La neuromodulation, alternative pour traiter les douleurs chroniques

La technique n’est pas nouvelle : on soigne les douleurs grâce à l’électricité depuis presque 2000 ans ! Mais, désormais, le dispositif a fait ses preuves. Décryptage avec le neurochirurgien Marc Levêque.

De Taïna Cluzeau
Publication 5 mars 2020, 15:31 CET

12 millions environ : c’est le nombre de Français qui souffrent de douleurs chroniques. Or les traitements médicamenteux sont souvent lourds et soulagent à peine un patient sur cinq. Mais une autre solution existe : la neuromodulation. Encore peu utilisée dans l’Hexagone, cette technique consiste à stimuler électriquement les nerfs ou une partie de la moelle épinière. Le neurochirurgien Marc Levêque, qui exerce dans plusieurs cliniques de Marseille, nous explique en quoi cela consiste et dans quels cas y recourir.

 

Quelle est la différence entre les douleurs classiques, dites aiguës, et les douleurs chroniques, qui peuvent être traitées avec la neuromodulation ?

La douleur, c’est le dispositif d’alarme qui veille sur la maison « Homme ». Les murs et les ouvertures de notre domicile (c’est-à-dire notre peau et nos muqueuses) sont bardés de capteurs d’intrusion. Il existe aussi des détecteurs de mouvements à l’intérieur, autrement dit dans tous nos viscères. En cas d’intrusion, lors d’une blessure par exemple, les capteurs s’activent et un message est alors transmis par les fils électriques (nos nerfs) vers le boîtier de l’alarme, notre boîte crânienne. La sirène va se déclencher, nous alertant de l’intrusion. Cette alarme – notre ressenti douloureux – permet de faire face à l’agression. C’est elle qui nous incite à retirer notre doigt de la plaque chauffante ou à aller aux toilettes pour évacuer la toxi-infection alimentaire qui provoque d’horribles crampes. Tout cela, c’est la douleur aiguë, celle qui veille vingt-quatre heures sur vingt-quatre à notre intégrité physique. La douleur chronique, si l’on continue de filer la métaphore de ce dispositif d’alarme domestique, c’est une installation devenue défaillante, où la sirène rugit en permanence, même s’il n’y a plus aucune intrusion. Le dysfonctionnement peut provenir de capteurs ou de nerfs abîmés, qui provoquent des courts-circuits, ou de notre système nerveux central, endommagé par un traumatisme, un accident vasculaire cérébral (AVC) ou une maladie telle que la sclérose en plaques. Cette sirène inutile va rapidement devenir assourdissante, nous empêchant de nous concentrer, de dormir, bref, d’avoir une vie normale. La douleur chronique est donc une sensation désagréable qui ne sert à rien, mais qui gâche la vie.

 

Depuis quand soigne-t-on la douleur avec de l’électricité ?

Depuis l’an 47 ! C’est la date du premier écrit sur l’usage de l’électricité dans le traitement de la douleur. Dans ce traité de prescription médicale, Scribonius Largus, médecin de l’empereur romain Claude Ier, préconise « pour d’insupportables et anciens maux de tête, l’application d’une torpille noire [ndlr : un poisson produisant des décharges électriques] à l’endroit de la douleur » et précise qu’« une fois l’engourdissement obtenu, l’animal doit être retiré ». On note que le nom latin de ce poisson – torpedo – désigne également la « torpeur », à l’image de la sensation produite par la décharge électrique. Les propriétés de ce poisson méditerranéen devaient d’ailleurs être connues bien avant, si l’on en croit le grec antique – ναρκη (narke) – désignant ce poisson électrique, et qui nous a laissé le préfixe « narco », qualifiant ce qui est propre à endormir, telle la narcose. Les médecins continuent de citer ce poisson comme remède jusqu’au xviiie siècle, à l’exemple de  Marc-Antoine Petit, célèbre chirurgien lyonnais, dans son Discours de la douleur, en 1798 : « L’application de la torpille noire de mer dont les bons effets dans les rhumatismes, la sciatique, la goutte, la migraine, l’odontalgie, etc., ont été prouvés par de multitude d’exemples. » Mais, pour efficace qu’ait pu être cette stimulation, le fait de devoir utiliser un animal vivant en a limité le recours.

 

Comment la neuromodulation a-t-elle vu le jour ?

