En Amérique du Sud, le monde secret des tépuis

Un pic au-dessus de la forêt amazonienne donne aux chercheurs la chance d'identifier de nouvelles espèces et de percer les secrets de l'évolution. Le plus grand défi : y arriver.

De Mark Synnott, National Geographic
Publication 6 avr. 2022, 10:01 CEST
Le mont Roraima s’élève dans la forêt tropicale à la frontière entre le Guyana, le Brésil ...

Le mont Roraima s’élève dans la forêt tropicale à la frontière entre le Guyana, le Brésil et le Venezuela. Les habitants ont donné à ce type de montagnes tabulaires le nom de « tepui ». Ce sont les vestiges d’un plateau primitif qui s’est érodé durant des millions d’années.

PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

Par une nuit noire de février, seul au fin fond de la sierra de Pacaraima, dans le nord-ouest du Guyana, Bruce Means balaye de sa lampe frontale la forêt de nuages. À travers ses lunettes embuées, il scrute l’étendue d’arbres séculaires recouverts de mousse. Dans l’air humide, imprégné de l’odeur des plantes et du bois en décomposition, résonne une symphonie mélodieuse de grenouilles ; tel un chant de sirènes, elle l’a attiré si profondément à l’intérieur de la forêt qu’il se demande s’il en sortira un jour.

S’agrippant à un arbuste pour garder l’équilibre, Bruce fait un pas hésitant vers l’avant. Alors que ses jambes chancellent en s’enfonçant dans la litière de feuilles marécageuse, il maudit son corps de 79 ans. Au début de l’expédition, il m’a dit qu’il comptait commencer en douceur, mais qu’il deviendrait plus fort chaque jour en s’acclimatant à la vie en pleine nature. Après tout, au cours de sa carrière de biologiste en environnement, il a déjà effectué trente-deux expéditions dans la région. J’ai vu une photo de lui jeune ; c’était alors un gaillard de 1,93 m, aux larges épaules.

Il m’a raconté des histoires de voyages dans des bus bringuebalants à travers les plaines de la Gran Sabana, au Venezuela, dans les années 1980. Il partait s’enfoncer dans les montagnes à la recherche de nouvelles espèces d’amphibiens et de reptiles. Une fois, il a passé plusieurs jours seul au sommet d’un pic inconnu, vivant aussi près que possible  de la nature. Tout cela était un prolongement des explorations qu’il faisait, enfant, dans le sud de la Californie, sur les collines de Santa Monica en quête de sauriens et de tarentules.

C’est cette philosophie qui l’a conduit à revenir ici avec nous. Bien sûr, avec ses 129 kg, il excédait largement son poids optimal, mais il m’a assuré qu’il avait toujours le feu sacré. Bientôt, il trouverait son rythme.

Hélas ! la forêt tropicale – avec ses insectes grouillants, ses pluies incessantes et ses marais menaçants – épuise vite un homme. Au bout d’une semaine de marches harassantes et d’interminables traversées de cours d’eau, il ne faisait aucun doute pour tous les membres de l’expédition qu’il s’affaiblissait chaque jour. Les étendues sauvages des hauts plateaux du Guyana ne sont pas faites pour un septuagénaire en piètre forme physique.

Alors que l’équipe s’enfonce dans la forêt tropicale du Guyana en suivant les rivières Kukui et Ataro, un guide manoeuvre l’une des pirogues de l’expédition à travers un dédale d’arbres renversés.

 

PHOTOGRAPHIE DE Matthew Irving

Pourtant, j’ai déjà vu Bruce se ressaisir. Nous avons déjà effectué trois voyages dans cette région reculée, haut lieu de biodiversité du bassin de la rivière Paikwa, qui s’étend aux confins septentrionaux de la forêt amazonienne. Bruce s’intéresse surtout aux grenouilles et s’il existe un paradis sur terre pour ces amphibiens, il se trouve sûrement par ici.

