Du cuir de champignon ? La mode du futur est en marche

Imaginez que vous puissiez vous débarrasser d'une vieille paire de chaussures en la compostant... L'industrie des mycotextiles mise beaucoup sur cette vision futuriste pour redéfinire les limites de la mode.

De Giri Nathan
Publication 9 avr. 2024, 10:02 CEST
GANODERMA SESSILE

Quand elle n’est pas cultivée et présentée en gros plan dans un studio,
cette espèce pousse dans le nord-est des États-Unis sur le chêne, l’érable et le hêtre.

PHOTOGRAPHIE DE Phyllis Ma

Retrouvez cet article dans le numéro 295 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

En Roumanie, des artisans de moins en moins nombreux pratiquent un art connu pour être multiséculaire. Ils sillonnent la forêt pour y ramasser l’amadouvier, qui pousse sur les arbres en un polypore de plusieurs centimètres de large. Le champignon est arraché du tronc et, à l’aide d’une faucille, coupé dans la longueur en fines bandes couleur de pain d’épices. Ces bandes sont ensuite martelées et étirées afin de former de larges feuilles feutrées appelées amadou, qui peuvent ensuite servir à fabriquer des chapeaux, des sacs, des bijoux ou encore des bibelots.

Outre-Atlantique, dans ce qui est aujourd’hui l’Alaska, des artisans tlingits fabriquaient déjà en 1903 des pochettes dans un matériau résistant rappelant un tapis. D’après une étude parue en 2021 dans la revue scientifique Mycologia, ce matériau provenait du polypore du mélèze, un champignon indigène des forêts primaires du Pacifique Nord-Ouest. Mais, là encore, les artisans récupéraient leurs matières premières dans la nature et ne les cultivaient pas pour une production de masse.

Aujourd’hui, à Union, en Caroline du Sud, l’entreprise de biotechnologies MycoWorks est à l’avant-garde d’une approche plus industrielle. Sous un éclairage semblable à celui d’une chambre noire, des plateaux en métal sont empilés en colonnes. Des bras mécaniques les prélèvent un à un pour permettre à une petite équipe de techniciens en combinaison stérile de les examiner à la lampe torche.

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    À l'usine MycoWorks, une feuille du matériau breveté de l'entreprise, semblable à du cuir, est exposée. La souche du champignon Ganoderma, placée dans un bac profond à des fins de moulage, s'est développée à travers une couche de déchets agricoles, comme de la sciure ou du son, pour produire une feuille finie. Celle-ci sera ensuite décollée, emballée et envoyée à une tannerie.

    PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown

    Chaque plateau sert d’incubateur à du mycélium, un réseau de fins filaments qui, chez les champignons, est analogue au système racinaire des plantes. La structure du mycélium est une petite merveille – tout à la fois souple, dense et résistante –, ce qui en fait un excellent candidat pour remplacer le cuir. Forcer le mycélium à se développer de manière prévisible est certes complexe, mais des avancées récentes de la biotechnologie ont donné naissance à un petit secteur de mycotextiles.

    MycoWorks n’est qu’un exemple de ces nombreux innovateurs qui misent gros sur les mutations de la mode et du design grâce à une meilleure compréhension du mycélium.

    Depuis plus de trente ans, Phil Ross, cofondateur de l’entreprise, mène des expérimentations avec Ganoderma, genre de champignons poussant de façon comparable à l’amadouvier.

    Il a d’abord envisagé de réaliser des matériaux de construction mycologiques, mais, après avoir été sollicité par une marque de chaussures en 2015, lui et Sophia Wang, cofondatrice de MycoWorks, se sont réorientés vers la mode. Le matériau qu’ils produisent a été appelé Reishi, d’après le nom japonais de Ganoderma. Ces dernières années, les produits de MycoWorks ont servi à la confection de sacs Hermès et de coussins pour Ligne Roset.

    À l'intérieur de ce que l'on appelle la "salle blanche" de l'usine de MycoWorks, située à Union, en Caroline du Sud, des robots munis de bras mécaniques livrent des plateaux de mycélium en fermentation à des techniciens humains munis de lampes de poche, qui vérifient qu'il n'y a pas de contamination ou d'imperfection.

    PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown

    Cette opération techniquement simple et peu énergivore commence avec des déchets agricoles, comme de la sciure et du son de blé, chauffés pour tuer toute vie microbienne susceptible de concurrencer le champignon. Une fois stérilisé, ce substrat est placé sur des plateaux de différentes tailles. C’est là que Ganoderma fait son entrée, pour digérer la biomasse et y prospérer. Dans certains cas, du tissu est ajouté afin de guider la croissance du mycélium, créant ainsi un matériau composite. La feuille de mycélium est enfin retirée du bloc de sciure, et son développement s’arrête. Dès lors, elle peut être « tannée », donnant un matériau qui ressemble à s’y méprendre à du cuir traditionnel et utilisable pour fabriquer des sacs à main ou des chapeaux.

