Des cerveaux de cochons ont été réanimés des heures après leur mort

Au cours d'une expérience qui ne manquera pas de lancer les débats éthiques et philosophiques, un nouveau système a rétabli la circulation et l'afflux en oxygène d'un cerveau de mammifère mort.

De Michael Greshko
Cette photo montre un cerveau de cochon préservé. À l'aide de cerveaux d'animaux abattus pour leur ...
Cette photo montre un cerveau de cochon préservé. À l'aide de cerveaux d'animaux abattus pour leur viande, les chercheurs sont parvenus à rétablir certaines fonctions cellulaires dans les cerveaux de cochons plusieurs heures après leur mort, ouvrant potentiellement la voie à l'étude et au traitement des maladies et troubles cérébraux.

Des scientifiques ont restauré la fonction cellulaire de 32 cerveaux de cochons plusieurs heures après leur mort, ouvrant la voie à de nouvelles possibilités de traitement des maladies du cerveau et renversant au passage notre définition de la mort cérébrale. Les chercheurs de l'école de médecine de l'université Yale ont mis au point un dispositif semblable dans les grandes lignes à une machine de dialyse qu'ils ont baptisé BrainEx. Ce système, qui fait l'objet d'un article paru dans la revue Nature, permet de rétablir la circulation et l'arrivée d'oxygène dans un cerveau mort.

Les chercheurs n'ont pas abattu d'animaux pour l'expérience, ils ont demandé à un abattoir de New Haven, dans le Connecticut aux États-Unis, de leur fournir des têtes de cochons après que les animaux ont été tués pour leur viande. Techniquement, les cerveaux de cochons sont restés morts, ils ne montraient aucun signe d'activité neuronale organisée nécessaire a un état de conscience.

« Cliniquement parlant, ce n'est pas un cerveau vivant, » déclare le coauteur de l'étude Nenad Sestan, neuroscientifique à l'école de médecine de l'université Yale.

En revanche, en rétablissant des fonctions comme la capacité à emmagasiner du glucose et de l'oxygène pour des périodes de 6 h à la fois, ce système s'est montré capable de maintenir les cerveaux en bien meilleur état que ceux non traités suivant le processus normal de décomposition. Selon les chercheurs, cette technique pourrait accélérer les recherches en matière de santé chez l'Homme en offrant un large banc d'essai à l'étude des maladies et des troubles cérébraux.

« Nous sommes très enthousiastes à l'idée que ce projet puisse nous permettre de mieux comprendre comment traiter les personnes victimes d'une crise cardiaque ayant perturbé l'afflux sanguin normal dans le cerveau, » ajoute Khara Ramos, directrice du Neuroethics Program pour le National Institute of Neurological Disorders and Stroke (l’Institut national des troubles neurologiques et des accidents cérébrovasculaires) aux États-Unis. « Cela renforce réellement notre capacité à étudier les cellules telles qu'elles existent, en connexion les unes avec les autres, de façon tridimensionnelle, à l'échelle et dans toute leur complexité. »

Même dans ce contexte, la découverte soulève de nombreuses questions éthiques et donne lieu à un débat auquel les scientifiques sont tout à faits disposés à participer.

« C'est une avancée extraordinaire et très prometteuse pour les neurosciences. D'emblée, elle offre un meilleur modèle d'étude du cerveau humain, ce qui est très important étant donné le grand nombre de personnes atteintes de maladies mentales ou cérébrales, » précise Nita Farahany, bioéthicienne à la faculté de droit de l'université Duke, auteure d'une note à propos de l'étude parue dans Nature.

« Elle remet par ailleurs en question de nombreuses hypothèses fondamentales sur les neurosciences, par exemple celle selon laquelle une perte d'oxygène dans le cerveau entraîne une irréversible marche vers la mort de l'organisme, » poursuit-elle. « Cela se révèle être faux et, par conséquent, de nombreuses questions éthiques et légales se posent. »

 

REDÉFINIR LA MORT ?

La mort est sans appel, mais le nombre de résultats médicaux irréversibles a considérablement diminué avec le temps. Pendant des milliers d'années, une personne était considérée morte lorsqu'elle ne respirait plus et que son cœur s'arrêtait de battre, jusqu'à l'entrée en jeu de la médecine moderne. L'invention des respirateurs mécaniques a permis de maintenir en vie les organismes défaillants. Aujourd'hui, après plusieurs décennies de progrès et l'arrivée des transplantations, un cœur qui ne bat plus n'est pas forcément synonyme de fin.