Les grenouilles jouent un rôle essentiel dans les écosystèmes du monde entier, mais elles n’ont existé nulle part aussi longtemps que dans les forêts tropicales comme celle-ci. Pendant des millions d’années, les  amphibiens de la région ont suivi différentes trajectoires évolutives, engendrant une profusion d’espèces de toutes formes, tailles et couleurs, aux adaptations étonnantes. Plus d’un millier d’espèces d’amphibiens ont été décrites dans le seul bassin de l’Amazone. Bon nombre d’entre elles ont permis des percées en médecine, notamment l’élaboration de nouveaux types d’antibiotiques et d’antalgiques, ainsi que de traitements potentiels contre le cancer et la maladie d’Alzheimer.

Les scientifiques pensent qu’ils n’ont identifié qu’une fraction des espèces d’amphibiens dans le monde. En attendant, celles que nous connaissons disparaissent à un rythme alarmant. Selon certaines estimations, jusqu’à 200 espèces ont disparu depuis les années 1970. Comme certains biologistes, Bruce Means craint que beaucoup d’autres ne s’évanouissent avant même que l’on découvre leur existence.

Mais, refusant de s’attarder sur ces sombres ruminations, il se concentre plutôt sur la richesse des trésors biologiques que recèlent ces forêts tropicales. « Le potentiel pour de futures découvertes dans la Paikwa est pratiquement illimité », lance-t-il avec son enthousiasme habituel. Or il sait aussi que le temps est compté, pour les amphibiens comme pour lui.

Le Guyana est, à sa manière, une curiosité : c’est la seule nation anglophone d’Amérique du Sud. La plus grande partie du pays est couverte de forêts tropicales inexplorées, mais à l’extrême nord-ouest se dressent les monts Pacaraima, qui courent le long de la frontière du Guyana avec le Brésil et le Venezuela. Là, des montagnes tabulaires dominent la canopée du bassin de la rivière Paikwa. Pour les Pemóns, qui vivent à leur pied depuis des siècles, elles sont connues sous le nom de tepuis ou, parfois, de « maisons des dieux ». Contrairement à la plupart des massifs montagneux – qui forment souvent des chaînes reliées les unes aux autres –, les tepuis sont en général isolés, émergeant de la forêt tropicale comme des îles dans un océan de brume.

Quelques-uns de leurs sommets peuvent être ralliés par des chemins de randonnée, mais la plupart sont entourés de parois abruptes et souvent ponctués de chutes d’eau spectaculaires.

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    Le biologiste Bruce Means cherche, entre autres, sous les pierres des grenouilles inconnues. Durant l’expédition, il a exploré tous les habitats aquatiques susceptibles d’abriter des espèces n’existant nulle part ailleurs.

    PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

    Selon les géologues, les tepuis sont les vestiges du Bouclier guyanais, un ancien plateau qui formait jadis le coeur du supercontinent connu sous le nom de Gondwana. Il y a des centaines de millions d’années, cette partie de l’Amérique du Sud était reliée à l’Afrique.

    Séparée du Gondwana depuis une éternité, cette partie de l’Amérique du Sud conserve pourtant de nombreuses traces de son passé commun avec l’Afrique. Certaines des espèces endémiques des tepuis sont étroitement liées aux plantes et aux animaux que l’on trouve en Afrique de l’Ouest ; de même, les diamants exploités en Sierra Leone et en Guinée sont identiques à ceux qui proviennent des tepuis et qui sont charriés par la Paikwa et les autres rivières.

    C’est en lisant Le Monde perdu de Sir Arthur Conan Doyle, enfant, que j’ai découvert l’existence de ces étranges formations rocheuses. Il y était question d’un savant qui découvrait des dinosaures et des « proto-humains » vivant sur un plateau isolé, au fin fond de la forêt amazonienne. J’ai immédiatement pensé à ce livre et à son personnage principal quand j’ai rencontré Bruce Means pour la première fois, en 2001, grâce à des amis communs de la National Geographic Society. Il nous avait raconté quelques-unes de ses explorations de tepuis, les décrivant comme des laboratoires de l’évolution uniques, restés isolés si longtemps que certaines espèces de grenouilles existent au sommet d’un seul tepui et nulle part ailleurs sur Terre.

