Hypermnésie : quand la mémoire devient éternelle

Avec le temps, notre mémoire efface une partie de nos souvenirs pour en garder l’essentiel. Mais que se passe-t-il lorsque ce tri ne se fait pas, et que tous nos souvenirs demeurent ?

De Morgane Joulin
Publication 8 mars 2024, 15:25 CET
Le cerveau humain aurait une capacité de stockage d’au moins un pétaoctet de données, soit 10 ...

Le cerveau humain aurait une capacité de stockage d’au moins un pétaoctet de données, soit 10 puissance 5, selon des neurologues du Salk Institute à La Jolla aux États-Unis.

PHOTOGRAPHIE DE Jose Luis Stephens / Alamy Banque D'Images

Une grande partie de notre identité s’inscrit dans nos souvenirs. Mais que se passe-t-il lorsque la mémoire fonctionne trop bien, et qu’il est impossible d’oublier ? « J’ai plus de souvenir que si j’avais mille ans » écrivait Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. Si ce thème fascine de nombreux artistes, les médecins se sont aussi intéressés à cette faculté réelle et très rare qu’est l’hypermnésie.

« Généralement, quand on parle d’hypermnésie, on fait référence à l’hypermnésie autobiographique, aussi appelée hyperthymésie. Cela renvoie à des personnes qui vont avoir tendance à se rappeler beaucoup de souvenirs dans diverses conditions, plus que la moyenne des gens », explique Francis Eustache, neuropsychologue et directeur du laboratoire Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Selon lui, ce terme est « un peu médiatique », et « correspond à des situations différentes » propres à chaque sujet. Cela explique qu’à ce jour, il n’y a pas une définition médicale unique de l’hypermnésie.

Si les troubles mnésiques liés à une perte de mémoire, tels que l’amnésie, sont fréquents, l’hypermnésie autobiographique est un symptôme très rare. « Quand on regarde la littérature scientifique, il y a quelques articles qui sont consacrés à cette forme d’hypermnésie, mais on les compte sur les doigts d'une main », relate le spécialiste. De plus, « la plupart des hypermnésiques ne sont pas malades, donc ils ne vont pas consulter, et donc ils ne sont pas connus ». 

L’une des premières mentions d’un patient hypermnésique remonte aux années 1920, dans les travaux du neuropsychologue soviétique Alexandre Luria. Il a étudié la mémoire de Solomon Cherechevski, un jeune journaliste russe. Son rédacteur en chef avait remarqué qu’il ne prenait jamais de notes, mais n’oubliait jamais rien. L’homme était capable de mémoriser des listes de soixante-dix mots, et de la restituer sans faute, quelques heures ou quelques années plus tard. Toutefois, l’ancienneté des travaux rend difficile l’étude de ce cas d’hypermnésie. 

 

LE CAS JILL PRICE

Le cas clinique le plus célèbre est sans doute celui relaté par le neurobiologiste James McGaugh, dans un article publié en 2006 dans Neuropsychologia. Une Américaine, du nom de Jill Price, écrit une lettre au spécialiste pour lui faire part de ses capacités de mémorisation exceptionnelles, mais aussi des souffrances que cette hypermnésie engendre. Elle explique qu’elle a commencé à développer ses facultés exceptionnelles depuis qu’elle a déménagé de la côte est à la côte ouest, lorsqu’elle avait quatorze ans, un changement qui l’a bouleversée. Contrairement aux mnémonistes, les « athlètes de la mémoire », elle n’utilise pas de moyens mnémotechniques. « Quand j'entends une date, je vois ce jour », explique-t-elle. Interviewée par la chaîne américaine ABC en 2006, on lui demande, sans l’avoir avertie au préalable, d'évoquer ce qu'elle avait fait à diverses dates remontant jusqu'aux années 1980. Une rapide vérification dans son journal intime permet de voir que tout ce qu’elle dit est juste, à une réponse près. Elle a également la capacité de localiser précisément certains événements d'actualité marquants et de préciser les dates correspondantes, à condition que ces événements ne soient pas antérieurs à ses quatorze ans.

Lorsque l’on avance en âge, notre mémoire effectue un tri entre les souvenirs, et va avoir tendance à conserver les plus agréables. C’est le biais de positivité, aussi appelé principe de Pollyanna. Chez la majorité des sujets, ce travail de sémantisation des souvenirs se fait automatiquement. « Hiérarchiser est une opération mentale relativement automatique. C’est lié à notre personnalité, à nos intérêts. Notre mémoire est exceptionnelle de ce point de vue-là, elle va prendre ce qui est pertinent pour compléter ce qu’on connaît déjà. » Mais ce travail de synthèse est justement défaillant chez des sujets comme Jill Price. Dans son cas, « l’hypermnésie, c’est comme pour contrecarrer ses problèmes de mémoire : elle s’oblige à mémoriser des éléments au jour le jour, parce qu’elle considère que ce travail de sémantisation des souvenirs ne se fait pas correctement », explique le neuropsychologue. Pour autant, « ça ne veut pas dire qu’elle retient tout ». Mais cela fait souffrir la principale intéressée, qui se remémorait parfaitement les moments difficiles de sa vie. Selon Francis Eustache, James McGaugh a tiré la conclusion que cette particularité était pathologique, et s’inscrivait dans le cadre de la dysmnésie, c’est-à-dire de troubles de la mémoire. « L’hypermnésie, c’est l’aspect démonstratif de sa pathologie, mais elle a aussi des problèmes d’apprentissage. »

Selon un article datant de 2009 publié dans Le Monde, Jill Price a été soumise à un scanner cérébral, dont les résultats n’ont pas été publiés. D’après les dires de l’intéressée, les médecins ont seulement relevé des ressemblances avec les cerveaux de personnes atteintes de Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC).

Mais toutes les hypermnésies ne se dévoilent pas de la même manière. « Il y a toujours des différences interindividuelles », précise Francis Eustache. Lui-même a échangé par mail avec une hypermnésique, qui lui indiquait qu’elle avait vécu ses excellentes facultés mémorielles comme une bénédiction, et que cela lui a permis de poursuivre de brillantes études. 

 

L’HYPERMNÉSIE LIÉE AU STRESS POST-TRAUMATIQUE

Francis Eustache distingue l’hypermnésie autobiographique de l’hypermnésie émotionnelle, qui s’intègre au trouble du stress post-traumatique (TSPT). Cette hyper mémoire se développe après un événement extrêmement traumatisant, et se manifeste par une reviviscence régulière, accompagnée de manifestations physiques liées à l’émotion extrême ressentie. 

« C’est très difficile à contrôler et c’est contre la volonté de ceux qui en souffrent », explique neuropsychologue. Contrairement à ceux qui ont une grande mémoire autobiographique, et qui savent que les souvenirs qu’ils convoquent sont derrière eux, « ces images sont vécues comme si elles étaient à nouveau présentes, même au niveau sensoriel. » Cela provoque alors un « envahissement de la mémoire, et une faillite des mécanismes d’oublis. »

Si certains traitements et médicaments existent aujourd’hui pour traiter les syndromes liés au TSPT, l’hypermnésie autobiographique n’est pas curable à ce jour. 

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