Le cerveau reste toutefois un patient difficile. Les cerveaux des mammifères comme le nôtre sont des machines de pointe. Leur bon fonctionnement exige un flux constant de sang riche en oxygène. Si cet afflux est interrompu, nous perdons conscience après quelques secondes seulement. Dans les cinq minutes, les réserves de molécules vitales comme le glucose et l'ATP, la protéine qui alimente notre organisme en énergie, commencent à s'épuiser.

Le cerveau entame ensuite un cycle qui lui sera fatal, jugé jusque-là irréversible par les scientifiques : les réactions chimiques des cellules passent de la virtuosité au chaos, l'accumulation du dioxyde de carbone acidifie le sang du cerveau et les fuites d'un important neurotransmetteur appelé glutamate deviennent rapidement toxiques. Bientôt, les enzymes qui décomposent le tissu nerveux entrent en jeu et les structures ainsi que les plus petits vaisseaux sanguins du cerveau se rompent et éclatent.

Plus les chercheurs comprenaient ce processus, plus ils l'intégraient à la définition de mort. En 1968, un comité de médecins rassemblé par l'université de Harvard proposa une définition universelle pour le terme « coma irréversible, » ce que nous appelons aujourd'hui « mort cérébrale » : absence totale de réponse, incapacité à respirer de façon autonome, absence totale de réflexe et aucun signe d'activité électrique à grande échelle dans le cerveau. Aujourd'hui, l'American Academy of Neurology tient à jour une liste de vérification utilisée par les praticiens pour juger de l'état de mort cérébrale d'un patient.

Il existe toutefois des preuves d'une résilience accrue du cerveau. Certaines parties des cellules du cerveau, comme les mitochondries qui traitent l'énergie chimique, continuent d'être actives jusqu'à dix heures après la mort. Chez les chats et les macaques, les chercheurs sont parvenus à récupérer les fonctions du cerveau après une interruption d'une heure de l'afflux sanguin en rétablissant prudemment la circulation. Chez l'Homme, certaines études de cas montrent que le cerveau est capable de rebondir. En 2007, des chercheurs faisaient état d'une femme souffrant d'hypothermie aiguë (température corporelle inférieure à 18 °C) qui avait pu récupérer l'intégralité de ses fonctions neurologiques.

 

OPÉRATIONNEL, MAIS INCONSCIENT

Sous la direction de Zvonimir Vrselja et Stefano Daniele, Sestan et ses collègues se sont résolus à tester la capacité de récupération d'un cerveau complexe de mammifère, c'est pourquoi ils ont conçu le système baptisé BrainEx.

BrainEx se compose de pompes et de filtres contrôlés par ordinateurs qui envoient une solution nourrissante vers un cerveau mort, exposé chirurgicalement, avec un flux et reflux qui imite la circulation corporelle naturelle. La base de la solution propriétaire est l'hémoglobine, la protéine qui assure le transport de l'oxygène dans les globules rouges. Elle a été conçue de façon à permettre un suivi de sa progression dans le cerveau par les chercheurs via une échographie. L'université Yale a déposé un brevet au nom de ses créateurs, mais toutes les pièces et les procédures de BrainEx seront mises à la libre disposition des chercheurs des universités et des organisations à but non lucratif.

L'équipe de scientifiques a pris des mesures pour veiller à ce que les cerveaux ne se « réveillent » pas, ne serait-ce que pour empêcher une prise de conscience du traumatisme de la procédure. Même si aucun des cerveaux de l'expérience n'a montré de signe de conscience, les chercheurs se tenaient prêts à injecter un anesthésiant et abaisser la température des cerveaux, au cas où. En outre, l'équipe avait au préalable ajouté à la solution des composants chimiques capables de bloquer l'activité neuronale qui permettaient également de reposer les cellules du cerveau, augmentant ainsi leurs chances de guérison.

« En fait, la reprise de conscience n'a jamais été l'objectif, c'était d'ailleurs plutôt le contraire, » déclare le coauteur de l'étude Stephen Latham, directeur du Yale Interdisciplinary Center for Bioethics.

