Une otarie épileptique guérie grâce à une greffe de neurones de cochon

Cette greffe réalisée sur Cronutt, une otarie empoisonnée, ouvre la voie à de nouvelles stratégies de lutte contre l’épilepsie. Mais avant que les humains puissent en bénéficier, il faudra surmonter plusieurs obstacles.

De Emily Mullin
Publication 6 janv. 2022, 16:24 CET
Cronutt, une otarie souffrant d’épilepsie, au parc d’attraction Six Flags Discovery Kingdom, à Vallejo, en Californie, ...

Cronutt, une otarie souffrant d’épilepsie, au parc d’attraction Six Flags Discovery Kingdom, à Vallejo, en Californie, le 5 octobre 2020. Cronutt a subi une intervention neurochirurgicale expérimentale lors de laquelle on a greffé des neurones de cochon sur son hippocampe lésé.

PHOTOGRAPHIE DE Christie Hemm Klok

Les crises d’épilepsie du patient étaient de plus en graves et de plus en plus fréquentes. D’une à deux par mois, on est passé à plusieurs par semaine. Les sursauts électriques irrépressibles survenant dans son cerveau lésé propageaient des ondes de choc qui entraînaient convulsions et confusion. Incapable d’avaler quoi que ce soit, sa masse corporelle avait diminué d’environ un tiers en l’espace de quelques mois. Sa santé se détériorait à vitesse grand V.

En octobre 2020, le patient (une otarie mâle nommée Cronutt âgée de sept ans) a subi une intervention neurochirurgicale expérimentale : une greffe de neurones de cochon sains sur son hippocampe atteint de lésions. Selon Scott Baraban, le neuroscientifique de l’Université de Californie à San Francisco qui a supervisé l’expérience, un an après l’opération, Cronutt ne traverse plus du tout d’épisodes épileptiques. Son appétit et son poids sont de retour à la normale, il est plus sociable, et il apprend de nouvelles choses comme le fait de distinguer sa droite et sa gauche. D’après certains chercheurs, cette procédure pose les jalons d’une stratégie inédite qui permettra de traiter l’épilepsie. Il faudra toutefois attendre quelques années avant que la technique ne soit testée sur des humains.

On estime qu'environ 600 000 personnes souffrent d'épilepsie en France. Certaines formes d’épilepsie sont débilitantes et entraînent par exemple des convulsions incontrôlables et une inconscience de son environnement immédiat. Une trentaine de traitements sont commercialisés mais ils sont inefficaces chez environ un tiers des patients.

Karen Wilcox, professeure de pharmacologie et de toxicologie à l’Université d’Utah n’ayant pas pris part à l’expérience, pense que la thérapie cellulaire mise au point par Scott Baraban et son équipe pourrait un jour être vectrice d’espoir pour les patients dont le système résiste aux traitements.

« C’est une approche tout à fait prometteuse », se réjouit celle dont les recherches portent également sur l’épilepsie.

Les neurones qu’a reçus Cronutt sont censés inhiber l’activité anormale du cerveau qui est à l’origine des épisodes épileptiques. Bon nombre de médicaments contre l’épilepsie actuellement sur le marché ont le même principe de fonctionnement. Mais ils comportent parfois une ribambelle d’effets secondaires déplaisants et psychotropes, car ils affectent le cerveau dans son intégralité.

« En focalisant l’application de la thérapie sur l’endroit exact qui génère les crises, on pourrait épargner aux autres parties du cerveau certains effets indésirables que nous observons avec certains traitements », poursuit-elle.

 

L'HISTOIRE DE CRONUTT

Cronutt était dans un état léthargique et désorienté lorsqu’il a été pris en charge par le parc Six Flags Discovery Kingdom à Vallejo, en Californie. Nous étions alors en 2017 et il venait juste de s’échouer. Son cerveau avait subi des lésions dues à un empoisonnement à l’acide domoïque, une neurotoxine produite par des algues et des efflorescences bactériales qu’on trouve sur le littoral du nord de la Californie. Cette toxine s’accumule chez les petits poissons et les coquillages ingérés par les otaries et par d’autres mammifères. En 2014, des chercheurs de Stanford ont découvert que les otaries exposées à de l’acide domoïque souffraient de lésions cérébrales semblables à celles des humains atteints d’épilepsie temporale, la forme la plus fréquente de la maladie.

