Découverte d'un ancêtre de l'Homme sur le toit du monde

Un nouveau fossile de mâchoire témoigne du passage des premiers Hommes sur le plateau tibétain et apporte de nouveaux indices sur l'énigmatique Homme de Denisova.

De Maya Wei-Haas
Publication 6 mai 2019, 09:37 CEST
Les étoiles scintillent au-dessus d'un glacier du mont Amnye Machen dans la préfecture autonome tibétaine de ...
Les étoiles scintillent au-dessus d'un glacier du mont Amnye Machen dans la préfecture autonome tibétaine de Golog. À cette altitude, l'air se raréfie et le climat devient difficile à supporter, c'est pourquoi les chercheurs ont pendant longtemps présumé que les premiers Hommes ne s'y étaient pas aventurés.
PHOTOGRAPHIE DE Kieran Dodds, Panos Pictures, Redux

L'entrée de la grotte de Baishiya Karst est nichée à la base d'une imposante falaise au bord du plateau tibétain. Masquée par les longues guirlandes de drapeaux de prière aux couleurs vives, la grotte est considérée comme un sanctuaire par les Tibétains qui, depuis longtemps, s'y retirent pour prier et guérir de certaines maladies. En 1980, un moine qui s'était isolé dans les profondeurs froides de la grotte y a découvert quelque chose d'inattendu : une mâchoire avec deux énormes dents qui, bien qu'humaine, n'était définitivement pas celle d'un Homme moderne.

Une étude parue ce mercredi 1er mai dans la revue Nature lève le voile sur les mystères que renfermait cette ancienne mâchoire. Une analyse détaillée de ses caractéristiques physiques et des protéines extraites du fossile suggèrent que la mâchoire, datée à 160 000 ans, serait celle de l'énigmatique Homme de Denisova, un groupe cousin de l'Homme de Néandertal identifié grâce à des restes retrouvés dans une unique grotte des montagnes de l'Altaï en Sibérie.

« Je n'arrivais pas à le croire au moment où mes collègues m'ont annoncé la nouvelle, » raconte le coauteur de l'étude Dongju Zhang de l'université de Lanzhou en Chine. « J'étais très enthousiaste. »

L'enthousiasme de Zhang était tout à fait justifié : la mâchoire, baptisée mandibule de Xiahe en référence à la province où elle a été mise au jour, vient combler une lacune béante dans notre compréhension de ce mystérieux ancêtre de l'Homme. Alors que les précédents fragments de Dénisoviens provenaient de la seule grotte de Denisova en Sibérie, on retrouve le même ADN dans le génome de la population vivant aujourd'hui en Asie et en Australasie. La découverte de la mâchoire de Xiahe sur un site situé à plus de 2 200 km de la grotte sibérienne confirme que les Dénisoviens se sont aventurés bien plus loin à travers le continent.

L'hypothèse émise est qu'après s'être séparé de son cousin Néandertalien il y a environ 400 000 ans, l'Homme de Denisova se serait dirigé vers l'Asie alors que les premiers Hommes de Néandertal auraient quant à eux opté pour l'Europe et l'Asie occidentale. L'Homme moderne aurait quitté l'Afrique il y a environ 200 000 ans, au début peu à peu puis plus tard par vagues entières. Après cette sortie d'Afrique, il aurait fini par rencontrer puis se reproduire avec les Néandertaliens au Moyen-Orient. Vers l'est, il aurait fait de même avec les Dénisoviens dont les empreintes génétiques sont toujours visibles aujourd'hui chez les Asiatiques.

Ces traces génétiques de l'Homme de Denisova sont à l'origine de l'adaptation à la raréfaction de l'air chez les Sherpas et les Tibétains qui vivent sur le toit du monde. Pourtant, jusqu'à présent, les restes de Dénisoviens n'avaient été trouvés qu'à une altitude relativement faible : la grotte de Denisova n'est qu'à 700 m au-dessus du niveau de la mer. La mâchoire de Xiahe, découverte à environ 3 300 m, est donc la première preuve physique que les Dénisoviens s'étaient aventurés aux mêmes altitudes que l'Homme moderne porteur de l'adaptation génétique responsable de l'adaptation aux environnements à faible niveau d'oxygène. Datée à 160 000 ans, cette mâchoire a trois fois l'âge du plus ancien signe d'activité humaine dans les hauteurs difficiles du plateau tibétain, ce qui souligne la résilience remarquable de nos ancêtres.

