Voyage : sous les remparts de Dubrovnik

Vielles pierres et explosion d'arômes sont au programme de la prochaine grande destination gastronomique d'Europe.

De David Farley, National Geographic Traveler
Photographies de Sarah Coghill
Publication 2 août 2021, 10:26 CEST
Dans la vieille ville de Dubrovnik, interdite aux voitures, le monastère franciscain du XIVe siècle donne sur la rue principale, le Stradun (connu ...

Dans la vieille ville de Dubrovnik, interdite aux voitures, le monastère franciscain du XIVe siècle donne sur la rue principale, le Stradun (connu sous le nom de Placa), avec ses commerces et ses terrasses de café.

PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

Mon amie Marija Papak, une habitante de Dubrovnik, est une pionnière. Elle a ouvert un stand de cuisine de rue dans la ville croate, animée d’un objectif radical pour cette cité côtière : des snacks saisonniers et ultralocaux. Je l’accompagne lors d’une tournée des fermes de la région, à la recherche de fromages, saucisses et autres délices dalmates artisanaux difficiles à trouver. 

Premier arrêt : la ferme de Marko Bede et de sa femme Jele, aux abords du village de Lisac, niché dans les collines escarpées de la côte dalmate, à environ une heure de route au nord de Dubrovnik. Avant de passer aux choses sérieuses – goûter les produits de l’exploitation –, les Bede veulent voir si un New-Yorkais peut traire un animal d’élevage.Vaillamment, je tire encore et encore sur le pis d’une chèvre : rien. Pas la moindre petite goutte de lait. Visiblement, comme fermier je suis nul. Mais comme amateur de cuisine dalmate, je suis exactement au bon endroit.

Fromages frais.

PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

Des termes tels que « de la ferme à la table », « du museau à la queue », « locavore » et autres expressions du mouvement pour une nouvelle alimentation qui a transformé les tables à travers le monde au cours de la dernière décennie, viennent à peine de faire leur entrée dans le sud-est de l’Europe.

Je me rends régulièrement à Dubrovnik depuis vingt ans et je n’ai jamais vraiment bien compris pourquoi la nourriture servie dans les restaurants a toujours été si médiocre : calamars frits à la chair molle, pizzas trop cuites, plats de pâtes insipides.

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    Ceci dit, il suffit de jeter un coup d’oeil à Dubrovnik pour se rendre compte que la ville est un régal pour les yeux et n’a guère besoin de servir de bons repas pour attirer les visiteurs.

    La mer Adriatique bleu indigo et ses plages attrayantes forment la toile de fond de cette cité médiévale, entourée de murs de pierre de 25 m de haut et striée de rues aux pavés de calcaire d’une blancheur étincelante. Sa présence au premier plan dans la série Game of Thrones ainsi que dans le film Star Wars : Les Derniers Jedi a aussi grandement contribué à mettre la ville sur la carte du Grand Tour du XXIe siècle.

    Garde des moutons dans la ferme de la famille Bede, à Lisac, 

    PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

    La bonne nouvelle, c’est que le paysage culinaire de Dubrovnik évolue rapidement. Ces dernières années, la ville a accueilli son premier café artisanal (le Cogito) et sa première brasserie artisanale (la Dubrovnik Beer Company). Elle a aussi inauguré divers restaurants, faisant la part belle aux produits locaux (comme le 360, récompensé par une étoile Michelin), et des bars à cocktails dignes de ce nom (dont The Bar by Azur).

    Sans compter qu’un groupe de jeunes, passionnés par la bonne chère, est également prêt à changer la façon dont les gens mangent ici. Est-ce la révolution alimentaire que j’attendais ? Dubrovnik et la côte dalmate environnante – qui s’étend sur environ 550 km, de l’île de Rab en Croatie à Kotor au Monténégro – sont-elles réellement sur le point de devenir la prochaine grande destination gastronomique en Europe ?

    L’un des acteurs clés du changement, je l’apprends vite, est Marija Papak elle-même. J’ai rencontré Marija pour la première fois en décembre 2016, lors du festival d’hiver de Dubrovnik, qui dure un mois et demi. Alors que je descendais le Stradun, l’artère principale piétonne de la vieille ville, l’odeur des saucisses grillées se mêlait à celle des huîtres saumâtres et aux airs folkloriques croates qui s’échappaient de haut-parleurs fixés sur les toits.

    J’avais vraiment eu ma dose de viandes et de mollusques, proposés à presque tous les stands de restauration. C’est alors que je suis tombé sur celui de Marija, qui servait des plats dalmates traditionnels qu’elle réinventait en utilisant des produits artisanaux dénichés en parcourant les villages le long de la côte. Elle vendait même quelque chose appelé « oeuf de mer ». Quand je l’ai interrogée sur les aliments en question, elle s’est immédiatement mise à rayonner d’enthousiasme.

