À bord du train lent vers la Patagonie, vestige d'une époque révolue

À une époque où d’autres modes de transport sont privilégiés pour les longues distances, ce train qui traverse l'Argentine promet des vues imprenables sur des paysages reculés.

De Jordan Salama
Publication 24 avr. 2023, 14:00 CEST
Le Tren Patagónico sillonne la steppe argentine au lever du soleil, de Maquinchao à Ingeniero Jacobacci. ...

Le Tren Patagónico sillonne la steppe argentine au lever du soleil, de Maquinchao à Ingeniero Jacobacci. C'est le seul train de voyageurs longue distance régulier qui circule encore en Patagonie, dans le sud de l'Argentine et du Chili.

PHOTOGRAPHIE DE GASTÓN ZILBERMAN

Le dernier train pour la Patagonie part le vendredi à dix-huit heures, de Viedma, une petite ville sur la côte atlantique de l'Argentine. Dix-huit heures et 825 kilomètres plus tard, après avoir traversé le pays d'est en ouest, il arrive à San Carlos de Bariloche, une ville de montagne pittoresque située au pied de la cordillère des Andes.

Le Tren Patagónico est le seul train de voyageurs longue distance régulier qui circule encore dans cette vaste région du sud de l'Argentine et du Chili. Transportant des personnes, des véhicules et des marchandises, il traverse un territoire si sauvage et reculé qu’il est possible, en regardant par la fenêtre, de n’apercevoir pendant des heures qu'une steppe brune et légèrement vallonnée semblant s'étendre à l'infini.

On peut espérer que les trains longue distance fassent leur retour en Argentine, pays qui disposait d'un vaste réseau ferroviaire au 20e siècle. Après trente ans d'interruption de service, une ligne importante a récemment été rouverte entre Buenos Aires et Mendoza, troisième plus grande ville du pays.

À l'exception de quelques lignes touristiques, le Tren Patagónico est le seul à subsister en Patagonie. Alors que j'attends sur le quai de Viedma pour prendre le train, une cloche sonne et la locomotive pousse un soupir. Le train s'élance vers le soleil couchant, et bientôt, le paysage sauvage qui nous entoure plonge dans l'obscurité totale.

Le point de départ du Tren Patagónico est Viedma, une petite ville d’Argentine située sur la côte atlantique de la Patagonie.

PHOTOGRAPHIE DE GASTÓN ZILBERMAN

 

UNE BALADE EMPREINTE DE NOSTALGIE

Entre Los Menucos et Maquinchao, derrière des collines basses et ondulantes, apparaissent les premières lueurs du jour, l’aurore arborant un camaïeu de violet. Des lapins, des moutons et des nandous, semblables à des autruches, s'éloignent précipitamment de la voie ferrée lorsque le train passe. Après sept heures, les passagers s'installent pour le petit-déjeuner à de vieilles tables en bois nappées d'un tissu vert. Hier soir, on y jouait aux cartes et on y discutait autour de bouteilles de Malbec, un vin de pays abordable. À heure-ci, en revanche, c’est le maté, thé typique d'Amérique du Sud, qui passe de main en main.

Le train transporte un curieux mélange de voyageurs agités, presque tous argentins. Certains sont des touristes. Parmi eux, un groupe de professeurs d'histoire à la retraite et un couple de pharmaciens qui fait le tour du pays à moto. Leurs véhicules sont embarqués en tant que marchandises. « C'est un rêve. Un rêve ! », s’extasie l'un des pharmaciens. Il a cinquante-huit ans et c'est la première fois qu’il monte à bord d'un train longue distance. 

La majorité des passagers, cependant, sont des habitants de villes isolées situées le long de l’itinéraire, à peine accessibles par les transports publics. Ils prennent le train pour se rendre à Viedma ou à San Carlos de Bariloche afin d'étudier, de travailler et de se ravitailler. En cas de catastrophe naturelle, comme des éruptions volcaniques ou de fortes tempêtes de neige, lorsque les villes sont coupées par la route, le train permet également l’accès à une aide d’urgence, ainsi qu’à des produits de première nécessité.

Presque toutes les personnes que je rencontre se souviennent de l'époque où les voyages en train étaient monnaie courante en Argentine. Le vaste réseau ferroviaire du pays qui comptait, à son apogée au milieu du siècle dernier, plus de 46 000 kilomètres de voies ferrées, est le fruit de l’explosion de l'immigration à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Des entreprises, essentiellement anglaises et italiennes, ont exploité des lignes pour transporter des fruits, de la laine, de la viande et des céréales depuis la campagne fertile jusqu'à Buenos Aires. Cette expansion frontalière a également entraîné le déplacement de nombreuses communautés indigènes sur l'ensemble du territoire.

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    Un vendredi après-midi, à Viedma, en Argentine, Andrés Melivilo, aide mécanicien pour le Tren Patagónico, prépare la locomotive pour le départ du train.

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    Le Refugio Frey est un refuge très connu de ceux qui voyagent en sac dos. Il est proche de San Carlos de Bariloche, ville au pied de la cordillère des Andes et terminus du Tren Patagónico.