Dans un premier temps, l'équipe a vérifié, avec succès, la capacité de BrainEx à rétablir la circulation dans le cerveau, même dans ses vaisseaux les plus petits. Les scientifiques ont également confirmé que les vaisseaux sanguins du cerveau étaient suffisamment sains pour se dilater en réponse à une médication. Ensuite, les chercheurs ont vérifié dans quelle mesure BrainEx préservait la structure générale des tissus cérébraux. En majorité, les cerveaux traités avec BrainEx étaient semblables à ceux d'animaux vivants ou aux cerveaux non traités une heure après la mort. Dix heures après la mort, les cerveaux traités étaient en bien meilleur état que ceux non traités.

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    Les zones du cerveau particulièrement sensibles à la privation d'oxygène, comme l'hippocampe, ont également étaient correctement conservées suite au traitement par BrainEx, tout comme les structures des neurones isolés. Par ailleurs, alors que les scientifiques surveillaient la composition chimique de la solution qui s'écoulait dans le cerveau, ils ont découvert que ce dernier produisait du CO2 et consommait du glucose et de l'oxygène, autant de signes d'un redémarrage du métabolisme sur l'ensemble du cerveau.

    Bien que les chercheurs aient dans un premier temps avancé que les cerveaux expérimentaux ne montreraient pas d'activité à grande échelle, ils ont tout de même prélevé de fines lamelles du tissu cérébral pour vérifier si les neurones isolés de l'hippocampe pouvaient toujours s'activer après traitement, et c'était bien le cas.

    « [Ce résultat était], pour moi, l'aspect le plus surprenant en tant que neuroscientifique en activité, » confie Christof Koch, directeur de l'Allen Institute for Brain Science, non impliqué dans l'étude. « Ils étaient toujours capables de générer les pics qui constituent le langage universel d'une communication électrique rapide. Cela signifie qu'en principe, ces neurones étaient capables d'une activité neuronale. »

     

    ÉTHIQUE DE LA RECHERCHE SUR LES ANIMAUX

    L'équipe BrainEx a pleinement conscience des problèmes d'éthique que posent son travail, c'est pourquoi ils ont entretenu des relations avec des neuroscientifiques de renom et des éthiciens pendant plusieurs années. Le Neuroethics Working Group, un consortium convoqué dans le cadre du projet BRAIN Initiative du National Institutes of Health des États-Unis, collabore avec Sestan depuis 2016 et a même financé l'étude. Les chercheurs ont également présenté leurs travaux lors d'une conférence sur la bioéthique tenue en 2017 à l'université Duke et lors d'un atelier organisé par le National Institutes of Health en 2018.

    « La science de pointe exige une éthique de premier plan, » indique Ramos, secrétaire exécutif du Neuroethics Working Group. « Il existe un ensemble de lois et de politiques devant être suivies par les chercheurs que nous subventionnons. Cependant, le développement et l'application des neurotechnologies pourraient nous inciter à passer en revue ces normes éthiques et à les faire évoluer. »

    Premièrement, la technique BrainEx soulève des questions quant à l'utilisation éthique d'animaux non-humains dans les expériences. À l'heure actuelle, deux ensembles de règles s'appliquent, un pour les animaux vivants et l'autre pour les tissus d'animaux morts, étant donné que les animaux vivants peuvent ressentir douleur et souffrance. Mais lequel des deux s'applique aux cerveaux d'animaux morts traités avec BrainEx, surtout lorsqu'il existe un risque que les cerveaux se réveillent partiellement ?

    « Il y a cette sorte de trou béant dans nos mesures de protection des animaux utilisés à des fins expérimentales puisque nous avons aujourd'hui cette nouvelle catégorie partiellement réanimée, relativement vivante qui présente un potentiel, encore incompris à ce jour, de récupération des fonctions, » explique Farahany, également membre du Neuroethics Working Group. « Si vous cherchez à réanimer des cerveaux de cochons, ou d'autres animaux, cela signifie-t-il que l'animal redevient un animal de laboratoire plutôt qu'un tissu mort ? »

    Les experts ajoutent que le compromis éthique repose sur la capacité de BrainEx à faire avancer la recherche sur les pathologies humaines, voire même sauver les patients de la mort cérébrale.