    Le PDG de MycoWorks, Matt Scullin, displômé en sciences des matériaux, vante la structure du mycélium, composé de filaments (hyphes) qui s’entremêlent et se ramifient tout en conservant de l’espace entre les cellules. Ce qui donne l’une des propriétés les plus séduisantes du Reishi. « Sa texture est proche du velours, souligne Matt Scullin. Il est souple et absorbe […] la chaleur de la main au toucher. »

    Cultivé à partir d’une souche de Ganoderma, le matériau proche du cuir breveté par MycoWorks est obtenu en stimulant la pousse du réseau mycélien du champignon, explique le P-DG Matt Scullin. Avec les bonnes conditions de température, de lumière et d’humidité, MycoWorks peut manipuler le développement du mycélium et obtenir la forme, la taille et la texture désirées.

    PHOTOGRAPHIE DE Jesse Green

    Si le mycélium peut pousser dans des entrepôts mécanisés, la fondatrice de la société néerlandaise Neffa, Aniela Hoitink, utilise quant à elle la culture en milieu aqueux pour créer des sacs, des hauts courts et même des abat-jour. Neffa a recours à des bioréacteurs – rappelant les cuves de fermentation d’une brasserie – pour produire une « bouillie » de mycélium qui est égouttée, puis versée dans un moule afin de prendre la forme souhaitée en séchant. 

    « On peut vraiment créer à partir du produit, au lieu de créer selon les contraintes du matériau », souligne Aniela Hoitink en pliant et étirant le matériau noir brillant d’un sac de sa fabrication, dont l’aspect est à mi-chemin entre le plastique et le cuir. « Techniquement, le fond [du sac] doit être plus solide. On peut donc se dire qu’il suffit d’ajouter un peu de biomasse à ce niveau pour qu’il soit plus épais et résistant. »

    Ce procédé simple offre à Neffa une grande souplesse sans demander beaucoup de travail. L’essentiel, ajoute Aniela Hoitink, tient à la liberté d’expérimentation offerte. « Comme c’est une sorte de pâte, il est facile d’y ajouter des ingrédients », précise la créatrice avant d’indiquer que la prochaine étape pourrait être d’y faire infuser des parfums ou des composés dermatologiques traitant des affections comme le psoriasis.

    Ce n’est qu’une des différences existant entre ce produit et le cuir classique. MycoWorks comme Neffa se soucient par ailleurs de leur empreinte environnementale et du cycle de vie complet de leurs marchandises. Le Reishi de MycoWorks, par exemple, est intégralement biodégradable, ce qui laisse penser qu’il sera possible, un jour, de jeter au compost une vieille paire de chaussures.

    Tandis que de grandes entreprises espèrent utiliser les champignons pour produire en masse des matériaux écologiques complètement nouveaux, des créateurs indépendants explorent leur potentiel à modifier ou à décomposer les monceaux phénoménaux de tissus jetés partout dans le monde. Helena Elston, une créatrice basée à New York, étudiait la mode à Londres il y a quelques années lorsqu’elle a mis au point une méthode éthique de gestion des déchets du secteur de la mode. Récupérant de vieux habits ou des chutes de tissu, elle crée de nouveaux vêtements, qu’elle stérilise avant d’y coudre une pièce de mycélium en appliqué.

    Ce champignon pathogène de plantes (le spécimen de Ganoderma sessile montré ici a été cultivé) se nourrit des racines d’arbres feuillus.

    PHOTOGRAPHIE DE Phyllis Ma

    Au cours des mois qui suivent, elle observe le mycélium envahir le tissu. Parfois, il ne se nourrit que des fibres naturelles et ignore celles qui sont synthétiques. D’autres fois, il assemble les teintes en créant des formes tourbillonnantes aux couleurs incroyables. Lors d’expériences précédentes, Helena Elston a laissé le mycélium désagréger complètement un matériau existant. « Il semble doté d’un savoir intellectuel qui nous fait défaut à nous, humains, se plaît à imaginer la créatrice. Les plus belles pièces sont apparues alors que je ne contrôlais pas la situation. »

    Maggie Paxton, mycophile new-yorkaise, se met quant à elle en quête de nouveaux pigments lors de ses cueillettes et applique des teintures fongiques à des robes en soie pour la marque Coach. Elle a récemment ramassé des sclérodermes vulgaires – des champignons qui ressemblent à de vieilles balles de golf – et les a fait bouillir dans une marmite. Le résultat l’a stupéfiée : cette teinture conférait à la soie « le plus joli des roses pastel », une couleur qui pourrait inspirer une future collection. 

    De nombreux créateurs continuent d’être surpris par les comportements des champignons, au point d’y voir une coopération avec une intelligence extraterrestre pleine de vie. « C’est ce qui explique l’enthousiasme dans cette discipline, affirme Maggie Paxton. Nous ignorons quels procédés magiques se cachent juste là, sous nos yeux. » Il ne reste plus qu’à poursuivre l’exploration.

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