Passer trop de temps seul a un effet étonnant sur le cerveau des adolescents

Quand les parents devraient-ils s’inquiéter ? Alors que les adolescents passent moins de temps en personne avec leurs amis, des scientifiques commencent à découvrir comment l’isolement est susceptible d’affecter le développement du "cerveau social".

De Vittoria Traverso
Publication 30 déc. 2025, 10:48 CET
Une nouvelle étude suggère un lien entre la faiblesse des interactions sociales à l’adolescence et des ...

Une nouvelle étude suggère un lien entre la faiblesse des interactions sociales à l’adolescence et des différences dans le développement du cerveau, notamment de régions jouant un rôle dans la cognition sociale et dans la prise de décisions.

PHOTOGRAPHIE DE MementoJpeg, Getty Images

Pendant des générations, on a défini l’adolescence comme une période où se forgent des liens sociaux : sortir avec des amis, avoir des rendez-vous amoureux et tisser des liens en dehors de la famille. Ces interactions ne sont pas que des rites de passage culturels ; elles façonnent la manière dont le cerveau des jeunes apprend à gérer les émotions, les relations et la prise de risque.

Mais ce paysage social est en train de changer. Ces dernières années, les adolescents ont passé moins de temps ensemble en personne. Selon un rapport récent de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les interactions quotidiennes en face à face avec des amis chez les enfants sont passées de 53 % en 2006 à 36 % en 2022.

S’il est normal et même « sain » de passer du temps seul, les experts mettent en garde contre les effets qu’un isolement excessif peut avoir sur des aspects cruciaux du développement du cerveau adolescent et contre des conséquences qui peuvent s’étendre à l’âge adulte.

 

COMMENT LE « CERVEAU SOCIAL » PREND FORME À L’ADOLESCENCE

L’adolescence, la période de développement qui débute avec la puberté et qui, du point de vue de la maturation du cerveau, peut s’étendre jusqu’au début de la trentaine, est une phase de profonds bouleversements physiologiques, biologiques et psychologiques. Selon Roselinde Kaiser, maîtresse de conférences en psychologie et neurosciences à l’Université du Colorado à Boulder, au niveau cérébral, l’adolescence est une période de reconfiguration.

À partir de la puberté, le cerveau développe de nouvelles connexions pour permettre des échanges d’informations plus rapides et plus efficaces entre des régions distantes du cerveau. Cette reconfiguration permet le développement de nouvelles compétences, notamment la régulation des émotions et l’évaluation des risques et des récompenses.

Certains des changements les plus prononcés se produisent au sein d’un réseau de régions du cerveau que les scientifiques appellent le « cerveau social » et qui se situe physiquement dans des régions telles que le cortex préfrontal médian, le cortex cingulaire antérieur et l’amygdale.

« Le “cerveau social” fonctionne comme un réseau qui permet d’adopter le point de vue des autres, d’interpréter les expressions émotionnelles de nos amis et de chercher des occasions de créer du lien », explique Adriana Galván, professeure de psychologie et co-directrice du Laboratoire de neurosciences du développement de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). « C’est la raison pour laquelle les adolescents sont doués pour se faire de nouveaux amis, sont stimulés par des causes qui les passionnent et souvent à l’avant-garde des idées nouvelles. »

Ainsi que l’explique Adriana Galván, bien que le développement du cerveau social débute à la puberté, celui-ci a besoin de socialiser pour devenir complètement mature. « C’est un peu comme apprendre une langue, dit-elle. Notre cerveau est câblé pour apprendre à parler une langue, mais nous devenons spécialistes d’une langue en particulier en raison des apports que nous recevons au début de la vie. » De même, les adolescents ont besoin d’interactions sociales pour affiner les systèmes neuronaux qui sous-tendent la compréhension sociale et les comportements.