    « Les tepuis sont comme les îles Galápagos », m’a confié un jour Bruce Means, « mais tellement plus anciens et plus difficiles à étudier ». Il cherchait alors quelqu’un susceptible de l’aider à rejoindre les zones les plus inaccessibles des tepuis et des environs. Avec mon expérience d’alpiniste professionnel, j’étais l’homme de la situation. C’est ainsi que, en 2003 et en 2006, nous avons passé plusieurs semaines à la recherche de nouvelles espèces de grenouilles dans la forêt au pied du Roraima. Alors que nous rentrions en hélicoptère après le second voyage, nous sommes passés au-dessus d’un petit tepui qui ne figurait pas sur la carte. Son sommet était entaillé par un gouffre de près de 200 m de profondeur, tapissé d’une forêt épaisse. Bruce m’a attrapé par la chemise et  m’a hurlé, par-dessus le vacarme des rotors : « Mark, il me faut absolument descendre dans ce trou ! »

    Munis d’une machette et de bâtons de marche, Bennett Morris (à droite) et d’autres guides akawaios dirigent l’équipe sur 64 km à travers la forêt du bassin de la rivière Paikwa, jusqu’au tepui connu sous le nom de mont Weiassipu.

    PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

    Six ans plus tard, en 2012, un hélicoptère nous déposait, Bruce et moi, au sommet de ce tepui, le mont Weiassipu, et je l’ai aidé à descendre en rappel dans le gouffre. Nous avons passé cinq jours à camper au fond de la fosse et à ramper la nuit dans ce qu’il a décrit comme « un monde perdu dans un monde perdu ». Puis, il a fini par dénicher un minuscule bufonidé qu’il a identifié comme le « chaînon manquant » dans la biologie évolutive des tepuis. Un seul spécimen de cette espèce, Oreophrynella weiassipuensis, avait été trouvé par des spéléologues en 2000 ; or, comme il avait été mal conservé, on en savait très peu sur lui ou sur sa relation avec d’autres représentants du genre Oreophrynella.

    L’« Oreo », comme l’appelle Bruce, est brun chocolat, et grand environ comme l’ongle du pouce. Ses pattes à quatre doigts sont une adaptation évolutive lui permettant de grimper avec une agilité sans pareille. C’est la septième espèce connue du genre. Chaque espèce vit séparée des autres ; six ne se trouvent que sur les sommets de leurs propres tepuis et la septième dans les forêts de nuages du bassin de la Paikwa.

    Toutes ont suivi des trajectoires évolutives distinctes, mais au moins deux d’entre elles partagent une adaptation qui leur permet d’échapper aux prédateurs. Par exemple, si une tarentule ou un scorpion les attaque, ces bufonidés se roulent en boule et se laissent tomber, rebondir sur les branches, les lianes, les feuilles ou les surfaces rocheuses jusqu’à être hors de danger.

    Bruce avait photographié et capturé une autre grenouille au sommet du Weiassipu et voulait l’étudier davantage. Ses pattes arrière étaient celles des grenouilles arboricoles, conçues pour grimper. Au vu de sa taille, de sa couleur brune et de son ventre tacheté de blanc, il était convaincu d’avoir affaire à une nouvelle espèce du genre Stefania.

    Depuis des années, Bruce et son collaborateur, le biologiste belge Philippe Kok, travaillaient à construire l’arbre phylogénétique des Stefania.  En cartographiant l’ADN d’autres Stefania, les deux chercheurs avaient conclu à l’existence d’espèces manquantes.