Au xviiie siècle, les premiers condensateurs ont permis d’apprivoiser la « fée électricité». À cette époque, deux Britanniques, Walsh et Cavendish, décrivent les effets antalgiques des « machines électriques » lors de l’application d’électrodes sur les nerfs périphériques. Mais il faut attendre le début des années 1960 pour qu’une véritable explication scientifique vienne étayer l’efficacité de l’électricité dans le traitement de la douleur. Le psychologue québécois Melzack, qui nous a quittés fin 2019, et le neurologue britannique Wall énoncent alors la « théorie du portillon ». Il existe, dans la moelle épinière, un petit portail électrochimique, laissant passer une sensation à la fois. Si une sensation non douloureuse, comme une caresse, parvient à notre moelle épinière, elle est prioritaire sur une perception douloureuse, telle une crampe. La théorie du portillon explique pourquoi, lorsque nous recevons un coup, nous avons l’habitude de nous frotter vigoureusement. La technique de neuromodulation découle de ce principe. On combat la douleur en stimulant en permanence, par un courant électrique, la sensibilité « normale » pour bloquer la sensibilité à la douleur.

 

Concrètement, comment traite-t-on un patient par neuromodulation ?

Les signaux de la douleur – et des sensations en général – rejoignent le cerveau via la moelle épinière. Il s’agit donc de brouiller ce message en installant une électrode sur la moelle épinière. L’intervention est relativement simple. Elle se déroule au bloc opératoire : alors que le patient est allongé sur le ventre, après une anesthésie locale, on introduit l’électrode par une aiguille, en arrière de la colonne vertébrale, exactement comme l’on place une péridurale chez une femme qui s’apprête à accoucher. Puis l’on fait monter cette fine électrode en arrière de la moelle épinière, en se repérant grâce à une radio. Le neurochirurgien s’efforce ensuite de positionner le dispositif à l’endroit de la moelle épinière qui prend en charge le territoire où se situe la douleur.

Si l’on souhaite, par exemple, soulager une douleur du pied, on placera l’électrode au niveau de la douzième vertèbre dorsale. Quand le chirurgien estime être arrivé à destination, il branche l’électrode à un neurostimulateur externe, chargé de générer les pulsions électriques. Le patient ressent alors des fourmillements agréables à la place de ses douleurs. Le message douloureux, non prioritaire, est en effet court-circuité par ces sensations de fourmillements induites par le courant. Avec la collaboration du malade, le chirurgien va affiner le positionnement de l’électrode, afin que ces légers fourmillements couvrent parfaitement la région douloureuse. Pendant quelques jours, le malade va tester le dispositif chez lui, pour s’assurer que le soulagement est bien réel. S’il est satisfait, environ dans 90 % des cas, on connectera l’électrode à un neurostimulateur, de la taille d’une moitié de carte de crédit, qui sera enfoui sous la peau, en général dans le haut de la fesse.

 

Cela signifie-t-il que le patient ne ressentira plus jamais la douleur dans la zone concernée ?

Non. Il ne s’agit pas d’une anesthésie. Ce système « brouille » uniquement la douleur de fond. Le malade équipé d’un neurostimulateur en raison de douleurs rebelles du pied, par exemple, continuera à ressentir l’inconfort d’une paire de chaussures trop étroites ou d’une petite brique de Lego s’enfonçant dans sa plante de pied. C’est l’avantage de ce dispositif. Une nouvelle génération de neurostimulateurs, encore plus sophistiqués, a vu le jour, et permet même de sculpter les ondes électriques de manière à ce que les fourmillements du courant ne soient plus ressentis !

 

Qui peut bénéficier de ce traitement ?

En France, cette technique peut être proposée lors d’une douleur chronique d’origine « neuropathique ». Étymologiquement, cela signifie « pathologie du nerf ». En d’autres termes, un câble de notre dispositif d’alarme douloureux est dénudé et provoque des courts-circuits. Cette lésion peut faire suite à une maladie (le diabète, le zona…), ou être d’origine traumatique ou chirurgicale. Cette douleur doit aussi avoir une répercussion importante sur le quotidien et le moral du patient, et être rebelle aux médicaments depuis plus d’un an.

Malheureusement, c’est fréquemment le cas. Les traitements habituels, comme les antiépileptiques et les antidépresseurs, sont peu efficaces. On considère qu’il faut en moyenne traiter quatre à cinq malades pour en voir un seul soulagé. Ces molécules ont, par ailleurs, l’inconvénient de ne pas être toujours bien supportées. Sans parler des traitements à base de morphine, qui provoquent des addictions et requièrent des doses de plus en plus élevées pour soulager la douleur, conduisant parfois à des overdoses.

 

Combien de personnes bénéficient de ces stimulations électriques aujourd’hui ?

Moins de 2000 patients chaque année en France. C’est peu si l’on compare à nos voisins belges ou d’outre-Rhin. Même si la technique est remboursée avec une indication finalement bien définie, trop peu de médecins connaissent son existence. L’accès aux centres de la douleur chronique demeure par ailleurs problématique, en raison de l’insuffisance des ressources humaines dans ces structures. Enfin, les médecins qui pratiquent ces gestes, qu’ils soient anesthésistes ou neurochirurgiens, ne sont pas nombreux dans notre pays. 

 
Pour plus d'informations : chirurgiedeladouleur.fr 
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