Alors que les données indiquent que les adolescents entretiennent aujourd’hui moins de liens sociaux que les générations précédentes, de plus en plus de scientifiques tentent de comprendre comment cette baisse de la socialisation est susceptible d’affecter le développement du cerveau. « Il y a à n’en pas douter beaucoup d’intérêt pour le sujet », observe Livia Tomova, maîtresse de conférences en psychologie à l’Université de Cardiff et directrice du Developing Social Minds Lab. « Mais c’est un champ relativement nouveau, explique-t-elle. Il y a encore très peu de données sur ce sujet. »

 

CE QUE LES SCIENTIFIQUES SAVENT ET NE SAVENT PAS SUR L’ISOLEMENT ET LE CERVEAU ADOLESCENT

Selon Livia Tomova, la plupart de ce que les scientifiques savent actuellement sur le lien entre l’isolement social et le cerveau provient de deux sources principales : des études comportementales portant sur des adolescents humains et des études reposant sur l’imagerie cérébrale portant sur des sujets adolescents animaux tels que des souris.

Au niveau comportemental, la plupart des études montrent que l’isolement social est associé à des effets négatifs, par exemple à une augmentation de l’anxiété et à une plus grande disposition à l’addiction. Dans le cadre des études ayant porté sur des animaux, les chercheurs ont observé que l’isolement est corrélé à des changements dans le cortex préfrontal, une région impliquée dans les fonctions cognitives supérieures et dans la cognition sociale, précise Livia Tomova.

Cette absence de données humaines tient en partie au rythme actuel auquel se produit le changement social. D’après Roselinde Kaiser, pour comprendre comment des interactions sociales limitées affectent le développement du cerveau, les scientifiques s’appuient sur des études longitudinales qui suivent de grands groupes d’enfants.

Ce n’est que récemment que de telles données ont commencé à émerger, principalement grâce à une étude nommée « Adolescent Brain Cognitive Development (ABCD) », la plus grande étude de long terme sur le développement du cerveau adolescent aux États-Unis. Lancée en 2016, l’étude ABCD a suivi le développement de près de 12 000 adolescents à travers les États-Unis, en recueillant à la fois des données biologiques, par exemple des scanners cérébraux, et des informations sur le comportement, par exemple les schémas de socialisation et le temps d’écran.

« Les données d’ABCD permettent enfin aux chercheurs d’explorer la relation entre les comportements des enfants et le développement cérébral de manière plus exhaustive », explique Caterina Stamoulis, maîtresse de conférence en pédiatrie à la Faculté de médecine de l’Université Harvard et chercheuse principale du Laboratoire de neurosciences computationnelles du Boston Children's Hospital.

En octobre dernier, Caterina Stamoulis a publié la plus vaste étude à ce jour sur le lien entre isolement et développement cérébral à l’adolescence, une étude réalisée en utilisant des outils computationnels avancés capables d’analyser des réseaux cérébraux à partir de données de neuro-imagerie.

Avec son co-auteur Matthew Risner, chercheur dans le même laboratoire, elle a analysé des données d’IRM structurelle et fonctionnelle obtenues auprès de 3 000 pré-adolescents de onze à douze ans, période où les interactions sociales en dehors du foyer deviennent plus marquées que durant l’enfance.

Pour estimer le niveau d’isolement, les chercheurs se sont appuyés sur des rapports faits par les parents du comportement social de leurs enfants. « Dans le cadre de l’étude ABCD, on a demandé aux parents d’indiquer à quelle fréquence leur enfant préférait la solitude à la socialisation et s’il faisait preuve d’un “repli sur soi”, dans le sens de “ne pas se mêler aux autres”, explique Caterina Stamoulis. Nous avons donc utilisé les données de ces observations comme une mesure de l’isolement et du repli social. »

Les résultats, publiés dans la revue Cerebral Cortex, indiquent que la structure cérébrale et la force des circuits cérébraux chez les adolescents qui préfèrent la solitude ou sont en retrait diffère de celle des adolescents plus sociables.

Par exemple, le gyrus temporal supérieur, une région impliquée dans la cognition sociale, notamment dans la perception du mouvement, des mouvements faciaux et dans l’appréhension des états mentaux d’autrui, présentait des différences structurelles et organisationnelles chez les adolescents ayant moins d’interactions sociales. Le cortex cingulaire antérieur, une région qui sous-tend le traitement des émotions, était également moins développé chez les enfants qui socialisent moins.