    Gauche: Supérieur:

    Habitant près de la chute du Double Saut, Oreophrynella macconnelli est l’une des deux espèces connues de bufonidés ne vivant pas au sommet d’un tepui.

    PHOTOGRAPHIE DE Rayan Valasek
    Droite: Fond:

    Une espèce inconnuede Stefania a été trouvée dans la forêt de nuages en dessous du Weiassipu.

    PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk
    Gauche: Supérieur:

    La grenouille arboricole d’Hoogmoed ou rainette du Roraima (Boana roraima) vit au coeur de broméliacées épiphytes.

    PHOTOGRAPHIE DE Rayan Valasek
    Droite: Fond:

    La rainette de Kanaima (Nesorohyla kanaima) a les yeux exceptionnellement foncés. On ignore les avantages que peuvent présenter ces iris noirs.

    PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

    Si Bruce parvenait à collecter ce Stefania insaisissable au sommet du Weiassipu et à prouver, avec une analyse ADN, que ses ancêtres avaient évolué pendant des millions d’années pour s’adapter à cet écosystème coupé du reste du monde, alors ce serait un pas supplémentaire vers une compréhension plus exhaustive de la façon dont la vie évolue sur les tepuis.

    C’est la raison pour laquelle Bruce a proposé une dernière expédition sur les hauts plateaux du Guyana pour trouver ce Stefania et montrer la diversité des autres espèces d’amphibiens et de reptiles du bassin de la Paikwa en y prélevant de nombreux spécimens. Nous allions voyager en avion de brousse, remonter en pirogue les rivières Kukui et Ataro, puis marcher 64 km à travers la forêt vierge jusqu’au mont Weiassipu, que nous tenterions d’escalader par son abrupte face nord. « C’est sans doute la dernière expédition dont je sois capable, lâcha Bruce. Mais j’y arriverai. Même si je dois le faire en rampant. »

    Le défi était donc pour moi de trouver comment aider Bruce à chercher de nouvelles espèces dans le seul environnement des tepuis jamais étudié par aucun scientifique : leurs parois abruptes. Mais transporter en toute sécurité un homme allant sur ses 80 ans au sommet d’un grand escarpement rocheux nécessitait des compétences bien au-delà des miennes. J’ai eu du coup l’idée de recruter deux spécialistes : la superstar américaine de l’escalade Alex Honnold, 35 ans, qui a fait l’objet d’un film, Free Solo, et Federico « Fuco » Pisani, 46 ans, Italo-Vénézuélien, l’un des grimpeurs de tepuis les plus expérimentés du monde.

    Bruce a mobilisé toutes ses ressources et pénétré dans la forêt à la recherche de grenouilles. Pendant plusieurs jours, nous avons pataugé pour traverser une plaine inondée marécageuse,  avec de la boue visqueuse qui nous arrivait jusqu’aux chevilles et nous arrachait presque les bottes des pieds. La pluie tombait sans interruption et, même quand les rayons du soleil perçaient à travers les nuages bas, ils ne parvenaient jamais à pénétrer la dense canopée au-dessus de nos têtes. Dans les sous-bois humides, les moustiques et les mouches piqueuses régnaient en maîtres. Sans parler de nos vêtements, trempés de sueur, couverts de boue et déchirés par les épines, qui collaient à notre peau égratignée.

    Même Alex trouvait les conditions difficiles. Mais, pour Bruce, le trek s’est transformé en calvaire. Il tombait souvent et lourdement. N’ayant pas l’équilibre et la confiance nécessaires pour traverser les nombreux ponts en rondins, il préférait se laisser glisser jusqu’au bas des berges et traverser le cours d’eau à la nage ou à gué. Une fois, il est tombé la tête la première, atterrissant face contre terre dans un ruisseau. Tout le monde a ri, y compris lui. Mais les jours suivants, la sécurité de Bruce devint une préoccupation constante pour l’équipe.