    « Qu'on le veuille ou non, on ne peut pas imposer douleur et agonie par simple curiosité à une autre créature à moins qu'il n'y ait une très bonne raison et une prédétermination des expériences appropriées, » affirme Koch. « Il faut se demander si cela peut être utilisé pour sauver les cerveaux et pas seulement se dire, oh tiens, voyons un peu ce qui se passe ici. »

    Les experts déclarent par ailleurs que les questions éthiques soulevées par BrainEx concernent également la prochaine étape logique : le système fonctionnerait-il pour les cerveaux humains ? Sur un plan technique, Koch indique que les deux cerveaux ne diffèrent pas tant que ça, l'Homme comme le cochon possèdent en effet des cerveaux plissés de façon complexe. Cependant, Koch et chaque expert externe contacté par National Geographic appellent à la prudence quant au passage aux essais sur l'Homme.

    Sur un plan encore plus large, il se pourrait que les futures versions de BrainEx viennent compliquer le processus de don d'organe en floutant la définition de mort cérébrale, font remarquer Stuart Youngner et Insoo Hyun, bioéthiciens de l'université Case Western Reserve, dans une note annexe publiée dans le journal Nature. À l'inverse, Kevin Cmunt, Directeur général de Gift of Hope, l'un des réseaux les plus importants de don d'organe aux États-Unis, ne perçoit pas BrainEx comme un élément hautement perturbateur. Il déclare que dans la plupart des cas, les donneurs d'organe déclarés en état de mort cérébrale ont subi une interruption de l'oxygénation bien plus longue que celle de l'étude, ou un traumatisme physique conséquent.

    « Je pense que cette intervention ne serait pas pertinente pour la grande majorité des donneurs en état de mort cérébrale, » poursuit-il. « BrainEx pourrait affecter l'opportunité de don d'organe pour un petit sous-ensemble de cas, mais je pense que sa taille serait relativement restreinte. »

    Et si BrainEx finissait par faire son apparition dans les cliniques, Cmunt ajoute qu'il rejoindrait la liste des interventions à entreprendre avant de déclarer une personne en état de mort cérébrale ou de mettre fin au maintien des fonctions vitales. La promesse de récupération des fonctions cérébrales pourrait même améliorer les dons d'organe en obligeant encore plus les praticiens à maintenir la circulation. Ainsi, si la mort cérébrale du patient est déclarée même après un traitement avec BrainEx, leurs organes seraient dans état encore plus favorable au don qu'ils ne l'auraient été sans traitement.

    « Je ne vois pas forcément cela comme un conflit, » témoigne Cmunt. « Ces traitements seraient intégrés aux soins, tout comme les procédures d'hypothermie et d'autres processus mis en place pour stopper les dégâts subis par les organes et les cerveaux. »

     

    UN COMMENCEMENT SEULEMENT

    Dans sa forme la plus profonde, le débat autour de BrainEx montre comment l'approfondissement des connaissances et les améliorations de traitement peuvent bouleverser notre définition de la mort.

    « Imaginez-vous à l'hôpital, votre père vient d'être déclaré en état de mort cérébrale et vous venez de lire cet article. Vous demandez au chirurgien ce que signifie mort cérébrale ? Il vous répond que c'est une perte irréversible des fonctions cérébrales et vous rétorquez : ' Eh bien, attendez un peu, j'ai lu un article récemment, est-ce qu'irréversible aujourd'hui pourrait ne pas l'être demain ? ' » illustre Koch.

    L'effet BrainEx sur la frontière entre la vie et la mort rappelle un peu la science-fiction. Poussé à l'extrême, il pourrait même rappeler Frankenstein et le phénomène de résurrection. Mais Faharany met en garde, nous en sommes encore très loin. 

    « Il est clair qu'il y a une part de science-fiction dans le fait de rétablir la fonction cellulaire alors que l'on pensait cela impossible à cet endroit. Mais pour avoir Frankenstein, il faut un certain degré de conscience, » déclare-t-elle. « Cette étude n'a rétabli aucune forme de conscience et il n'est pas certain que l'on puisse le faire un jour. Il reste toutefois vrai que nous avons progressé d'un pas vers cette possibilité. »

        
    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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