L’enfer des injections clandestines de silicone liquide

Une crise sanitaire « invisible » grandit au sein de la communauté trans. Peau nécrosée, embolies pulmonaires, fortes douleurs, le silicone liquide industriel est devenu l’ennemi des femmes transgenres.

De Margot Hinry
Publication 3 déc. 2021, 11:45 CET
Samanta Hilton, Alexa Smith et Escarle Lovely se détendent, dans leur ville natale de San Pedro ...

Samanta Hilton, Alexa Smith et Escarle Lovely se détendent, dans leur ville natale de San Pedro Sula, au Honduras. Pour les femmes transgenres, comme elles, l’Amérique latine est la région la plus dangereuse du monde.

 

PHOTOGRAPHIE DE Danielle Villasana, The Everyday Projects

Deux témoignages glaçants ont récemment été publiés par nos confrères et consœurs de XY. Deux femmes trans originaires d’Amérique Latine auraient reçu des injections de litres de silicone liquide dans leur pays d’origine, il y a de cela plusieurs années.

Résidant aujourd'hui en France, leurs soucis de santé se multiplient. Leur histoire n’est pas un cas isolé. Ce que XY média qualifie de « crise sanitaire invisible » touche en réalité au moins 40 % des personnes accompagnées par l’association Acceptess-T, sur les 3 000 recensées en 2021. Beaucoup de ces femmes souffrent des effets secondaires du silicone injecté dans leurs corps et sont peu suivies d'un point de vue médical. Soit parce qu'elles n'ont pas de papiers, soit parce que les médecins qu'elles rencontrent restent très prudents quant à leur prise en charge et à d'éventuels actes de chirurgie.

« Les chirurgiens freinent pour opérer, ils ne le font que face à un problème aigu qui menace la vie [de la patiente]. Il arrive que le silicone se soit diffusé jusqu’à l’os ! Parfois une opération est encore plus dégradante » regrette une spécialiste des pathologies infectieuse de l’hôpital Bichat-Claude-Bernard. « On est face à une impasse. On essaye quelques traitements de fond, mais il n’y a pas de traitement miracle ».

Depuis les années 1980, aussi loin que se souvienne Giovanna Rincon fondatrice et présidente de l’association Acceptess+, l’injection de silicone liquide est réalisée en Amérique Latine de manière très régulière et tout à fait clandestinement. La cible principale de ces injections ? Des femmes transsexuelles, en quête d’un corps « plus féminin », pour répondre au standard latino-américain de l’époque. Au Brésil surtout, au Pérou ensuite, au Mexique plus tard, l’envie était « à la belle plastique » à une période où la chirurgie esthétique commençait tout juste à se développer.

Une des deux femmes interrogées par XY Média évoque notamment l’enjeu commun des femmes ayant recours au silicone, celui du « corps parfait », les fameuses mensurations « 90-60-90 ». La prostitution étant une réponse à de nombreuses situations précaires, la sur-féminisation des corps de ces femmes devient progressivement la norme, pour attirer encore plus de clients.

La transition des personnes transsexuelles n’est pas prise en charge par les systèmes de santé de l’époque - ce n'est d'ailleurs toujours pas le cas. L’injection de silicone liquide, « c’était vendre une solution immédiate et permanente » explique Giovanna. Elle précise qu’à l’époque, personne n’alertait sur d’éventuelles conséquences sur la santé physique. « Les pratiques se sont très vite répandues au sein de la communauté, les résultats spectaculaires et immédiats ont créé une attente ».

Le silicone proposé à ces femmes était par ailleurs vendu à un faible prix. Et pour cause, il ne s’agissait pas de silicone médical, mais de silicone industriel, habituellement réservé aux industriels et à l’application automobile. « C’est vraiment la réponse d'un système qui ne prend pas en charge l’accompagnement des personnes trans dans leur féminisation corporelle, [ce qui est] une nécessité absolue pour construire son identité féminine » insiste Giovanna Rincon, ayant elle-même reçu ce type d'injections.

Après plusieurs cas de lymphomes détectés sur des femmes portant des prothèses mammaires, plusieurs études ont été lancées par des scientifiques pour comprendre s’il y avait corrélation. Il a été établi qu'il y avait un risque d’inflammation ou de rupture de la prothèse et, exceptionnellement, un risque de développer une forme très rare de lymphome qui ne touche que les femmes porteuses de prothèses mammaires, appelé « lymphome anaplasique à grandes cellules associé à un implant mammaire » (LAGC-AIM).« Si une petite fissure d’une prothèse mammaire de silicone médical provoque des lymphomes, on imagine aisément [les dégâts] lorsque l’on a 6 litres de silicone industriel par fesse, qui n’est ni dans une poche, ni dans une prothèse » explique la spécialiste des pathologies infectieuses.