    Cette abondance de fruits de mer locaux, préparés chez elle par la cheffe Marija Papak, comprend des oeufs de mer, des oursins, des crevettes nordiques, des huîtres sauvages, des moules, des arches de Noé et des patelles.

    PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

    Son objectif, m’a-t-elle répondu, était d’apporter de la vraie nourriture aux habitants de cette ville, de leur faire redécouvrir les plats que mangeaient leurs arrière-grands-parents, et qui trônaient sur les tables des villages les plus reculés.

    Elle détestait le fait qu’un si grand nombre de ses amis de Dubrovnik aient fini par dépendre des deux grandes chaînes de supermarchés, Pemo et Konzum, éparpillés autour de la ville. Elle voulait leur faire découvrir une meilleure façon de manger. « Vous devriez venir avec moi pour rencontrer certains de ces villageois », me dit-elle.

    La place Luža, où s’élève l’église Saint-Blaise, est depuis longtemps l’un des lieux les plus animés de la ville de Dubrovnik.

     

    PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

    Et voilà comment je me suis retrouvé à essayer de traire une chèvre. Je suis bientôt relevé de mes fonctions, et nous nous dirigeons tous vers la ferme pour un festin épicurien. Quelques jours plus tard, nous sommes de nouveau à pied d’oeuvre.

    Nous suivons les petites routes qui serpentent dans la fertile vallée de Konavle, dans les collines au sud-est de Dubrovnik. Tandis que notre voiture enchaîne les courbes, Marija m’en dit plus sur son stand de cuisine de rue. « Les asperges sauvages ne sont de saison que pendant environ dix jours. Je n’en servirai que pendant ces dix jours. Je passerai ensuite à ce qui sera alors de saison. »

    À Cavtat, village au sud de Dubrovnik, le restaurant Bugenvila sert un menu de saison : poitrine de porc avec des poivrons rôtis, purée de pommes et fleurs comestibles.

    PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

    Comme Marija et moi faisons halte dans le village de Mihanići, elle m’informe que nous allons chez un de ses fermiers favoris, pour goûter quelques fromages et charcuteries qu’il produit. Quelques minutes après notre arrivée au domicile de Miho Kukuljica, cinquante et un ans, sa femme, Kate, remplit nos verres de travarica maison, une eau-de-vie de raisin aromatisée aux herbes locales.

    Nous levons nos verres et portons un toast, « živjeli ! » – santé ! –, avant de boire cul sec. Leur longue table en bois se couvre bientôt de fromages à pâte molle et aux herbes, faits la veille ou vieux d’un mois, et de fromage mariné à l’huile d’olive. Viennent ensuite les produits à base de porc : assiettes débordantes de pancetta, d’épaisses rondelles de saucisses, de prosciutto, tous issus de dodus porcs noirs. Ils sont accompagnés de tranches moelleuses de pain de campagne, de bouteilles d’huile d’olive et de poivrons marinés. Des carafes de Chardonnay et un vin rouge, assemblage de shiraz, de merlot et de cabernet sauvignon, font aussi leur apparition, ainsi que des pichets de liqueur de noix et de cerise.

    Un étalage d’autant plus remarquable que Miho déclare : « Sur cette table, j’ai tout fait », en passant sa main au-dessus du festin comme une sorte de magicien culinaire. Il ne se vante pas. Il énonce simplement un fait. C’est un repas confectionné par un superman de la gastronomie. « Je vends absolument tout ce que je produis avant même de l’avoir produit », me dit-il tandis que je laisse un morceau de prosciutto fondre dans ma bouche, son goût salé s’attardant sur ma langue longtemps après que je l’ai avalé.

    Miho n’a pas toujours connu un tel succès. « Ces dernières années, les affaires ont repris. J’ai l’impression que les gens d’ici commencent enfin à se rendre compte que la nourriture que nous produisons, nous autres les petits paysans – et nous ne sommes plus qu’une poignée à Konavle – est meilleure. Ils réalisent aussi qu’il est dans l’intérêt de la collectivité de nous soutenir. » Si seulement il lui était possible d’embaucher quelques personnes, il pourrait produire davantage, assure-t-il, mais « tout le monde ici veut travailler dans l’industrie du tourisme ».

    Fruits mûrs à la ferme de Miho Kukuljica.

    PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

    De retour à Dubrovnik, je déjeune au Pantarul, situé dans le quartier Lapad. Ouvert par l’écrivaine culinaire Ana-Marija Bujič, le Pantarul propose une interprétation moderne, aux accents internationaux, de la cuisine traditionnelle dalmate. Alors que je savoure un risotto aux fèves et au poulpe – les fèves sont de saison en ce moment – et un pain plat aux herbes sauvages que l’on trouve surtout sur l’île voisine de Vis, Ana-Marija s’arrête à ma table. « Au début, notre intention était de ne servir que des ingrédients de saison produits localement, que nous pourrions nous procurer au principal marché alimentaire de Dubrovnik et chez les producteurs de la région, explique-t-elle. Mais nous avons vite compris que ce n’était pas possible. »

    Elle admet que seulement 80 % de ce qu’il y a dans ses assiettes provient de petits paysans. Lorsque le Pantarul a ouvert ses portes en 2014, son approche était révolutionnaire pour la ville de Dubrovnik. « Il suffit en général qu’un restaurant fasse quelque chose, et d’autres lui emboîtent le pas », dit Ana-Marija. Et elle a raison. Dans son sillage, de nouveaux restaurants inspirés, notamment le Glorijet, l’Amfora et le Lokal (dans la ville voisine de Župa) ont suivi l’exemple du Pantarul.