Cette année-là, on a dénombré (et c’est un record) 244 cas d’empoisonnement à l’acide domoïque chez des otaries au point culminant du « Blob », cet épisode de chaleur marine qui a touché la côte Pacifique du Mexique à l’Alaska. Selon le Centre des mammifères marins de Sausalito, en Californie, on découvre chaque année une centaine d’otaries malades à la suite d’un tel empoisonnement. Beaucoup en meurent. On a également constaté des cas d’empoisonnement à l’acide domoïque chez des phoques, des loutres de mer et des baleines.

« Nous constatons que les efflorescences algales dangereuses deviennent plus grandes et plus tenaces », s’alarme Claire Simeone, vétérinaire personnelle de Cronutt et anciennement directrice de l’hôpital du Centre des mammifères marins. « Elles ne partent pas. » Le réchauffement des eaux dû au changement climatique et le ruissellement d’engrais, d’eaux pluviales et d’eaux usées sont les principaux facteurs entraînant la prolifération de ces efflorescences.

En septembre 2020, l’état de Cronutt était désespéré. Claire Simeone, aidée du reste du personnel soignant de Six Flags, a essayé tous les traitements qui lui passaient par la tête : orexigènes (stimulateurs d’appétit), antidouleurs, stéroïdes, antiépileptiques. Mais rien n’y faisait.

« Nous étions à court de temps le concernant et nous devions faire quelque chose », se souvient-elle.

À l’évidence, l’euthanasie était le dernier recours pour Cronutt. Mais, dans un ultime élan d’espoir, Claire Simeone a contacté Scott Baraban, qui travaillait depuis plusieurs années déjà sur la greffe de jeunes neurones prélevés sur des embryons de cochon afin de combattre l’épilepsie. Les greffes de neurones de cochon ont déjà permis à des souris de ne plus faire de crises et de retrouver le plein usage de capacités cognitives et physiques diminuées par la maladie. Claire Simeone s’est donc dit que la même technique pourrait être employée avec Cronutt.

Scott Baraban a accepté de l’aider, et en l’espace de quelques semaines ils ont réuni une équipe de neurochirurgiens, de chercheurs et de vétérinaires pour les aider dans leur procédure.

 

LA GREFFE

Au matin du 6 octobre 2020, l’équipe de 18 personnes s’est retrouvée à l’extérieur d’un hôpital pour animaux de la banlieue de San Francisco. À cause des mesures liées à la pandémie de Covid-19, seules quelques personnes avaient le droit d’être présentes dans la salle d’opération de la clinique. Cronutt a donc été endormi sur un brancard dans le parking. Mariana Casalia, neuroscientifique du laboratoire de Scott Baraban, avait apporté avec elle les neurones dont on allait avoir besoin pour l’opération de Cronutt. Depuis des dizaines d’années, les scientifiques cherchent à savoir si les cochons peuvent être considérés comme des donneurs d’organes pour les personnes ayant besoin d’une greffe urgente. Les organes de cochon, et plus particulièrement le cerveau, sont de taille semblable à ceux des humains et fonctionnent de la même manière.

Mariana Casalia a mis au point un procédé permettant de prélever des neurones précurseurs particuliers sur des embryons de cochon : les cellules de l’éminence ganglionnaire médiale. Lors du développement du cerveau, ces cellules migrent vers l’hippocampe et se transforment en neurones inhibiteurs chargés de contrer l’activité excessive du cerveau et de maintenir son activité électrique dans un équilibre subtil. Dans le cerveau des patients atteints d’épilepsie, bon nombre de ces neurones inhibiteurs sont soit absents soit endommagés.

« Ces cellules, lorsqu’on les greffe chez des souris, guérissent complètement leur épilepsie », affirme Scott Baraban.

Mais Scott Baraban et son équipe n’avaient jamais opéré d’otarie auparavant, seulement des rongeurs. Avant d’injecter des neurones de cochon à Cronutt, des neurochirurgiens ont dû identifier la source de ses crises. À l’aide d’IRM et de rayons X, ils ont scruté son hippocampe. Enchâssé dans les profondeurs du cerveau, l’hippocampe joue un rôle dans l’apprentissage ainsi que dans la mémoire et est particulièrement sujet aux crises d’épilepsie. Ils y ont découvert des signes caractéristiques de lésion cérébrale : la partie gauche de l’hippocampe de Cronutt était traumatisée et avait rétréci.

