France : double greffe de la face, histoire d'une prouesse médicale

Le 16 janvier 2018, Jérôme Hamon, 43 ans, s'est réveillé avec un nouveau visage. Pour la seconde fois de sa vie.

De Corinne Soulay
1 Jérôme Hamon avant sa première greffe de face, réalisée en 2010. Ses traits sont déformés par une maladie génétique, la neurofibromatose. 2 À partir de 2016, le greffon montre des signes de rejet chronique. 3 Jérôme Hamon après sa deuxième greffe, au début de l’année 2018. Une rééducation permettra de retrouver la mobilité du visage.
PHOTOGRAPHIE DE © HEGP AP-HP

Cet article fait partie du dossier spécial consacré à la greffe totale de la face de Katie Stubblefield, à paraître dans le magazine National Geographic du mois de septembre 2018.

Le 16 janvier 2018, Jérôme Hamon, 43 ans, se réveille avec un nouveau visage. Pour la seconde fois de sa vie. Cette prouesse médicale, qui a consisté à réaliser une deuxième greffe de face sur un même patient, est signée du Pr Laurent Lantieri, chirurgien plastique à l’hôpital européen Georges-Pompidou, de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

Lorsque le professeur le rencontre pour la première fois, en 2008, Jérôme Hamon a 33 ans. Mais son âge se lit difficilement sur son visage. « Jérôme est atteint de neurofibromatose. Cette maladie génétique déforme totalement ses traits », explique le chirurgien.

Sur ses photos d’enfance, Jérôme Hamon ressemble à un bébé comme les autres. À 2 ans, on devine les prémices d’un glissement de tissus autour de son œil droit. Petit à petit, la déformation gagne l’ensemble du visage, nécessitant de multiples opérations de reconstruction. Sans succès face à la maladie. « Quand il est venu me voir, il n’en pouvait plus, » confie le Pr Lantieri. « Il souhaitait une solution radicale. » Le spécialiste envisage alors une transplantation faciale.

« Contrairement à d’autres types de greffe, comme celles des reins ou du foie, ce n’est pas une intervention de routine, souligne le Pr Olivier Bastien, directeur du département Prélèvement et greffe d’organes et de tissus à l’Agence de la biomédecine. Les transplantations faciales sont intégrées à des protocoles de recherche. Le risque de rejet est plus important que pour d’autres organes, car la face est un tissu composite qui comprend des éléments complexes: peau, tissus sous-cutanés, artères, nerfs, muscles…»

L’intervention est une réussite; Jérôme Hamon se remet vite. « Ses suites opératoires ont été relativement simples, » admet le Pr Lantieri. « Après trois jours, il se levait déjà facilement ! Et, comme tous les patients que j’ai greffés, il a d’emblée accepté son nouveau visage. »

À Paris, le quotidien du Pr Laurent Lantieri se partage entre son bureau, pour le suivi des patients et les travaux de recherche, et le bloc opératoire. L’une de ses activités principales reste la reconstruction mammaire après cancer.
PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

Malheureusement, six ans plus tard, à la suite d’une prise d’antibiotique incompatible avec son traitement immunosuppresseur, le greffon montre des signes de rejet chronique. « Tous les organes greffés sont voués à être un jour rejetés, c’est un processus normal, comparable à un vieillissement précoce, précise le Pr Lantieri. Mais, là, cela a été brutal. » Les tissus se nécrosent. L’urgence est vitale: il faut enlever le greffon. Pendant trois mois, Jérôme Hamon est hospitalisé dans le service de réanimation de l’hôpital européen Georges-Pompidou, sans visage, respirant grâce à une trachéotomie, nourri par une sonde. Il ne peut plus ni parler, ni voir, ni entendre. « Malgré cet état terrible de privation sensorielle, il est resté calme, » s’étonne encore le Pr Lantieri. « Son psychiatre m’a confié que Jérôme avait découvert la méditation de pleine conscience l’année précédente et que cela avait dû beaucoup l’aider. »

Mais plus le temps passe, plus le risque d’infections augmente, et le Pr Lantieri craint une issue fatale. Seule solution: greffer rapidement une nouvelle face. «Le problème, c’est qu’il y a moins de donneurs pour ce type de greffon que pour d’autres, » pointe le Pr  Bastien. « Donner des organes qui ne se voient pas, c’est plus facile à accepter que le visage, qui est une partie visible, très liée à l’identité de l’individu. »

Il faut, par ailleurs, que donneur et receveur soient compatibles, c’est-à-dire qu’ils présentent le même groupe sanguin et un système HLA proche. De quoi s’agit-il ? À la surface de toutes nos cellules se trouvent des protéines, les antigènes HLA. Ces molécules participent du système immunitaire en différenciant les cellules qui sont propres à l’organisme de celles qui lui sont étrangères. « Pour que le greffon ne soit pas considéré comme un intrus –et, donc, limiter au maximum les risques de rejet–, on cherche un donneur dont le système HLA se rapproche le plus possible de celui du receveur, » explique le Pr Bastien. « En plus de cette compatibilité immunologique, on s’assure que les caractéristiques morphologiques du visage, notamment sa taille et sa carnation, correspondent. »