    Des rues escarpées et romantiques descendent des remparts de Dubrovnik vers le sud jusqu’au Stradun.

    PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

    Le Pantarul différait également des restaurants typiques de la ville car il s’adressait à une clientèle locale. « Ici, on est tellement focalisés sur l’industrie touristique. Mais les choses sont en train de changer. La jeune génération s’intéresse de plus en plus à la bonne cuisine. Pour notre brunch du week-end, par exemple, les clients sont presque tous des gens du coin. »

    À quatre-vingt kilomètres de Dubrovnik, sur la péninsule rurale de Pelješac, je découvre l’endroit où le mouvement en faveur des aliments dalmates se propage peut-être avec la plus grande vigueur. Morana Raguž, membre active de l’association locale Slow Food, est le ciment qui unit toute la communauté culinaire de Pelješac. Avec ses parents, elle tient une auberge gastronomique, la Villa Vatikan, située dans le village côtier de Trpanj.

    Elle me fait découvrir les environs. Au glacier Croccantino, dans la ville d’Orebić, nous mangeons de la crème glacée biologique parfumée avec des ingrédients locaux, comme le thym et la menthe, que Marija Antunović, la jeune propriétaire de vingt-neuf ans, a récoltés dans les collines. Quand je lui demande pourquoi les gens commencent à peine à s’intéresser à des aliments de meilleure qualité, Marija évoque les guerres du début des années 1990. « Cela aide beaucoup que ma génération n’ait pas été aussi affectée par la guerre. Nous sommes plus ouverts sur l’avenir. Quand mon père avait mon âge, la guerre a éclaté à un moment qui devait être l’une des plus belles périodes de sa vie, et son frère est mort dans les combats. Ma génération n’a pas à porter ce fardeau. »

    Un trajet de trois minutes et demie en téléphérique depuis le vieux Dubrovnik jusqu’au mont Srđ permet de survoler « la perle de l’Adriatique ».

    PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

    Un peu plus tard dans la journée, nous buvons du vin biologique – un rouge robuste et fruité –au domaine viticole de Križ. «Lorsque nous avons commencé, la plupart des gens pensaient que nous étions fous de passer au bio, déclare le propriétaire Denis Bogoević Marušić. Il y a une ou deux générations, c’était normal, mais aujourd’hui la plupart des vignobles utilisent des pesticides. Mes grands-parents fabriquaient du vin biologique. C’était tout simplement comme ça qu’on faisait à l’époque. »

    Son épouse, Marijeta Čalić, a contribué à la réintroduction du varenik, un condiment sucré et épais, ressemblant à de la mélasse, fait à partir d’un cépage autochtone, le Plavac mali. Grâce au mouvement Slow Food, elle en produit désormais avec d’autres vignerons. « Ce produit local, qui servait à sucrer les aliments, avait disparu depuis plusieurs générations. Il a été remis au goût du jour, et des chefs de Dubrovnik l’utilisent à nouveau dans leur cuisine. »

    Morana, mon guide, ajoute : « Le varenik illustre parfaitement la manière dont nous devons être fiers de notre nourriture. Dubrovnik est une ville très prisée par les touristes et nous leur donnons des pizzas et des pâtes parce que nous continuons de penser que c’est ce qu’ils veulent »

    Selon Marijeta, la lenteur du changement a ses racines dans la période communiste. « Nous vivions dans la peur que quelqu’un dise aux autorités que nous faisions quelque chose de mal. »

    Le palais Sponza était le bureau des douanes de Dubrovnik. Il abrite aujourd’hui une exposition de photos de ceux qui sont morts au cours de l’âpre siège de la ville de 1991 à 1992, durant les guerres de Yougoslavie.

    PHOTOGRAPHIE DE Sarah Coghill

    Les touristes profiteront certainement des mutations qui s’opèrent sur la scène gastronomique de Dubrovnik, mais les Dalmates eux-mêmes en seront les plus grands bénéficiaires. En mangeant bien, ils se connectent à un héritage oublié.

     « C’est ça le truc, dit Morana. Nous avons toujours été Slow Food ; nous l’étions déjà avant que la mouvance Slow Food n’existe.

    Bientôt, j’espère, davantage de gens comprendront que c’est la vraie manière dalmate de se nourrir. »

    Article publié dans le numéro 23 du magazine National Geographic Traveler. S'abonner au magazine.

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