La bioacoustique : cette science qui écoute la nature pour mieux la protéger
Dans la nature, les animaux, les plantes, le vent ou les vagues composent de véritables partitions sonores. Des scientifiques les enregistrent pour mieux comprendre les écosystèmes et mieux les protéger.

Une mère baleine à bosse soutient son baleineau près de la surface pendant qu'ils dorment. Les scientifiques pensent que la plupart des baleines à bosse dorment en plusieurs phases, soit pendant la journée, soit pendant la nuit.
À la croisée de plusieurs disciplines, notamment la biologie, la physique et l’informatique, la bioacoustique est un domaine scientifique encore peu connu, mais en pleine expansion.
Cette science étudie les sons produits par le vivant, leur structure, leur fonction et leur évolution. Les bioacousticiens, qui installent des capteurs un peu partout à la surface de notre planète, cherchent à comprendre le rôle que jouent ces signaux sonores dans la vie, la communication et la survie des espèces animales, des plus minuscules insectes aux grands cétacés.
Depuis une dizaine d’années, une autre approche s’est développée en parallèle : l’éco-acoustique. Plus récente, elle propose une nouvelle manière d’écouter le monde naturel. En effet, l’éco-acoustique s’intéresse à l’ensemble d’un paysage sonore (forêts, mers, savanes, etc.), en tant qu’expression globale de la santé d’un écosystème.
MÉTIER : BIOACOUSTICIEN
Michel André, directeur du Laboratoire d’Applications Bioacoustiques (LAB) de l’Université Polytechnique de Catalogne (UPC) et président de la fondation The Sense of Silence, étudie la bioacoustique depuis trente ans. Une passion née dès l’enfance, nourrie par sa fascination pour la communication chez les cétacés. Ses recherches portent sur la dimension acoustique de la biodiversité, qu’elle soit aquatique ou terrestre, afin d’en comprendre l’état de conservation et de santé. Elles l’ont mené à explorer les océans, les régions polaires, ainsi que des zones terrestres comme l’Afrique, l’Inde ou encore les forêts tropicales d’Amazonie.
Le spécialiste ouvre notre échange par un constat : parmi « les cinq sens que nous connaissons, la perception du son est probablement le seul que nous partageons avec toutes les créatures de la Terre, qu’elles soient animales ou végétales, terrestres ou aquatiques ». Selon lui, « la bioacoustique est une science […] qui nous relie avec le vivant » et qui s’attache à « comprendre notre place sur la planète ». De plus, il définit « l’éco-acoustique [comme] une dérivée de la bioacoustique, qui détermine des indicateurs [afin de mesurer] l’état de santé des habitats étudiés. Ces indices acoustiques sont locaux, dépendants de l’habitat que l’on étudie. La bioacoustique, elle, est [une science] beaucoup plus générale : elle nous relie avec la nature au niveau global ».
Ainsi, le champ d’études de Michel André ne se limite pas aux chants des oiseaux ou des baleines, mais englobe l’ensemble des paysages sonores du vivant. Selon lui, un paysage sonore désigne un ensemble harmonieux composé « d’animaux qui produisent des sons, d’autres qui les reçoivent, de plantes qui perçoivent les vibrations [émanant] de ces sons », mais aussi de dimensions sonores issues « d’éléments physiques, [comme] le vent, la pluie, les tremblements de terre » ou « d’activités humaines ».
La pollution sonore liée aux activités humaines est d'ailleurs au cœur des préoccupations du spécialiste. Souvent négligée dans les débats environnementaux, elle constitue une véritable menace pour les écosystèmes marins et terrestres. « On sait que l’on a introduit du bruit dans notre environnement [naturel] depuis une centaine d’années, sans être conscients de son impact sur l’équilibre du vivant », explique-t-il.
QUAND LE BRUIT BRISE LE SILENCE
La technologie apportée par la bioacoustique a permis de révéler la dimension acoustique de la nature, en particulier celle de l’océan. Elle a également mis en évidence l’impact de la pollution sonore d’origine humaine sur ce milieu, « invisible et presque inaudible pour l’être humain ». Le spécialiste explique que « la dimension sonore des océans a été ignorée depuis que l’humanité existe, pour différentes raisons. D’abord, parce que notre oreille n’est pas faite pour entendre correctement sous l'eau. Ensuite, [parce qu’on] a eu ce rapport de distance avec la mer ; on l’a toujours regardée depuis la surface ».
