Jessica Wade, la scientifique qui rend les femmes visibles sur Wikipedia

Depuis 2018, la physicienne féministe Jessica Wade a rédigé plus de 2 000 biographies pour rendre visibles les femmes scientifiques sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

De Morgane Joulin
Publication 23 mai 2024, 15:58 CEST
Les intérêts de recherche de Jessica Wade portent sur la science des matériaux, les matériaux chiraux ...

Les intérêts de recherche de Jessica Wade portent sur la science des matériaux, les matériaux chiraux et la polarisation circulaire.

PHOTOGRAPHIE DE Jessica Wade

Lorsque l'on cherche des informations sur une personnalité éminente sur Internet, l'un des premiers résultats de recherche est Wikipédia. Selon Médiamétrie, l’encyclopédie libre et participative est consultée chaque mois par 32 millions d’internautes en France

Pourtant, en dépit de la promesse d'universalité de la plateforme depuis sa création en 2001, Humaniki estime que les contenus sur les femmes ne représentent que 18,8 % du contenu total de Wikipédia. 

Cette disparité, Jessica Wade l’a également constatée. Physicienne à l’Imperial College de Londres et lauréate de plusieurs prix pour sa contribution à la science et à l’égalité des sexes, elle a décidé de changer les choses à son échelle. Ainsi, depuis 2018, elle rédige chaque jour la biographie d’une femme scientifique sur l’encyclopédie libre. Elle a notamment écrit la biographie de la climatologue américaine Kim Cobb, de la mathématicienne afro-américaine Gladys West à qui on doit le système GPS ou encore celle de Ijeoma Uchegbu, dont les études en nanosciences pharmaceutiques ont contribué à faire progresser les traitements du cancer. « Je ne me suis jamais assise sans avoir quelqu'un sur qui écrire », déclarait-elle au Washington Post en octobre 2022. 

Ce manque de représentation et de considération du travail des femmes dans le milieu scientifique à un nom : « l’effet Matilda ». Le terme a été inventé en 1993 par l'historienne des sciences Margaret W. Rossiter, qui a elle-même étudié « l’effet Matthieu », à savoir le mécanisme d'après lequel pour un travail similaire, un chercheur renommé obtient généralement plus de reconnaissance qu'un chercheur relativement inconnu. Elle a remarqué que ce phénomène était dupliqué lorsqu’il s’agissait de femmes scientifiques. 

National Geographic a échangé avec Jessica Wade, afin de comprendre en quoi la représentation des femmes scientifiques sur Wikipédia est cruciale pour briser le plafond de verre féminin, encore présent dans le monde des sciences. 

 

Comment vous est venue l’envie d'écrire sur les femmes scientifiques ? Quel a été votre déclic ?

Cela me vient d’un ensemble d’influences différentes. Tout d'abord, depuis que j'ai commencé à étudier la physique, j'ai été très consciente du faible nombre de femmes par rapport aux hommes dans les laboratoires. Il y a environ 20 % de femmes parmi les physiciens et les ingénieurs lorsque l'on est étudiant en premier cycle. C'est évidemment trop peu. Et en ce qui concerne les femmes professeures, la proportion chute à approximativement 10 %. Non seulement les femmes ne choisissent pas d'étudier la physique ou l'ingénierie, mais elles ne deviennent pas professeures ou alors elles ne sont pas nommées ou promues, ce qui est vraiment dommage. 

Un autre événement m'a marquée. J'ai été invitée à un voyage par le Département d'État américain, qui avait pour thème le film Les figures de l’ombre et s'intitulait « Hidden No More » (« Plus jamais cachées » en français). Il s'agissait d'un voyage de cinquante femmes scientifiques originaires d’une multitude de régions d'Amérique. Nous nous sommes rendues à Washington, au Nebraska, à Chicago, à Los Angeles et en Floride. Nous avons rencontré des femmes scientifiques inspirantes et nous avons examiné les programmes visant à soutenir la diversité dans l'éducation et la recherche scientifiques en Amérique. Mais chaque fois que je rencontrais une de ces femmes incroyables et que je tapais son nom sur Google, elle n'apparaissait jamais sur Wikipédia. J’ai été assez surprise de voir que certaines de ces personnes comptaient parmi les plus éminentes, qu'elles avaient une très grande carrière, mais que leur profil n'apparaissait nulle part.

Enfin, le dernier déclencheur pour moi a été la lecture d’un livre incroyable intitulé Inferior, d'Angela Saini. Dans son ouvrage, elle décrit les origines du sexisme et des stéréotypes dans la société. Elle montre aussi comment beaucoup d'entre eux sont construits à partir de données très superficielles et partiales, et l'impact que cela peut avoir sur le monde. Ces trois éléments m'ont incitée à lancer ce projet. 

 

Comment trouvez-vous les profils des femmes scientifiques sur lesquelles écrire ? 

Parfois, ce sont des personnes que je vois parler à la télévision ou que j'entends à la radio. Ce sont également des personnes que je vais écouter en conférences ou dont je lis les livres. 

 

Quel est votre rythme de rédaction ?

Jusqu'en octobre, j'en écrivais une par jour. Après cette date, je suis devenue chercheuse associée et j'ai obtenu un poste de professeure, je suis donc passée à trois biographies par semaine. À ce jour, j'ai écrit un peu plus de 2 000 biographies.

 

Combien d'autres biographies souhaitez-vous écrire ?

Je ne me fixe pas de limites. C'est la chose la plus belle, la plus relaxante, la plus instructive et la plus inspirante que je puisse faire. Lorsque je termine ma journée, je rentre chez moi, je dîne et j'édite Wikipédia. Lorsque je ne le fais pas parce que je dois faire autre chose, cela me rend vraiment triste. 

Le domaine scientifique peut parfois procurer un certain syndrome de l’imposteur. Mais lorsque j’écris ces histoires inspirantes et que je lis des articles sur ces personnes incroyables, je me dis que c'est le meilleur métier du monde. 

 

Comment expliquez-vous que personne n'ait rédigé la biographie de ces femmes avant vous sur Wikipédia ?

Wikipédia est une encyclopédie impressionnante, qui permet au monde entier d'accéder à des connaissances impartiales et non-partisanes. Chaque mot que vous lisez sur Wikipédia a été écrit par un bénévole. Mais la majorité de ces rédacteurs sont des hommes, et la majorité d'entre eux viennent de l'hémisphère nord. Ils écrivent donc sur des sujets qui les intéressent : les voitures, les guerres et les matchs de cricket par exemple, mais ils n'écrivent pas sur les femmes scientifiques ou ingénieures. 

 

Les femmes ne représentent que 19 % du contenu des pages Wikipédia selon Humaniki. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

Je pense qu’il faut avant tout essayer de diversifier les profils des contributeurs sur Wikipédia. Il ne s'agit pas uniquement de rédiger des articles sur des sujets précis, mais d’avoir plus de rédacteurs issus de divers milieux, pas seulement pour écrire sur les femmes mais aussi sur les personnes racisées ou sur des sujets liés au Sud global

Je pense par ailleurs que le sujet devrait s’étendre au-delà de Wikipédia. Par exemple, si vous travaillez dans un domaine dans lequel vous devez inviter un expert, pourquoi ne pas inviter une femme experte ? Si vous pensez nommer quelqu'un pour un prix, pourquoi ne pas nommer une femme ? 

Pour conclure, j’aimerais dire que nous avons tous la possibilité de changer les choses, et que chacun et chacune d'entre nous peut avoir une petite influence sur le monde.

Cet entretien a été conduit en langue anglaise. Il a été édité pour des questions de longueur et de clarté.

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