La nouvelle odyssée grecque
"Ce qu'un voyage avec mon père jusqu'à notre village ancestral m'a appris sur ma patrie et l'héritage hellène".
Plage de Navagio, sur l’île ionienne de Zakynthos, accessible uniquement par bateau.
Le vieil homme est debout avant l’aube, essayant, comme à son habitude, de prendre le soleil de vitesse. Je l’entends qui farfouille dans la chambre d’amis, ouvrant et refermant la fermeture éclair de ses bagages selon une routine compulsive que je lui connais depuis l’enfance. Aussi loin que remontent mes souvenirs, il a toujours cherché à économiser le temps : penché sur les cartes routières américaines étalées sur la table de la cuisine, il choisissait tel ou tel itinéraire pour gagner quelques minutes ou éviter un bouchon. Conditionné par ses origines de modeste immigrant à rendre chaque journée la plus productive possible, il épargne heures et minutes comme il mettait de côté les coupons de réduction qu’il s’amusait à découper minutieusement dans le journal du dimanche.
Deux jours après notre arrivée à Athènes, nous sommes en route pour l’Agrafa, la partie méridionale du massif du Pinde, qui forme l’épine dorsale de la Grèce centrale. Le trajet devrait durer cinq à six heures, selon l’humeur de la voiture et celle du septuagénaire à son volant. Un autre homme aurait pu en profiter pour flâner : quelques cafés grecs bien serrés sous les vignes grimpantes du jardin de mon oncle ; du pain tout juste sorti du forno ; une glace dans l’une des stations balnéaires sur la route côtière qui longe la mer Égée en direction du nord. Mais mon père est vraiment déterminé à rejoindre sa destination au plus vite, même s’il a maintenant tout son temps étant donné que cela fait déjà dix ans qu’il est à la retraite.
Dans les Cyclades, l’île de Milos est connue pour ses très belles plages, en particulier celle de Sarakiniko, sur sa côte nord.
L’Agrafa l’a modelé : son village natal se terre derrière d’imposants sommets. Tant sur le plan de la géographie que sur celui du tempérament, l’opiniâtreté grecque s’incarne ici de manière particulièrement marquée. L’arrière-pays montagneux, qui s’étend vers le nord et la frontière albanaise, a la résistance chevillée au corps. Pendant la guerre d’indépendance du XIXe siècle, cette région a été le fief de kleftes (littéralement, des « voleurs »), brigands et bandits de grand chemin qui, plus tard, se sont mués en combattants de la liberté contre les Turcs. Quand les troupes de Mussolini sont descendues des Balkans pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont mes vigoureux ancêtres montagnards qui les ont repoussées. (Une victoire de courte durée : outrés par l’humiliation de leur allié italien, les Allemands ont envoyé leur propre armée d’occupation, ce qui a été dévastateur.) Ce sont des gens durs et déterminés. Têtus, comme peut l’être mon paternel.
Il retourne presque chaque été dans son horio, son « village », pour y partager ses souvenirs, entretenir de vieilles amitiés et nourrir les rancunes qu’il rapportera dans sa communauté de retraités du New Jersey, avec, en prime, un bronzage de paysan et plusieurs litres de miel fait maison par son cousin Spiros. L’une des raisons qui m’ont poussé à l’accompagner était le désir de mieux comprendre ce lieu qui l’a façonné. Mais je voulais également voir si j’y reconnaîtrais une part de moi-même.
À l’ombre de l’Acropole et du Parthénon, les étals de la place Monastiraki voient déambuler les visiteurs en quête de souvenirs.
La route grimpe à travers les contreforts montagneux. Mon père tourne la tête pour jeter un long regard sur la vallée de la Thessalie, recuite par l’ardent soleil estival. Si près d’un demi-siècle passé dans le giron américain a eu un effet sur lui, c’est bien d’avoir renforcé sa dévotion envers la patrída. La grandeur hellénistique, tant réelle qu’imaginaire, constitue une pierre angulaire de l’identité grecque, tout autant qu’Aristote et l’Acropole, et une décennie d’effondrement économique n’a pas entamé la fierté que le pays tire d’être la source de la civilisation occidentale. Être grec, c’est vivre en permanence avec la conscience de cette distinction et de la décadence. Comme les sentiments qu’inspire la lumière mélancolique qui baigne chaque soir la Méditerranée, ici les cœurs débordent d’une nostalgie douce-amère pour quelque chose d’ineffable et d’insaisissable.
Le quartier d’Anafiotika prend des airs de paisible village rural, mais il est accroché à la pente nord-est de l’Acropole, au coeur d’une Athènes trépidante.