 

DES CONSÉQUENCES DRAMATIQUES

Une fois injecté, le silicone se diffuse comme une huile et s’impose dans tout le corps, jusqu’au cerveau et aux poumons. « C’est dangereux » assène Fabrice Bouscarat, dermatologue et vénérologue de l’hôpital Bichat-Claude-Bernard. « Ce sont des personnes qui s’injectent des litres de silicone industriel détourné clandestinement, dont on fait un usage médical. Il expose à des risques majeurs, sinon vitaux. Il y a des complications mortelles, il y a des gens qui en meurent ! ».

Dans un article scientifique rédigé par différents médecins, dermatologues et infectiologues, les scientifiques reviennent sur les conséquences de ce drame sanitaire. En moyenne, une injection de 4 litres de silicone a été faite par patient. Tous les patients examinés ont montré des complications. Le silicone a migré dans les vaisseaux dans 59 % des cas et provoqué inflammations, varices, pigmentation post-inflammatoire, infections, abcès.

« Cela nous est arrivé de prendre en charge des personnes en état de détresse respiratoire, car le silicone avait inondé les deux poumons » commente la scientifique infectiologue. « Le problème, c’est que c’est récurrent. Une fois le silicone injecté, les personnes vivent avec des douleurs aigues ».

Pour l’instant, peu de solutions sont offertes aux victimes d'injections de silicone liquide. « On a montré qu’il était parfaitement illusoire de penser que l’on peut se débarrasser des silicones une fois qu’ils sont injectés, puisqu’on en a même retrouvé dans le sang » confirme le Dr. Bouscarat.

Pourtant, nombreuses sont les femmes transgenres désireuses de se faire opérer pour faire disparaître le silicone de leur organisme. La douleur et l’impression d’un manque de considération des médecins poussent ces femmes en souffrance à « tomber dans les bras de n’importe quel charlatan. Actuellement, des personnes rêvent de se faire opérer à l’étranger, en Grèce, en Colombie, au Pérou, en Italie. Mais pour l’instant, je n’ai jamais vu de résultats très probants esthétiquement. Ce sont surtout de nombreuses infections post opératoires » rend compte l’infectiologue. « Cela aboutit à des chirurgies absolument dramatiques avec des cicatrices horribles qui ne cicatrisent jamais et qui peuvent entraîner le décès des patientes suite à des complications infectieuses. C’est un drame humain » déplore Fabrice Bouscarat. « Ce sont des personnes qui vivent en se prostituant, donc quand elles arrivent en France, elles n’ont pas vraiment de statut défini. […] Elles se retrouvent à se féminiser à l’excès, pas forcément par choix personnel ».

 

ALERTER ET ACCOMPAGNER

« Ce qu’il faut prendre en compte » commente Giovanna Rincon, « c’est que la culture de féminisation des femmes trans n’est pas homogène. Elle est très différente selon les cultures. En occident, la plupart des femmes trans n’utiliseront presque jamais ces produits ». En Amérique Latine, ces injections sont toujours proposées, malgré les alertes.

L’infectiologue de l’hôpital Bichat-Claude-Bernard confirme cette divergence culturelle et sociale. « J’ai quelques patientes transgenres françaises et aucune n’a eu recours à ces injections clandestines, elles sont allées voir des dermatologues, des spécialistes. On a une structure de santé en France qui fait que si la chirurgie esthétique n’est pas forcément prise en charge, il y a quand même un encadrement avec un accès aux soins très facile, pas comme en Amérique Latine. »

« Il faudrait faire en sorte que les gens aient accès aux services de soins pour leur parcours de féminisation et qu’elles ne soient pas obligées d’être dans une espèce de clandestinité où l’on fait de l’automédication jusqu’à en mourir » se désole la spécialiste en pathologies infectieuses.

L’association Acceptess-T multiplie les campagnes de sensibilisation sur les risques liés à ces injections de silicone liquide, pour in fine, que plus aucune femme trans n'en reçoive.

« Il faut que toute cette partie pas prise en charge par la sécurité sociale, parce que considérée comme soin esthétique, soit remboursée et considérée comme le parcours de féminisation des femmes trans. […] À nous de trouver des solutions dans nos systèmes de santé, en sachant que la réponse au traitement pour ces problématiques-là est déficiente aujourd’hui » conclut Giovanna Rincon.

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