Dans l’espoir d’apaiser les caprices de l’activité électrique de son cerveau, les chirurgiens ont administré quatre doses contenant 50 000 neurones chacune à son hippocampe gauche. Avec les rongeurs, Scott Baraban et son équipe administrent généralement deux à trois doses de neurones à la fois. Seuls 10 à 20 % de ces neurones survivent et intègrent le cerveau. L’opération, pour laquelle il a fallu trépaner le crâne de Cronutt, a duré cinq heures.

Lors du week-end précédant l’opération, Cronutt avait connu onze épisodes épileptiques. Plus d’un an après, ses soigneurs n’en ont encore constaté aucun. Claire Simeone explique que Cronutt est suivi de près et qu’on reste à l’affût de signes neurologiques qui indiqueraient une crise d’épilepsie (convulsions, désorientation, léthargie ou chancèlement). À ce jour, Cronutt n’a montré aucun de ces symptômes. À vrai dire, Cronutt semble même s’épanouir. Il est plus réactif vis-à-vis de ceux qui s’en occupent et il s’est lié d’amitié avec sa voisine otarie, Missy. Avant, il pouvait passer des jours entiers sans manger. Aujourd’hui, il mange régulièrement et son poids est stable.

« Je pense qu’il se sent vraiment bien », confie Scott Baraban, qui lui rend visite régulièrement. « Je ne pourrais pas être plus satisfaits des progrès qu’il a accomplis jusqu’ici. »

Cronutt ne représente malheureusement qu’un seul spécimen de son espèce (un spécimen bien plus heureux qu’avant, certes). Scott Baraban et son équipe vont devoir entreprendre de nouvelles greffes sur d’autres otaries pour savoir si la procédure est vraiment sûre et efficace. Ensuite, les régulateurs devront statuer pour que l’on puisse, ou non, réaliser ce type de greffe chez des patients humains.

Comment se développe notre cerveau au fil du temps ?

Selon Scott Baraban, la guérison de Cronutt ressemble à ce qu’il a observé chez des souris auxquelles on avait greffé des cellules d’embryon de cochon. Chez les souris, les neurones greffés se répandent dans l’hippocampe et réparent le « câblage » cérébral à l’origine des crises. Ceux-ci font également diminuer leur anxiété et leurs problèmes de mémoire. Scott Baraban pense que ces neurones ont le même effet chez Cronutt.

Pour le moment, Scott Baraban et son équipe n’ont pas prévu de réaliser d’autres scintigraphies cérébrales chez Cronutt. Pour cela, il faudrait l’intuber et l’anesthésier pendant plusieurs heures ; c’est une procédure risquée. Ils ne prévoient d’autres examens qu’en cas de dégradation subite de la santé de Cronutt ou de mort.

La procédure ne permet pas d’annuler les lésions déjà présentes dans le cerveau de Cronutt mais elle préviendra peut-être des lésions futures en lui évitant de nouvelles crises. Cronutt devra probablement continuer à vivre avec des troubles mentaux mais ses protecteurs ont aujourd’hui bon espoir qu’il vive jusqu’à la trentaine (la durée de vie normale d’une otarie en captivité).

Scott Baraban et Claire Simeone ont pour but de traiter davantage d’otaries en captivité empoisonnées à l’acide domoïque. Cela leur permettra de suivre l’état de santé d’autres animaux. Si la procédure réussit, ils essaieront de traiter des otaries vivant en centre de réhabilitation destinées à être relâchées dans la nature. D’autres d’otaries vont bénéficier de cette procédure, mais Claire Simeone prévient que ça ne constitue pas une solution à long terme pour contrer la prolifération d’efflorescences algales.

Au-delà des mammifères marins, la procédure est prometteuse pour les humains souffrant d’épilepsie et pour qui aucun médicament ne fonctionne.