« Grâce à cette étude nous pouvons mieux cerner les Dénisoviens, » indique par e-mail María Martinón-Torres, directrice du Centre national pour la recherche sur l'évolution de l'Homme en Espagne. « Leur portrait devient de plus en plus net. »

 

LE MOINE ET LA MÂCHOIRE

Alors que la mâchoire a été découverte dans les années 1980, les chercheurs n'ont commencé à l'étudier que 30 ans plus tard, en 2010. À cette époque, Zhang venait d'obtenir son doctorat et elle décida de s'intéresser aux étranges fossiles sur les conseils de son tuteur Fahu Chen, à la tête de cette étude récente, et de son collègue Guangrong Dong, également de l'université de Lanzhou.

La première tâche à accomplir était de trouver l'endroit où avait été découverte la mâchoire. Le moine anonyme auteur de cette trouvaille l'avait confiée au sixième tulkou, nom donné aux personnalités religieuses reconnues comme une réincarnation d'un ancien maître. Le moine avait cependant omis de mentionner le nom de la cave où il avait découvert le fossile.

L'équipe a donc procédé par élimination jusqu'à réduire la liste des options à la seule grotte de Baishiya Karst dans le district de Xiahe, dont le nom signifie en chinois « falaise blanche ». Les fouilles menées par la suite dans la grotte ont révélé de grands os d'animaux présentant des entailles et des outils en pierre. Ces artefacts sont toujours à l'étude à l'heure actuelle, précise Zhang, elle ne peut donc pas certifier que les outils ou les marques sur les restes fauniques sont l'œuvre du Dénisovien à qui appartenait le fossile.

« Mené pas à pas, ce projet nous a demandé beaucoup de temps, » confie Zhang.

L'analyse de la mâchoire en elle-même a révélé encore plus de surprises. Sa morphologie suggère qu'elle n'appartient ni à Homo erectus ni à Homo sapiens dont les restes sont très présents à travers l'Asie continentale. La forme de sa rangée de dents, par exemple, n'était pas allongée comme elle l'est chez Homo erectus. De même, la mâchoire ne possède pas de menton, un trait caractéristique de l'Homme moderne. L'indice le plus révélateur était la taille des dents, similaires à celles trouvées dans le grotte de Dénisova avec l'ADN des Dénisoviens.

« Pour moi, la morphologie de ce fossile est celle qui était attendue, » commente Bence Viola, paléoanthropologue à l'université de Toronto, spécialiste de la morphologie des fossiles de Dénisoviens. « Il ressemble vraiment à ce que l'on pouvait espérer. »

Afin de valider leur hypothèse, les chercheurs ont d'abord essayé d'étudier l'ADN de la mâchoire fossile. Lorsqu'ils se sont aperçus que l'ADN était inexploitable, ils se sont alors tournés vers un outil moléculaire plus durable, quoique moins précis : les protéines synthétisées par le code génétique.

Les chercheurs ont donc extrait les protéines des os de la mâchoire et de la dentine des dents. Ils ont ensuite utilisé une enzyme pour sectionner les protéines en petites chaînes afin d'identifier les composantes de base des acides-aminés encodées par l'ADN. De façon générale, les protéines semblaient plus proche de l'Homme de Dénisova que des Néandertaliens ou de l'Homme moderne, indique Frido Welker de l'université de Copenhague, spécialiste des protéines des anciens Hominina et responsable de cette étape de l'étude.

