Plongez dans le monde étrange des champignons zombies
Tantôt parasites, tantôt bénéfiques, ces champignons pourraient un jour nous aider à lutter contre les insectes qui ravagent nos cultures.

Même les insectes les plus imposants n'échappent pas aux cordyceps, ces champignons parasites qui transforment leurs hôtes en morts-vivants. Cette cigale, ou ce qu'il en reste, n'a pas fait exception à la règle. Elle a ainsi rejoint la collection entretenue par João Araújo, mycologue à l'université de Copenhague, où les chercheurs explorent l'immense diversité et l'étonnant potentiel de ces microorganismes.
Leur popularité, les cordyceps la doivent aux vidéos devenues virales où on les voit transpercer le corps de pauvres fourmis, mais l'heure est venue de redorer leur blason.
Les scientifiques ne savent pas grand-chose de ce macabre mécanisme, mais les cordyceps et leurs congénères pourraient aider les agriculteurs à tuer des insectes ravageurs à l'impact financier considérable, comme la cochenille farineuse ou les pucerons. Aidés par le changement climatique, ces insectes colonisent les cultures du monde entier et sèment le chaos dans leur sillage.
Pour João Araújo, mycologue à l'université de Copenhague, l'objectif est d'en apprendre plus sur ces mystérieux champignons parasites dans l'espoir de les utiliser, un jour, comme arme de précision contre les ravageurs les plus tenaces de la planète.
Grâce à une bourse de 1,2 million d'euros accordée par Villum Fonden, une fondation danoise qui finance la recherche scientifique, et des collaborateurs stratégiquement répartis dans les foyers de cordyceps à travers le monde, du Brésil à Bornéo, Araújo se tient prêt à sonder les profondeurs des forêts tropicales pour recueillir autant d'insectes infectés que possible. Il documentera et séquencera ensuite leur génome pour détecter les traces de l'envahisseur fongique, un domaine de recherche qui pourrait ouvrir une nouvelle voie : tuer les ravageurs de l'intérieur.

Accroché à une feuille de l'Amazonie péruvienne, ce papillon de nuit accueille désormais dans ses entrailles un champignon parasite. Ophiocordyceps humberti, c'est son nom, est un champignon entomopathogène qui jaillit du corps sans vie de l'insecte en formant des filaments appelés stromas. La famille des lépidoptères, à laquelle appartiennent le papillon de nuit et le papillon, compte parmi les victimes les plus fréquentes de ce parasite silencieux des forêts.
UNE DÉCOUVERTE RÉVOLUTIONNAIRE
Si les ophiocordyceps ont mauvaise réputation, ce n'est pas totalement sans raison. Quand Ophiocordyceps unilateralis s'attaque aux fourmis, il s'immisce d'abord silencieusement et attend son heure en déchaînant une véritable tempête biochimique dans le corps de l'insecte. Puis, lorsque les conditions environnementales lui paraissent appropriées, le champignon contraint la fourmi infectée à grimper le plus haut possible, là où la luminosité est idéale, bien souvent à midi, pour s'accrocher à une feuille et attendre que les fructifications de l'envahisseur lui transpercent la tête pour libérer des spores qui iront contaminer de nouvelles victimes et pérenniser le cycle. Plusieurs fourmis peuvent être infectées en même temps.
« Le plus glauque, c'est qu'elles finissent par se rassembler et on retrouve donc des sortes de cimetières », témoigne Charissa de Bekker, mycologue à l'université d'Utrecht aux Pays-Bas, non impliquée dans les travaux d'Araujo. « On ne sait pas vraiment pourquoi. »
L'évolution a attribué à chaque espèce de champignon parasite une seule espèce d'insecte. Cette relation affecte particulièrement les fourmis, mais un groupe de scientifiques, auquel appartient Araújo, a récemment découvert que les champignons pouvaient également créer des morts-vivants chez les araignées et les guêpes.
« La zombification des arthropodes par les champignons pourrait être plus fréquente et diversifiée que nous le pensons », déclare Araújo.
En 2018, les scientifiques ont découvert un secret : à un certain point dans l'histoire, les ophiocordyceps ont fait volte-face sur le chemin de l'évolution et sont devenus un atout pour leur hôte, en leur fournissant des acides aminés au lieu de leur dévorer la tête. Cette surprenante capacité à passer de parasite à symbiote est au cœur des travaux d'Araújo. Si l'insecte hôte est un ravageur, comme un puceron, tuer le champignon permettrait de tuer l'insecte. Les exploitants agricoles n'auraient donc plus qu'à appliquer un fongicide qui ciblerait uniquement le champignon, sans inquiéter les autres organismes.