Pour Jérôme Hamon, la délivrance prend la forme d’une sonnerie de téléphone, le 14 janvier 2018. « C’était un dimanche soir, je regardais Mad Max à la télévision quand on m’a prévenu qu’un greffon était disponible à Nantes, » se souvient le Pr Lantieri. « Le donneur est un jeune homme décédé de 22 ans. »

L’équipe est prête: les mois précédents, elle a répété les gestes sur des cadavres –un entraînement que le chirurgien juge plus fiable qu’en réalité virtuelle– et a établi une liste à valider point par point. Le lundi, à 6 heures du matin, le professeur file vers Nantes en ambulance. Il est accompagné de son chef de clinique, de deux internes, d’une infirmière de bloc opératoire et d’un prothésiste, dont la mission est de réaliser un masque en silicone destiné à remplacer la face du donneur. Un geste essentiel, selon le Pr Lantieri. « Un jour, dans un avion, une hôtesse de l’air est venue me remercier d’avoir redonné de la dignité à son père, » raconte-t-il. « J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un homme que j’avais greffé. En réalité, c’était un donneur. »

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    “Je m’étais préparé au pire: cette nouvelle face aurait pu être immédiatement rejetée [...]. Mais ça a marché ! ”

    de Pr LAURENT LANTIER

    Le prélèvement dure cinq heures. Pour le transport du greffon, d’habitude plongé dans une solution de conservation réfrigérée à 4 °C afin de ralentir son métabolisme, le Pr Lantieri opte pour une technique inédite: l’ajout d’hémoglobine de vers marins. « Des chercheurs bretons se sont aperçus que l’hémoglobine de ces petits animaux avait la capacité de stocker et de libérer beaucoup d’oxygène, » explique-t-il. « Ajoutée à la solution de conservation, elle a permis de maintenir l’oxygénation du greffon pendant le voyage et d’en limiter ainsi la dégradation. »

    À Paris, une autre équipe attend le chirurgien au bloc, en compagnie de Jérôme Hamon. L’opération, à haut risque, s’achève à 9 heures le mardi matin. « Il faut reconnecter de nombreux éléments, notamment les artères carotides, des veines, les paupières… Comme il y avait déjà eu une réaction immunitaire contre le premier greffon, je m’étais préparé au pire : cette nouvelle face aurait pu être immédiatement rejetée, le sang coagulant au moment de relancer les vaisseaux. Mais ça a marché ! »

    L’épreuve n’est néanmoins pas terminée pour Jérôme Hamon: les suites opératoires sont difficiles. Son traitement immunodépresseur est encore plus lourd que pour la première greffe. Le patient est très faible, passe deux mois en réanimation après un problème pulmonaire dû à une fausse route, puis se remet difficilement d’une infection virale. Il quitte finalement l’hôpital au début du mois de juillet 2018 et se repose actuellement dans un centre de rééducation en Bretagne. Parmi les professionnels qui l’entourent, on compte notamment un psychiatre et un orthophoniste, chargé de sa rééducation. Jérôme Hamon bénéficie ainsi d’un appareil d’électrostimulation pour l’aider à recouvrer la mobilité du visage, et suit aussi des exercices voués à améliorer la déglutition et la parole.

    La suite? Le Pr Lantieri l’appréhende pas à pas : « Chaque jour qui passe est un jour gagné. Nous ne pouvons pas nous projeter, seulement évaluer patiemment les progrès. Pour l’instant, nous attendons la repousse des nerfs, qui semble prendre plus de temps que prévu. ».

    Reste que cette première mondiale constitue un jalon important dans l’histoire des greffes de face. « On savait que la question de devoir regreffer un patient allait se poser. Le Pr Lantieri a prouvé que c’était faisable, » souligne le Pr Bastien. « Un échec aurait pu freiner le développement de ce type d’intervention. Cette réussite permet de poursuivre et d’améliorer le pronostic. »

    Pour l’heure, le Pr Lantieri n’envisage pas de nouvelles greffes de face. Lui qui a aujourd’hui huit transplantations faciales à son actif, sur la quarantaine réalisées dans le monde depuis 2005, se concentre sur la recherche. « Les techniques chirurgicales et les protocoles de cette greffe sont stabilisés ; elle fait désormais partie de l’arsenal thérapeutique de la reconstruction faciale. Ce qu’il faut améliorer, c’est le temps de conservation des greffons et la longévité des greffes, en limitant le risque de rejet. »

    Parmi les pistes prometteuses, selon le professeur, la « décellularisation » : l’idée consiste à « vider » les greffons potentiels de leurs cellules et d’y réintroduire celles du receveur. Le Pr Lantieri rêve aussi de banques de faces, dans lesquelles il suffirait de puiser lorsqu’une transplantation serait nécesssaire. Pure science-fiction? Pas si sûr, selon le chirurgien, qui glisse dans un sourire : « La science d’aujourd’hui est déjà de la science-fiction. »

    PHOTOGRAPHIE DE NATIONAL GEOGRAPHIC MAGAZINE - FRANCE

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