L’intelligence émotionnelle à l'heure de l'intelligence artificielle
Depuis sa conceptualisation en 1990, l’intelligence émotionnelle s’impose comme un atout stratégique à la croisée des sciences, de la médecine et des technologies.
Portrait en extérieur d'une adolescente.
Le quotient intellectuel a pendant longtemps été considéré comme le seul signe d’intelligence humaine. Jusqu’à ce qu'Howard Earl Gardner, professeur en neurosciences à l’université de Boston, publie ses travaux sur la théorie des intelligences multiples en 1983. Selon lui, il existerait huit types d’intelligence dont l’intelligence intrapersonnelle et l’intelligence interpersonnelle. Son contemporain, le psychologue Reuven Bar-On a soulevé, la même année, des questions pour tenter de comprendre pourquoi certaines personnes jouissent d’un bien-être psychologique supérieur à d’autres. Il est aussi à l'origine de la théorie du quotient émotionnel.
En 1990, la notion d’intelligence émotionnelle ou quotient émotionnel a finalement émergé. Les psychologues Salovey et Mayer l'ont définie comme « une forme d’intelligence qui suppose la capacité à contrôler ses sentiments et émotions, à faire la distinction avec les émotions des autres et à utiliser cette information pour orienter ses pensées et ses gestes ». Depuis, de nombreuses études ont été menées sur le sujet.
« Tout le monde est doté d’une intelligence émotionnelle, il suffit de la cultiver », affirme Alexandra Larouche, psychologue organisationnelle, enseignante à l’université Laval au Québec et conférencière sur l’intelligence émotionnelle. Pour savoir si quelqu’un est intelligent émotionnellement, il suffit d’observer cinq caractéristiques intrapersonnelles et extra personnelles.
« La conscience de soi, c’est-à-dire la capacité à lire son environnement interne et externe, la gestion de ses émotions et la gestion de la motivation sont les trois leviers intrapersonnels qui démontrent si une personne possède un quotient émotionnel développé. [...] La compassion et la capacité d’écoute empathique sont les deux derniers signes d’intelligence émotionnelle, mais qui sont eux visibles dans le comportement avec autrui ».
« Il existe des méthodes neuroscientifiques qui nous permet de combattre l’émotion négative par l’émotion positive », poursuit-elle. Il est possible d’avoir un effet conscient sur nos neurotransmetteurs à l’aide de ce que l’on appelle les hormones du bonheur telles que l’endorphine, la sérotonine, la mélatonine, la dopamine, la cytosine, l’ocytocine, entre autres. Selon elle, ces méthodes « devraient faire partie des programmes d’éducation des écoles ». Elle ajoute : « des films comme Vice-Versa et Vice-Versa 2 sont des bons outils pour aborder l'intelligence émotionnelle avec les enfants ». À ce jour, seul le Danemark enseigne l’intelligence émotionnelle et notamment l’empathie, dès la maternelle.
Depuis sa conceptualisation en 1990, l’intelligence émotionnelle a fait l’objet de nombreuses études. En neurosciences, une étude des années 2000 a cherché à comprendre comment les moines bouddhistes, pratiquant la méditation depuis des années, contrôlaient leurs émotions négatives, notamment la colère. L’étude a démontré les effets bénéfiques de la méditation sur le cerveau humain. Elle serait « un vrai entrainement mental, capable de déprogrammer des réflexes innés ».
NOUVEAUX CHAMPS D'APPLICATION
Aujourd’hui, une révolution technologique vient chambouler notre perception de l’intelligence émotionnelle. « Traditionnellement, l’intelligence émotionnelle définie par Daniel Goleman ne concerne que la perception des émotions par l’humain », commence Claude Frasson, professeur à l’université de Montréal, spécialiste de l’intelligence et des technologies. Mais aujourd’hui, « la technologie a beaucoup changé cet aspect ». Il y a, par exemple, « des robots dotés d’une intelligence artificielle, capables d’analyser les émotions des humains et, en fonction, capables de réagir proportionnellement, d’avoir une attitude émotionnelle, soit sur le visage, soit à travers le ton de la voix. Ils simulent l’empathie ».