Conservée au musée d'histoire naturelle du Danemark, cette fourmi porte les stigmates du plus célèbre de ces parasites : Ophiocordyceps unilateralis. Identifié par Alfred Russel Wallace en 1859, le champignon envahit le système nerveux des fourmis, puis les force à prendre de la hauteur pour mieux lancer ses spores infectieuses.
« La même lignée de champignon peut donner soit un parasite qui tue son hôte, soit un symbiote qui l'alimente », explique Araújo. « C'est stupéfiant ! »
Cependant, la mise au point d'un tel outil nécessitera des années de recherche. Il existe au moins 320 espèces d'ophiocordyceps ; à peine une vingtaine d'entre elles ont fait l'objet d'études approfondies et les scientifiques tentent encore de les comprendre.
QUEL SERAIT LE MÉCANISME ?
Les pucerons, ces insectes suceurs de sève, ont commencé à compter sur des bactéries symbiotiques pour obtenir leurs nutriments et protéines essentiels il y a plus de 300 millions d'années. Un beau jour, les compères bactériens de ces insectes ont cédé la place à Ophiocordyceps, mais le champignon ne les a pas tués. Au contraire, il est même devenu leur symbiote.
« Sans ces symbiotes, les insectes meurent », résume Araújo. Son idée est simple : tuer les champignons pour tuer l'insecte. L'arme parfaite, conçue par la nature et le temps.
Puisque Ophiocordyceps n'est pas immunisé contre l'invasion d'autres champignons parasites, les chercheurs pourraient, en théorie, utiliser ces autres champignons parasites pour tuer le champignon symbiotique, qui était autrefois lui-même parasite.
« C'est une longue histoire de parasites », déclare de Bekker. Cette technique éviterait de recourir aux fongicides et insecticides chimiques, qui dégradent la santé du sol et polluent les nappes d'eau voisines.
Une autre option pourrait être de lâcher des champignons parasites sur les insectes problématiques. L'idée est séduisante car chaque champignon ne s'attaque qu'à une seule espèce, ce qui réduit le risque de dégâts écologiques collatéraux.


Les hémiptères bénéficient des champignons. Ils se nourrissent de sève, une source de nutriments riche en sucre et en eau mais manquant terriblement d'acides aminés. Pour compenser, les hémiptères s'appuient sur des relations symbiotiques, généralement avec des bactéries, qui synthétisent les acides aminés dont ils ont besoin pour survivre. Il arrive que des champignons du genre ophiocordyceps se substituent à ces bactéries symbiotiques.
La texture de la feuille se confond parfaitement avec les protubérances formées par un champignon du groupe des Akanthomyces sur le dos d'un papillon de nuit. Figé dans le temps au terme de son dernier vol, le papillon fait désormais corps avec la dernière feuille qui l'aura vu vivant.
Les premiers résultats sur l'attaque des ravageurs par les champignons se montrent prometteurs.
Les spores des cordyceps, un genre proche d'ophiocordyceps, ont réduit la durée de vie et la reproduction des cochenilles farineuses, qui envahissent les champs de coton. Ils ont empêché le développement des larves de teignes des crucifères (Plutella xylostella), dont les dégâts se comptent en milliards de dollars dans les cultures de légumes crucifères, comme les brocolis. Les cordyceps ont également démontré un potentiel dans la lutte contre l'aleurode des serres (Trialeurodes vaporariorum), les pucerons, les chenilles, les tétranyques et d'autres insectes.
Cependant, ces résultats ont été observés en laboratoire. Pour utiliser les champignons parasites et leurs proches à notre avantage en situation réelle, les scientifiques doivent comprendre comment ils fonctionnent… et le chemin est encore long. Nous savons ce que font les champignons, reste à savoir comment ils le font.
« Nous n'avons que des hypothèses à l'heure actuelle », indique de Bekker.

Immortalisé entre la vie et la décomposition, ce criquet découvert dans la forêt pluviale de Tambopata au Pérou a succombé à un champignon. L'exposition longue de la photographie rappelle l'effet invisible du vent qui contribue à perpétuer le cycle de vie du champignon.
RATISSER LA JUNGLE
Araújo s'apprête à explorer le monde fabuleux des ophiocordyceps à la fois parasites et symbiotiques chez les insectes suceurs de sève qui pullulent aux abords des cultures de café, de maïs et de haricots.
« Nous devons multiplier les études sur la biodiversité de ces champignons pour lutter de manière plus intelligente contre les impacts du changement climatique », assure-t-il. « Nous ne voyons que la pointe de l'iceberg pour le moment. »
Avec son équipe, il passera au moins dix mois à parcourir les forêts tropicales à la recherche d'insectes infectés, en commençant par le Brésil, puis le Kenya, Bornéo et le Japon. De retour dans leur laboratoire aux Pays-Bas, ils analyseront l'ADN des champignons trouvés dans chaque insecte et vérifieront l'éventuelle présence d'un champignon symbiotique. Ils séquenceront ensuite le génome de chaque champignon pour trouver quand et pourquoi ces champignons ont développé une relation bénéfique avec l'insecte et comment elle fonctionne.

Dans le sous-bois touffu de la forêt pluviale de Tambopata au Pérou, une mouche devient le pas de tir de l'un des champignons entomopathogènes les plus spécialisés que la nature ait conçu : Ophiocordyceps dipterigena. Ce champignon prend le contrôle de la mouche afin d'atteindre un site propice à son développement. À la mort de l'insecte, sa dépouille donne naissance à des structures porteuses de spores qui éclatent dans l'air et libèrent leurs agents microscopiques à la recherche du prochain hôte.
« Je pense que ce projet va considérablement faire progresser nos connaissances sur l'évolution de ces systèmes symbiotiques », déclare Piotr Łukasik, écologiste de l'évolution à l'université Jagellonne de Cracovie, qui collabore avec Araújo dans sa nouvelle mission. « C'est un domaine très prometteur. »
Le projet pourrait également aider les organismes responsables de la lutte contre les ravageurs à réagir plus rapidement aux nouvelles invasions d'insectes. Il suffirait aux scientifiques de déterminer l'origine des insectes pour identifier un éventuel champignon symbiotique, qu'ils pourraient ensuite cibler dans la zone envahie par l'insecte.
L'ambition d'Araújo est de jeter les fondations d'une toute nouvelle forme de contrôle des ravageurs. « Nous pourrions avoir des stratégies bien plus efficaces pour éliminer uniquement les insectes nuisibles », conclut-il. « Pour cela, nous devons d'abord passer par ce travail exploratoire ».
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