« Ce que les scientifiques ont réalisé là est très important et tend à montrer qu’il existe des moyens alternatifs de traiter l’épilepsie », affirme Jacqueline French, directrice scientifique de l’Epilepsy Foundation et neurologue de l’Université de New York.

 

QUELS SONT LES TRAITEMENTS ACTUELS CONTRE L’EPILEPSIE ?

Pour certains patients souffrant d’épilepsie, la chirurgie est une autre option. Les neurochirurgiens peuvent soit implanter des appareils qui font office de « pacemaker de cerveau » ou bien retirer la partie du cerveau où se produisent les crises. Mais ces interventions chirurgicales sont invasives et impliquent parfois des effets secondaires comportementaux et cognitifs.

Une greffe de neurones de cochon n’est pas non plus sans risques. Un des soucis principaux est que le système immunitaire est susceptible de rejeter la greffe. On observe alors un gonflement et de plus amples lésions dans le cerveau.

Le rejet immunitaire est un obstacle majeur dans les tentatives d’utiliser des organes de cochon chez les personnes qui attendent une greffe. Dans une avancée remarquable, des chercheurs d’un hôpital new-yorkais ont récemment réussi à surmonter ce rejet immédiat en attachant un rein issu d’un cochon génétiquement modifié au corps d’une femme en état de mort cérébrale sous respiration artificielle. Le cochon dont on s’est servi dans la procédure a été modifié pour qu’il lui manque le gène responsable de ce rejet immunitaire immédiat. Le rein a fonctionné pendant deux jours, soit la durée de l’expérience. Une deuxième expérience réalisée en novembre a donné des résultats similaires.

Dans le cerveau, les réponses immunitaires et les inflammations sont sous contrôle strict, ce qui diminue le risque de rejet. Cronutt a dû prendre des immunosuppresseurs pendant un bref laps de temps avant et après l’intervention pour que son corps ne rejette pas les neurones. Pour éviter une réaction de rejet chez les humains, Scott Baraban propose qu’on utilise des embryons de cochon modifiés de telle manière qu’il leur manque certains gènes immunitaires. En effet, ce serait une source plus saine de neurones.

Que les cochons soient la meilleure source de neurones, cela reste à prouver. Les spécialistes de l’épilepsie présument depuis un moment déjà qu’on pourrait atténuer les crises d’épilepsie avec des cellules fœtales. Mais le prélèvement de celles-ci sur le tissu fœtal est un sujet éthique périlleux. Pour cette raison, les chercheurs se tournent vers une autre source potentielle : le patient.

Des chercheurs de Harvard et d’autres universités « reprogramment » des cellules épidermiques humaines dans un état plus ou moins embryonnaire et les stimulent pour qu’elles se transforment en jeunes neurones inhibiteurs. On a pu constater que ces cellules reprogrammées amélioraient les épisodes épileptiques chez les souris. Une entreprise de biotechnologie de San Francisco, Neurona Therapeutics, cultive ce type de cellules souches dans l’espoir ultime de traiter des patients souffrant de différents troubles du cerveau.

Derek Southwell, neurochirurgien de l’Université Duke, se montre plus prudent et ne parlerait pas de guérison dans le cas de Cronutt. Tout d’abord, il est compliqué de mesurer l’activité d’une crise chez les patients humains, et encore plus chez les animaux. De plus, on ne connaît pas le nombre exact de cellules greffées qui ont survécu et intégré le cerveau de Cronutt.

On a déjà greffé des neurones de cochon chez des patients atteints de Parkinson. Une première fois à la fin des années 1990 et de nouveau en 2017, pour des résultats médiocres. D’après Roger Barker, neurologue de l’Université de Cambridge, une explication possible est que les participants aux essais cliniques se trouvaient à un stade trop avancé de la maladie. Une autre serait que trop de cellules étaient mortes avant de pouvoir intégrer le cerveau.

Avant que la procédure ne puisse être appliquée à des humains, il faudra déterminer le type exact de cellules auquel on a affaire, le nombre de cellules nécessaires et la posologie des injections. Il est en effet possible qu’un nombre trop important de cellules entraîne la formation de tumeurs dans le cerveau.

« Il va y avoir beaucoup d’expérimentations afin de garantir que ce qu’on est en train de faire va être bénéfique et non nocif », commente Jacqueline French.

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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