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    « Le train a tout changé ici », déclare Poli Lefiu, un éleveur local, à la gare de Maquinchao. Né dans un endroit reculé de la chaîne de montagnes, il descend de générations d'éleveurs patagoniens d'origine autochtone Tehuelche et Mapuche. Il connaît donc très bien ces terres. Pendant les premières décennies du 20e siècle, « lorsque le train a commencé à circuler, les gens venaient vendre des produits aux passagers qui s’arrêtaient à Maquinchao et dans toutes les petites villes », raconte-t-il. « Ils arrivaient dans des charrettes tirées par des chevaux contenant des poêles à bois pour faire griller de la viande et de l'agneau sur le bord de la voie ferrée afin que les passagers puissent manger. »

    Bon nombre des arrêts actuels du Tren Patagónico ont été créés avec l'arrivée du train. Les traces du passé sont partout. De petits groupes d'arbres marquent les puits où le monstre de métal s'arrêtait pour se réapprovisionner en eau. Des villes aujourd’hui fantômes ont été entièrement abandonnées dans les années 1990, moment où le gouvernement argentin a entrepris de démanteler les chemins de fer publics pour en faire des entités privées, ce qui a entraîné un déclin inexorable du service. Il est donc frappant de voir aujourd’hui, un samedi matin à la fin de l’été, le Tren Patagónico rempli de personnes et de marchandises, sillonnant la steppe vide et laissant dans son sillage des nuages de poussière.

     

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    Mon grand-père argentin, qui vit à New York, évoque avec nostalgie les étés où il prenait lui-même le train à vapeur de Buenos Aires à San Carlos de Bariloche. « À l'époque, le voyage se faisait directement depuis la capitale », m'a-t-il expliqué par téléphone avant mon départ. « Les wagons étaient en bois et nous dormions à même le sol. »

    Aujourd'hui, le Tren Patagónico propose des voitures couchettes et Pullman avec de grands sièges inclinables. Les premières sont occupées en grande partie par des touristes. Les secondes, en revanche, sont remplies d'habitants qui utilisent le service par nécessité ; la plupart ont apporté avec eux des oreillers, des couvertures et des glacières pleines de nourriture pour ce long voyage. Les enfants dorment sur les genoux de leurs parents et de grandes bouteilles de soda roulent à leurs pieds. Tous les autres semblent se passer d'interminables tasses de maté.

    La demande pour ce service assuré une fois par semaine est si forte que les billets doivent être réservés plusieurs semaines, voire plusieurs mois, à l'avance. « Pour des questions financières, je ne suis pas sûre que nous aurions pu le faire sans le train », me confie María Montesino, vingt-neuf ans. Cette dernière traverse le pays avec sa famille pour déménager. Elle et trois de ses cinq enfants voyagent entassés dans une voiture couchette pour deux personnes, entourés de tous leurs biens : une télévision, une enceinte, des sacs de vêtements et un sac à dos Hello Kitty rempli de chaussures.

    J'ai rencontré María Montesino et une douzaine de ses proches sur le quai de Viedma, se disant au revoir dans des sanglots étouffés quelques minutes avant le départ du train. Comme beaucoup d'autres choses sur cette ancienne route mythique, tels que les serveurs bien habillés passant du wagon-restaurant aux bâtiments de gare en pierre vétustes, cette scène pourrait être tirée d'un autre siècle.

    La côte atlantique de la Patagonie, près de Viedma, à l'embouchure du Río Negro, abrite des lions de mer, des conures de Patagonie (Cyanoliseus patagonus) et des orques.

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    María Montesino, vingt-neuf ans, déménage avec ses cinq enfants de Viedma à San Carlos de Bariloche. Sa famille lui fait des adieux déchirants sur le quai, quelques minutes avant le départ du train. « Je ne suis pas sûre que nous aurions pu le faire sans le train. »

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    Rafael Huerco est assis tranquillement sur son siège, vêtu d'une chemise boutonnée, d'une courte cravate en velours et d'un chapeau à larges bords, une guitare posée entre ses jambes. C'est un payador, un chanteur folklorique spécialisé dans les duels de vers. « Je vais à un festival près de San Carlos de Bariloche », m’explique-t-il. En un rien de temps, il se lève et commence à chanter. Les autres passagers de la voiture sont captivés, beaucoup d'entre eux applaudissent et chantent avec lui. « Cela fait longtemps que quelqu'un ne s'est pas levé et n'a pas chanté comme ça », s’enthousiasme un homme âgé qui voyage seul.

    Par la fenêtre, les paysages défilent plus rapidement. Après la petite ville d'Ingeniero Jacobacci, le train commence à sortir de la steppe et à monter dans la cordillère des Andes, traversant de hauts ponts qui enjambent des rivières asséchées et serpentant dans d'étroits canyons de roche abrupte. San Carlos de Bariloche n'est pas loin. 

    En passant devant une maison de ranch, j'aperçois un petit garçon et sa mère qui se tiennent à mi-chemin de l'allée vers la voie ferrée, faisant signe au train. Ils disparaissent presque aussi vite qu’ils sont apparus, laissant place à des étendues de terre sauvages. Je me dis qu'il est réconfortant de traverser une telle immensité en bonne compagnie et m'assois pour profiter de la musique.

    Jordan Salama est un écrivain, journaliste et producteur argentin-américain, ancien explorateur National Geographic. Son premier livre, Every Day the River Changes, a été publié en 2021. Retrouvez-le sur Instagram.

    Gaston Zilberman est un photographe social et environnemental de Buenos Aires, en Argentine. Vous pouvez le suivre sur Instagram.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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