« Le fait que l’isolement social ou le repli puisse impacter le cerveau social correspond à nos attentes », précise Caterina Stamoulis, avant d’ajouter que ces effets concordent également avec des études sur les liens entre isolement et cerveau réalisées sur des adultes. « Mais ce que nous avons découvert est que les régions et réseaux du cerveau associés à des compétences non sociales étaient également touchés. » Des régions jouant un rôle dans l’attention et dans la prise de décision, comme le réseau attentionnel dorsal et le gyrus parahippocampique étaient moins intégrées à d’autres structures cérébrales chez les enfants au niveau d’isolement plus élevé.

« Nous ne nous attendions pas à ce que l’isolement affecte un éventail aussi vaste de réseaux cérébraux », souligne Caterina Stamoulis. Les raisons de s’inquiéter tiennent principalement à l’impact profond que de tels changements peuvent avoir sur un cerveau en développement.

Étant donné que l’adolescence est une période caractérisée par une grande plasticité neuronale, précise-t-elle, les changements qui surviennent durant cette période peuvent avoir des effets plus durables. S’ils ne sont pas rectifiés, ils peuvent ouvrir la voie à des troubles de santé mentale, comme l’anxiété et la dépression, qui peuvent se maintenir à l’âge adulte. L’étude n’établit toutefois pas de lien direct entre l’isolement et ces problèmes.

 

QUAND L’ISOLEMENT DEVIENT PRÉOCCUPANT ET QUAND IL NE L’EST PAS

Plasticité accrue n’est toutefois pas synonyme de fatalité. L’adolescence est une période caractérisée par une neuroplasticité accrue, ce qui signifie que si l’on intervient tôt, par exemple en donnant aux enfants plus d’occasions de socialiser ou, dans certains cas, en requérant l’aide d’un thérapeute, on a davantage de chances de compenser les effets négatifs que peut avoir un isolement excessif sur le cerveau en développement. 

Bien entendu, tous les types d’isolement ne sont pas problématiques, ajoute Caterina Stamoulis. « Je suggère d’apprendre la différence entre préférence “normale” pour la solitude et isolement excessif », préconise la chercheuse. Pourtant, cette différence peut parfois être difficile à faire, observe Roselinde Kaiser.

« Chaque personne a un besoin différent de socialisation, explique-t-elle. Certains enfants veulent un grand groupe hétérogène tandis que d’autres reçoivent leur apport social au sein de plus petits groupes ou dans des contextes différents, et c’est tout à fait acceptable aussi. » Selon elle, le plus important est que les adolescents aient une forme d’interaction significative avec leurs pairs.

Toute réponse à l’isolement social devrait également prendre en compte les différences individuelles, souligne Adriana Galván. « La réussite de “l’annulation” des effets négatifs dépend de la nature de l’isolement social, de l’histoire du développement de l’individu et du contexte actuel, explique-t-elle. Mais en général, une plus grande implication dans les interactions sociales, la création de relations durables et un soutien authentique de la part des autres peuvent aider à atténuer les effets négatifs de l’isolement social. »

La question de savoir si les interactions virtuelles peuvent apporter des bénéfices comparables reste ouverte. « La vie sociale de beaucoup d’enfants se passe en ligne, explique Livia Tomova. Même les personnes qui se voient dans la vraie vie interagissent aussi virtuellement, donc cela devient presque une extension de la vie sociale dans un domaine différent. »

Dans quelle mesure ces interactions virtuelles peuvent-elles produire les mêmes bénéfices que le temps passé ensemble physiquement ? Voilà l’une des questions que Livia Tomova et son équipe du Developing Social Minds Lab se posent en ce moment même. « Nous souhaitons comprendre quels types d’interactions virtuelles sont bénéfiques et lesquelles ne le sont pas, explique-t-elle. De sorte, peut-être, à pouvoir ensuite apprendre aux jeunes à mieux se servir des interactions virtuelles. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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