    Au bout d’une semaine, nous avons fini par établir une sorte de camp de base en aval d’une cascade rugissante de 60 m, que Bruce appelait la « chute du Double Saut » (Double Drop Falls).

    Alex Honnold, qui a gravi le célèbre El Capitan, dans la vallée de Yosemite, sans corde, aide l’équipe à escalader la paroi en quartzite du Weiassipu – une roche formée sur le fond d’un océan primitif, il y a environ 1,7 milliard d’années.

    PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

    L’équipe s’est réunie sous une bâche. Bruce étala une carte sur la table et, de son doigt fripé, traça la route qui nous séparait encore du mont Weiassipu. Au sud s’étendait une vallée inexplorée, selon les guides akawaios de notre équipe, membres du petit groupe amérindien vivant dans la région. Le Weiassipu, cet énorme tepui, s’élevait au-dessus des chutes d’eau mugissantes, caché derrière l’épaisse canopée de la forêt et les nuages tourbillonnants.

    Alex gardait son calme avec peine, impatient d’arriver à la montagne où il pourrait grimper et sortir du « monde de la boue », selon ses mots. Fuco était tranquillement assis à côté de moi. Il avait dirigé plus de vingt expéditions dans les tepuis au cours des vingt-sept dernières années, mais n’avait jamais participé à une expédition scientifique sur un tepui. Or, depuis toujours, il rêvait d’être scientifique. 

    Juste derrière Alex se tenaient les chefs de l’équipe de soixante-dix Akawaios qui secondaient notre expédition en tant que guides et porteurs. Edward Jameson et Troy Henry sont des figures légendaires parmi les Akawaios pour avoir gravi le Roraima par la voie de la Proue, longue de 460 m, avec une expédition britannique, en 2019.

    Petit, tout en muscles et toujours souriant, Edward, 55 ans, nous a déjà accompagnés, Bruce et moi, lors de nos précédentes expéditions dans  la région. Il a grandi dans cette forêt et peut y survivre plus ou moins indéfiniment avec quasiment pour seul équipement sa fidèle machette. Il me dit que, depuis notre dernière expédition, il a travaillé de temps en temps comme chercheur d’or, ou pork-knocker – une expression locale qui fait référence à une pratique des orpailleurs de l’arrière-pays consistant à vivre de viande porcine salée et attendrie.

    Depuis la dernière fois que j’ai vu Edward, en 2006, le Guyana a subi une vraie ruée vers l’or. Quelques milliers de mines artisanales ont été creusées dans tout l’intérieur du pays. Comme la plupart des Akawaios, Edward a passé une grande partie de sa vie à cultiver la terre et à chasser. Mais il lui a été impossible de résister à la perspective de gagner de l’argent, peut-être même de trouver un trésor qui changerait sa vie au plus profond de la forêt.

    La face est du Roraima, point culminant du Guyana, qui s’étend sur 14 km, domine le bassin de la rivière Paikwa. Les pluies qui l’arrosent se déversent dans les bassins versants des fleuves Essequibo, Orénoque et Amazone.

    PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

    Il nous décrit alors la façon dont les mineurs creusent la terre jusqu’à atteindre une couche d’argile, puis injectent des jets d’eau puissants pour transformer cette argile en boue. Pompée à la surface, la boue est lavée à grande eau, rincée, puis mélangée à du mercure, qui s’agglomère aux paillettes d’or. Ce procédé chimique inquiète particulièrement Bruce : « Une cuillère à café de mercure peut contaminer tout un réseau fluvial », prévient-il.

    Un Akawaio du nom de Denver Henry me montre une carte détaillant l’emplacement de dizaines de concessions minières éparpillées à travers la forêt autour de la rivière Paikwa. Jusqu’à présent, l’inaccessibilité du terrain et l’opposition des Akawaios à la construction  d’une piste d’atterrissage dans leurs villages avaient tenu les pork-knockers à distance. Mais Denver me raconte que, à la dernière saison des pluies, des prospecteurs venus de l’extérieur sont passés explorer les concessions. Chaque année, les mines se rapprochent un peu plus du bassin de la rivière Paikwa.