« Je suis fasciné par la façon dont les techniques de pointe ont été utilisées pour faire parler les morts, » déclare Martinón-Torres, non impliquée dans l'étude. « La paléogénétique était une révolution pour le domaine de la paléoanthropologie et aujourd'hui l'arrivée de la protéomique repousse encore un peu les limites de la recherche et ouvre la voie à de nouvelles connaissances inattendues. »

 

UNE CHASSE AUX FANTÔMES DÉNISOVIENS

La protéomique a cependant ses limites. Les Dénisoviens étaient génétiquement très diversifiés. Une étude publiée plus tôt cette année suggérait que l'espèce que nous appelons Dénisoviens serait en fait composée de trois lignées génétiques distinctes, l'une desquelles est aussi éloignée des autres Dénisoviens que des Néandertaliens.

« D'une façon ou d'une autre, cette mâchoire trouvera sa place dans cette histoire, » indique Welker.

Le fragment de mâchoire récemment décrit et baptisé mandibule de Xiahe en référence au district chinois où il a été mis au jour n'est que la seconde découverte de fossile attribuée à un Homme de Denisova après celle de la grotte éponyme dans les montagnes de l'Altaï en Sibérie.
PHOTOGRAPHIE DE Dongju Zhang, Lanzhou University

Le lien captivant suggéré par la mâchoire entre un groupe d'humains que l'on pensait vivre à basse altitude et son rôle mystérieux dans l'adaptation à la haute altitude de l'Homme moderne reste encore trouble, explique Emilia Huerta-Sanchez, généticienne de la population à l'université Brown et auteure principale de l'étude parue dans la revue Nature en 2014 dans laquelle était identifié pour la première fois ce lien génétique.

« Je suis d'accord avec les auteurs lorsqu'ils avancent que ce lien pourrait être expliqué par le fait que ce groupe d'Hominina était lui-même adapté à la haute altitude, » indique-t-elle. « Mais je pense qu'on ne peut pas en être certain. »

Huerta-Sanchez explique que la particularité génétique responsable de l'adaptation des Tibétains actuels aux environnements à faible niveau d'oxygène n'apparaît pas dans la séquence qui code les protéines, mais plutôt dans celle qui contrôle le volume à produire pour une protéine donnée. Même si la mâchoire a été découverte dans ce type d'environnement, sans trace d'ADN, les scientifiques ne peuvent pas être certains que le propriétaire du fossile était porteur de cette adaptation.

« Mais au fond, j'aimerais que ce soit vrai, » conclut-elle d'un air pensif.

 

AVENIR DE LA CHRONIQUE DÉNISOVIENNE

Alors qu'il reste de nombreuses inconnues, les scientifiques sont enthousiastes à l'idée des indices que pourrait encore apporter la mâchoire pour améliorer leur compréhension de l'évolution de l'Homme en Asie. Le fossile pourrait notamment être utilisé pour identifier d'autres Dénisoviens parmi les fossiles toujours plus nombreux d'Hominina en Asie qui n'ont pas trouvé leur place dans les ramifications de notre arbre généalogique incroyablement touffu, suggère Martinón-Torres, qui a longuement étudié la chronique des fossiles asiatiques. Par exemple, une molaire triradiculée de la mâchoire de Xiahe ressemble à une dent découverte antérieurement sur une mandibule baptisée Penghu 1, ce qui pourrait signifier que cette dernière appartenait elle-aussi à un Dénisovien.

En 1980, un moine des environs a découvert la mâchoire aux proportions inhabituelles dans la grotte Baishiya Karst, nichée aux frontières du plateau tibétain. Les Tibétains fréquentent cet endroit depuis très longtemps pour prier ou guérir d'une maladie.
PHOTOGRAPHIE DE Dongju Zhang, Lanzhou University

L'étude a également attisé la curiosité des autres chercheurs quant aux mystères que pourraient encore renfermer les hauteurs de l'Asie. « La haute montagne asiatique est vraiment, vraiment méconnue, » explique Viola. « En général, on présume que personne n'a jamais habité là-haut. »

Les travaux de Viola portent sur les sites Hominina de haute altitude identifiés à ce jour, comme la grotte de Sel-Ungur au Kirghizistan, située à 1 900 m au-dessus du niveau de la mer. Lui et ses collègues ont toujours supposé que les restes étaient ceux d'un Homme de Néandertal, mais cette nouvelle étude le fait douter.

« Peut-être qu'il s'agissait en fait de Dénisoviens, » s'interroge-t-il.

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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