Mon village ancestral fait peu ou prou la taille d’une aire de repos pour routiers ; il ne compte pas plus d’une vingtaine d’habitations édifiées sur le flanc d’une colline broussailleuse, entourée de sommets dont mon père a oublié les noms. Arrivés chez nos cousins, nous sommes accueillis avec du yaourt frais, des confitures maison, des desserts aux fruits confits issus du verger attenant. Quand vient l’heure de déjeuner, les tables se couvrent d’agneau rôti, de tartes aux épinards, de fromages de chèvre et d’olives grosses comme le poing d’un nouveau-né. Paradoxalement, alors que les habitants de cet arrière-pays montagneux et rude sont parmi les plus pauvres de Grèce, ils ont mieux résisté à la crise économique que la plupart de leurs compatriotes : presque tout ce qu’ils consomment est produit à la ferme située à seulement une vingtaine de pas. La terre est féconde et les potagers si prolifiques qu’il suffit de secouer quelques tiges pour qu’une salade tombe dans votre assiette. Alors que nous quittons la demeure d’une vieille femme baptisée par mon grand-père, qui était le chantre du village il y a soixante-dix ans, elle dépose dans nos bras une montagne de tomates, de poivrons, d’aubergines et de figues. «Ti allo theleis ? », demande-t-elle à mon père. («De quoi d’autre avez-vous besoin ?»). Sur le pas de sa porte, elle se penche lentement pour cueillir deux brins de basilic qu’elle presse ensuite délicatement dans ma main.
Dimanche matin. Les cloches de l’église résonnent à travers la vallée. La messe byzantine, psalmodiée dans un grec archaïque, n’a vraisemblablement pas varié d’un iota depuis le grand schisme ; nous nous faufilons à l’intérieur juste à temps pour avaler une gorgée de vin de communion. Plus tard, tandis que les fidèles se rassemblent près de la porte, mon père chausse une paire de lunettes de soleil. «En sortant, il faut les mettre pour qu’ils ne voient pas tes yeux», me dit-il.
Ce groupe musical masculin n’a rien à envier aux Sirènes quand sonne l’heure de la panégyrie annuelle. Associée à la figure d’un saint patron, cette fête traditionnelle est célébrée dans les villages à travers toute la Grèce. Elle mêle musique, danses folkloriques, festins et familles.
Je découvre ici quelqu’un qui aime évoquer ses souvenirs autour de petits verres d’alcool local : un conteur animé dont les mains s’agitent devant lui, comme celles d’un artisan à l’œuvre sur son métier à tisser. Toute la semaine, les histoires fusent de sa bouche. Il semble rajeuni, ses yeux brillent d’une lueur malicieuse, faisant revivre le farceur du village qu’il était il y a soixante-dix ans. « Je me rappelle... », dit-il en s’arrêtant devant une vieille maison en pierre ou le lit d’une rivière. Cette Grèce qui me semblait aussi étrangère que les terres d’Homère et de Sophocle prend vie dans cet horio. Même mon grec semble plus fluide ici, son rythme réveillant quelque chose de profondément enfoui dans mon hippocampe. Tout cela fait partie de l’héritage inscrit dans mon ADN.
J’entrouvre la fenêtre pour humer l’odeur des pins tandis que nous gagnons de l’altitude. Quand il était tout juste en âge de marcher, mon père a été contraint de quitter son village alors que la guerre civile décimait les campagnes. Tout en négociant les virages en épingle à cheveux menant au horio, il me parle de l’orphelinat où il est resté durant la guerre et des guérilleros communistes qui kidnappaient des enfants pour les envoyer dans des camps d’entraînement du bloc soviétique. Il me raconte aussi les escadrons de la mort qui écumaient les villages, les trahisons partisanes qui déchiraient les familles et la retraite des Allemands en 1944 : une campagne de terre brûlée jalonnée d’atrocités dont les Grecs gardent toujours un souvenir amer. Plus mon père m’en parle, plus la Grèce de son enfance me paraît ressembler à nombre d’endroits meurtris où j’ai voyagé : le Guatemala, le Liban et la République démocratique du Congo. Je suis sidéré de constater que j’en savais si peu sur son pays et son passé.
Une rue athénienne typique contient des ruines comme celle-ci.
Un après-midi, nous grimpons jusqu’au cimetière en empruntant de petits chemins. Le portail branle et grince sur ses gonds. Mon père pousse le battant avec un petit grognement désapprobateur. Il se faufile dans les allées encombrées d’herbes folles et marque une pause devant chaque pierre tombale pour égrener le nom et les hauts faits du défunt.
Je m’arrête pour méditer sur cette nuit d’été, il y a près de cinquante ans, où, jeune matelot, il décida de quitter son navire lors d’une escale dans le New Jersey. Même si, selon lui, il a, ce jour-là, plongé tête la première dans sa nouvelle vie américaine, je sais qu’une part de lui n’a jamais quitté le horio. L’amour et la nostalgie de ce lieu lui collent à la peau pour toujours, tout comme le lourd accent révélateur dont il ne s’est jamais départi malgré ses longues années d’exil.
Foulant les hautes herbes, je découvre une pierre tombale qui porte notre nom de famille. Écrit en grec, il est à la fois mien et totalement étranger. Non loin, deux blondes peroxydées farfouillent dans un placard rempli de produits nettoyants. Les sépultures sont récurées quotidiennement par des veuves, des sœurs et des filles qui réarrangent méticuleusement les bouquets de fleurs en plastique et renouvellent les bougies des lanternes en cuivre. Mon père leur dit quelques mots avant de leur présenter son fils américain. Je n’ai pas compris leurs noms, mais je sais pourtant qu’elles font partie de la famille.