Longtemps, l’Homme a cru que « la mer était un monde de silence », poursuit-il. De notre point de vue humain, « le silence, c’est l’absence de son » et d’activité. Cette perception, qui occulte la dimension acoustique de l’océan, s’illustre notamment dans le film documentaire Le Monde du silence, réalisé par Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle entre 1954 et 1955.
Mais le bioacousticien insiste : le son de l’océan est riche, porteur de vie, et constitue un élément essentiel à son équilibre, comme à celui de la planète tout entière. Dans l’environnement marin, le silence est loin d’être vide et constitue « un support d’information [et de communication] qui nous permet de comprendre comment les habitants de la mer peuvent survivre ». Ainsi, les silences entre les sons produits par les animaux ou la nature témoignent de l’état de santé et d’équilibre de la planète.
Avec l’essor des activités industrielles au début du 20e siècle, Michel André souligne que l’Homme a « introduit des sources sonores artificielles qui ont complètement modifié notre rapport aux paysages sonores [d’autrefois] », mais aussi celui des autres espèces.
Au niveau des océans, cette pollution sonore peut provenir du trafic maritime, de la construction de parcs éoliens, de l’extraction de pétrole ou de gaz, ou encore de manœuvres militaires. Par exemple, entre les années 1950 et 2000, le niveau de pollution sonore sous-marine a doublé tous les dix ans, en lien direct avec l’intensification du trafic naval.
L’impact du bruit sur les écosystèmes est multiple. Il peut à la fois « masquer des informations vitales que les organismes vivants échangent chaque jour pour leur survie », provoquer « des traumatismes acoustiques, [c’est-à-dire] des lésions du système auditif chez différentes espèces », ou, plus gravement encore, entraîner la mort de certains animaux.

Les chercheurs veulent savoir si ces baleines, dont plusieurs sont en gestation, sont plus à risque à cause de l'activité humaine dans la zone.
Michel André alerte : « la surexposition à ces sources sonores, à long terme, met en jeu la capacité [des animaux] à vivre dans leur habitat naturel ». La perte de silence pourrait ainsi compromettre la survie de certaines espèces animales sur Terre. Selon lui, « ce changement [acoustique] brutal, évidemment lié au changement climatique, [contraint] la plupart des êtres vivants sur Terre à s’adapter ». L’un des grands enjeux de la bioacoustique aujourd’hui est de « savoir si les espèces qui sont confrontées à ce changement abrupt seront capables de s’y adapter ».
Au-delà de la pollution sonore, « le changement climatique a une influence considérable sur les paysages sonores », poursuit le spécialiste. Dans un article intitulé L’éco-acoustique, écouter la nature pour mieux la préserver, l’écoacousticien Jérôme Sueur explique que les variations de température peuvent modifier la structure des sons émis par les animaux, ainsi que leur propagation dans l’environnement.
Le réchauffement climatique entraîne aussi des déplacements d’espèces, réorganisant les écosystèmes et redessinant les paysages sonores. Parmi les conséquences observées figurent des gains, des pertes, des décalages ou encore des déphasages acoustiques, que des recherches en cours tentent de mieux appréhender.
ÉCOUTER LA NATURE POUR S’Y RECONNECTER
Michel André explique que l’Homme s’est progressivement déconnecté de la Nature, et que « cette déconnexion est arrivée au moment où nous avons commencé à articuler notre langage ». Selon lui, l’apparition des mots nous a peu à peu isolés des autres sources sonores qui nous entouraient. « Mis au service de nos pensées, ces mots nous ont fait nous concentrer sur notre propre espèce », au détriment des autres. La Nature a continué de nous parler, mais l’Homme avait cessé de l’écouter.
Selon lui, la bioacoustique cherche à apporter « des solutions pour que nous puissions, en tant qu’êtres humains, cohabiter [à nouveau] avec le vivant ». Il estime que ces solutions se trouvent entre les mains de l’Homme : étudier la bioacoustique, « c’est comprendre notre place et notre rôle en tant qu’espèce humaine. Au-delà de nombreuses autres espèces, [nous seuls] portons la responsabilité de cohabiter avec cette nature à laquelle nous avons tourné le dos depuis bien trop longtemps ».
Ainsi, le spécialiste prône « un retour à l’écoute de la nature ». Face aux bouleversements climatiques actuels, il estime « que notre espèce humaine est arrivée à un point presque de non-retour et que la seule solution pour continuer à vivre sur cette planète est d’écouter la nature dont nous nous sommes éloignés ». Enfin, Michel André conclut que « l’océan est l’un des milieux qui nous permettra de nous reconnecter avec ce vivant parce que notre langage sous l'eau n'a aucune utilité, n'a aucun sens. On y est obligé d'écouter ».
