteur et explorateur National Geographic Paul Salopek est une odyssée narrative, sur les traces de nos ancêtres à travers le globe. Voici sa dernière dépêche, rédigée depuis le Myanmar. 

Rangoun, Myanmar — L’après-midi précédant mon départ du Myanmar, je suis allé dire adieur à des amis, cachés dans une maison d’un quartier de classe moyenne dans la banlieue de Rangoun, la plus grande ville du pays. On y trouvait des professionnels qualifiés, des jeunes artistes, des étudiants, des entrepreneurs. Tous résistaient à la junte militaire qui leur avait arraché la démocratie. Je les ai trouvés autour d’une table. Ils s’entraînaient, sans bruit, à se servir d’arcs et de flèches.

« C’est la prochaine étape, l’autodéfense », m’a lancé l’un d’entre eux, un militant pro-démocratie amaigri. « Tout le monde va devoir essuyer des coups dans cette affaire. Personne ne s’en sortira indemne. »

Je fixais son arme, qu’on pourrait croire issue de l’âge de pierre. Des flèches en bambou traînaient à côté des cendriers, des canettes de bière vides et d’un iPad. Je me suis rappelé que, depuis huit ans, je retraçais les pas des premiers peuples à avoir inventé les flèches et les arcs, il y a 60 000 ans... des chasseurs-cueilleurs, qui avaient quitté l’Afrique pour conquérir la planète. Cette pensée ne me remontait pas vraiment le moral.

Depuis environ 12 ans et avec plus de 38 600 km au compteur, je parcours les routes empruntées par nos ancêtres, de l’Afrique à l’Amérique du Sud. Je documente ce que j’observe sur le terrain.

En Éthiopie, j’ai me suis retrouvé au milieu d’une guerre féroce pour le partage des ressources entre les groupes pastoraux. J’ai reçu des tirs de l’Armée de défense d’Israël en Cisjordanie. Des guérilleros kurdes m’ont tendu une embuscade dans l’est de la Turquie. Ma randonnée en Afghanistan a été retardée par une offensive des talibans. Mais jamais je n’avais été témoin d’un coup d’État.

La prise de pouvoir de la junte a assommé la ville de 5,4 millions d’habitants.

Le Myanmar émergeait, tout doucement, d’un coma long de plus d’un demi-siècle, enchaînant les dictatures militaires brutales. Le gouvernement civil de Aung San Suu Kyi était compromis. Elle a toléré le sinistre nettoyage ethnique des Rohingyas, un groupe minoritaire. La population a été choquée lorsque la Tatmadaw, l’armée birmane, l’a arrêtée au petit matin du 1er février. C’était un putsch digne d’un homme des cavernes.

Ce qui dérangeait ici, ce n’était pas l’idéologie. La démocratisation avait menacé la mainmise des généraux bedonnants sur leurs anciens privilèges. Les actions lucratives dans les usines de bière ; les cortèges automobiles ; leurs sièges au Parlement gardés bien au chaud. Fossilisés dans l’autoritarisme du siècle dernier, les officiers ont dépêché des soldats pour littéralement couper les câbles informatiques des centres de données, comme si Internet n’était rien d’autre qu’un réseau de câbles en cuivre. Rangoun a bouillonné pendant trois jours. Et ensuite, tout a explosé.

J’étais là-bas pour prolonger mon visa.

Jour après jour, j’ai pu observer des flots de Birmans, de plus en plus nombreux, inonder les rues. Les jeunes étaient des mondialistes, tatoués, nés avec Internet. Pendant des semaines, ils ont méprisé l’armée en organisant un carnaval de manifestations. Les enfants ont entravé la circulation en renversant des sacs d’oignon aux grands boulevards. Les infirmiers et infirmières, les soldats du feu et même les livreurs et livreuses à vélo ont boycotté leur travail pour aller manifester.

Souvent, les femmes menaient le cortège. Des légions de reines de beauté vêtues de robes de bal scandaient face à l’armée. Une employée de bureau que je connaissais, une mère de famille d'ordinaire calme, dansait sur le portrait du général Min Aung Hlaing, le dirigeant mégalomane de la junte, qu’elle avait accroché à un trottoir. Fait révélateur, la première manifestante tuée par balle était une jeune femme de 19 ans.