L’intelligence émotionnelle peut s'avérer être un véritable atout. Le savoir-faire a son importance, mais le savoir-être est tout aussi valorisé en société, comme dans les entreprises. En termes de management, par exemple, « le manager émotionnellement intelligent sera celui qui saura gérer le capital humain de ses ressources, qui saura que la prise en compte de ses émotions, et celles de ses employés, l’aidera à devenir un grand leader », commente Alexandra Larouche.
Dans certains domaines professionnels, l’intelligence émotionnelle est si importante qu’elle est mesurée à l’aide d’électroencéphalogramme (EEG) complexe ou de caméras. Dans l’aviation, par exemple, connaître les réactions des pilotes face aux émotions négatives comme la peur ou la panique, est une question de sécurité. « Les émotions négatives réduisent la capacité de réflexion du pilote », souligne le professeur Frasson. « C’est pour cette raison que ceux qui sont sujets aux émotions négatives ne peuvent pas raisonner et réagir rapidement, si d’aventure il y avait un accident ».
Au Canada, un projet en collaboration avec les pilotes de lignes commerciales a permis d’« analyser à l’aide de l’intelligence artificielle leur capacité de réponse face à un flot d’émotions trop important qui réduirait leur capacité cognitive à réagir », informe Claude Frasson. Il explique : « deux niveaux de contrôle sont envisagés pour les pilotes ». En premier lieu, ces derniers sont prévenus que « quelque chose ne va pas et qu’il faut qu’ils reprennent le contrôle de leurs émotions ». Ce premier niveau leur permettent de garder leur libre arbitre sur les commandes de l’avion. En cas d’échec, « compte tenu de leur incapacité de décision, un assistant virtuel contrôlé par l'intelligence artificielle prendrait le contrôle des commandes en quelques centièmes de seconde ».
Une fois la situation stabilisée, l’IA transfère les données de localisation de l'avion à la tour de contrôle la plus proche, pour prendre le relai. L’humain peut ainsi valider les décisions de l’IA en aval de l’action.
Un autre projet traitant de la fatigue chez les équipages de sous-marins militaires a été mené par la défense australienne. En s'appuyant sur des modèles biomathématiques, les scientifiques ont été capables d'analyser le niveau de fatigue influé par l'environnement de travail extrême dans les sous-marins. L'étude souligne l'importance de cet outil tout en recommandant des recherches futures sur l'adaptation personalisée de l'outil pour amplifier son efficacité.
La NASA, elle aussi, a développé son propre outil d'analyse de la charge de travail de ses employés. Les chercheurs ont développé le NASA- Task Load Index (TLX), une échelle d'évaluation multidimensionelle dans laquelle six facteurs liés à la charge de travail et pouvant avoir un effet sur les émotions sont analysés pour obtenir une estimation fiable de la charge de travail.
L'EEG utilisé par les pilotes de lignes commerciales au Canada, s'est aussi révélé probant pour une utilisation dans l'armée. « une application pour le suivi et l’évaluation en continue des émotions a été réalisée par notre partenaire Beam Me Up Labs, à Montréal, afin d’évaluer l’intelligence émotionnelle menant à l’augmentation des performances cognitives du personnel des forces armées canadiennes en entraînement et opération. L’objectif principal du focus sur la dimension cognitive est d’accélérer la prise de décision dans les environnements complexes et critiques », raconte Claude Frasson. Il ajoute, « la US Navy aussi utilise cette technologie à titre expérimental [...] Des officiers lanceurs de missiles ont été testés pour savoir s'ils sont aptes à déclencher le feu», affirme le professeur.
Aujourd'hui, l'intelligence émotionnelle se révèle ainsi être un puissant levier d'innovation. Elle incarne un pont entre l'humanité et la technologie, en mélant biologie, neurosciences et intelligence artificielle.