Le 27 mai, les forces de sécurité birmanes ont tué plus de 800 citoyens, dont une vingtaine d’enfants. Les généraux se rendent à des bals chics filmés avec des drones pendant que leurs sous-fifres passent des prisonniers politiques à tabac ou mettent en prison des journalistes indépendants. Ils se sont même mis à exécuter des poètes.

« Si le monde n’intervient pas, nous allons probablement mourir », soupire un producteur audiovisuel. Il a affronté la police avec un bouclier de fortune, une vieille antenne parabolique. « Si l’ONU ne nous aide pas, [la situation] va se transformer en génocide. »

Il était fier de la gestion des déchets du mouvement pro-démocratie de Rangoun. De la manière dont les résidents ont distribué de l’eau et de la nourriture aux manifestants. Du fait que les jeunes n’aient jamais eu recours à la violence. Il ne m’a pas cru lorsque je lui ai dit que personne ne viendrait les sauver.

4 mars : des manifestants en colère après que les forces de l’ordre ont tiré des gaz lacrymogènes pour les disperser au cours d’une marche contre le coup d’État.

PHOTOGRAPHIE DE Str, AFP, Getty

La police a recouvert des messages en faveur de la démocratie avec de la peinture, affichés sur un mur de Rangoun.

PHOTOGRAPHIE DE Paul Salopek

J’ai décidé de quitter la Birmanie.

Plus de 320 km de jungle séparent Mandalay, l’ancienne capitale royale du pays où j'étais, et la frontière chinoise, où j’ai prévu de sortir. Voyager à pied est bien trop risqué désormais. Les paysages birmans se transforment pour laisser place à une guerre civile longue, impitoyable et disparate. C’est terrible d’abandonner ses amis dans une telle situation. Mais je l’ai fait. Pour la première fois en plus de 17 700 km parcourus, j’ai emprunté un avion pour fuir en Chine. Dans la vie, on peut fuir beaucoup de choses. La honte et le chagrin n’en font pas partie.

Entre-temps, les projecteurs des médias se sont déjà concentrés sur autre chose. Comme d’habitude.

Je me demande ce qu’il adviendra de mon partenaire de randonnée dans les Chin Hills. C’était un enseignant qui a marché à mes côtés, non sans peine, pendant toute une semaine sous la chaleur birmane. Nous avons parcouru les plaines rizicoles de Sagaing. Lui tenait une ombrelle aux couleurs du safran. Son groupe minoritaire se sert de fusils fabriqués à la main pour résister à la junte. Ce sont de gens courageux, qui ont repoussé les envahisseurs coloniaux britanniques avec vigueur. L’armée les pilonne avec son artillerie.

Et que va-t-il arriver au serveur de Rangoun, un homme irréprochable qui avait appris à panser les orteils éclopés des touristes saouls qui se prélassaient au bar de son hôtel, maintenant désert ? Il s'est mis à soigner les blessures par balle des manifestants après ses heures de travail. « Je suis si fier de lui », m'a dit le gérant de l’hôtel.

Ou bien cette artiste, qui avait réussi à mobiliser des employés pour participer à la désobéissance civile en se servant de téléphones jetables. Elle encrait des calligraphies pour calmer ses nerfs. « Je suis désolée pour cette réponse tardive », m’avait-elle écrit par texto après que des dizaines de civils ont été blessés par balle dans une ville-centre. « J’ai fait une petite dépression. »

Mais aussi mon ami musulman, qui m’a conduit très tôt le matin à l’aéroport. Les oiseaux virevoltaient dans le ciel ambré du matin. Toutes les boutiques de Rangoun étaient fermées. Des convois de camions militaires, avec à leur bord des soldats parés de leurs casques, grouillaient dans la ville. J’ai scruté les visages des soldats alors que nous passions devant eux. Que pouvais-je bien chercher ? Pendant tout le trajet, mon ami me parlait de quitter la ville, de s’échapper du Myanmar d’une manière ou d’une autre. Il parlait très doucement, presque comme s’il était seul. En réalité, on aurait bien pu croire que c’était le cas.

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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