    Bruce ayant besoin de temps pour récupérer, nous décidons de nous séparer. Les grimpeurs partiront en éclaireurs pour tracer un sentier jusqu’à la base de la face nord du Weiassipu, à  environ 8 km, tandis que Bruce et une équipe d’Akawaios collecteront des spécimens près de la chute du Double Saut.

    En émergeant de son hamac, le lendemain matin, Bruce est attendu par un groupe d’Akawaios portant de grands sacs de congélation de 4 l environ. Au début de l’expédition, il avait annoncé que, pour obtenir des spécimens représentatifs de la biodiversité, il offrirait de l’argent, avec une prime pour tout spécimen de Stefania. Immédiatement, une microéconomie florissante s’est créée dans un pays où les autochtones ont peu d’occasions de gagner de l’argent.

    Bruce ouvre son carnet et commence à prendre des notes. Edward est le premier sur la liste. Dans son sac, quatre grenouilles. Vient ensuite Salio Chiwakeng, avec cinq lézards et six grenouilles. Sans sourciller, Markenson James dépose sur la table un grand scorpion noir, Tityus obscurus, et son ami une araignée digne d’un film de Stephen King. «Theraphosa blondi, ou araignée Goliath », lâche Bruce après examen. Il prend encore quelques notes, puis la pose sur son crâne dégarni et la laisse s’y promener.

    Pendant ce temps, Alex, Fuco et moi avons chargé les vivres et le matériel nécessaires pour l’ascension, dont 300 m de corde et trois lits pouvant être suspendus à la paroi d’une falaise. Deux guides akawaios, Harris Aaron et Franklin George, nous conduisent sur une crête à travers une épaisse forêt, à l’aide de leur machette.

    Des broméliacées de toutes tailles aux couleurs incroyables couvrent le sol et s’agrippent aux arbres. Des orchidées aux fleurs délicates émergent de souches pourrissantes. Des arapongas blancs, des perroquets multicolores et de minuscules colibris irisés se faufilent entre les feuilles, emplissant l’air de leurs gazouillis et de leurs sifflements. Pendant de courts instants, les nuages se dissipent et le soleil filtre dans la canopée, imprimant des taches lumineuses sur le sol embrumé de la forêt.

    C’est au deuxième jour de notre difficile progression vers la base du Weiassipu que nous arrivons à distinguer son imposante face nord. Nous entrons bientôt dans un chaos de rochers glissants, recouverts de mousse. Peu à peu, le sol ferme laisse place à un enchevêtrement dense de bois mort qui, parfois, se brise sous nos pieds et s’ouvre comme une trappe.

    En fin de journée, j’entends un grand cri derrière moi. Je me retourne : en marchant, Alex a traversé le tapis de bois mort et le voilà enfoncé jusqu’aux aisselles dans un trou entre deux rochers. Il s’en extirpe, remonte la jambe de son pantalon : son tibia est couvert d’un mélange de sang et de boue. Je jette un oeil à Fuco et sais exactement ce qu’il pense : comment diable allons-nous faire traverser ce passage à Bruce ?

    Sur le Weiassipu, Fuco Pisani cherche des grenouilles dans les broméliacées. Chaque tepui est une occasion unique d’étudier l’évolution : nombre de plantes et d’animaux y ont vécu isolés des autres espèces durant des milliers d’années.

    PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

    Nous finissons par sortir de la forêt au pied du Weiassipu juste avant le coucher du soleil. Je me sens renaître. Les nuages se sont dissipés et la paroi resplendit dans le crépuscule. De l’autre côté de la vallée, on peut admirer les 14 km de la face est du Roraima et la dizaine de cascades qui s’en détachent, tels des rubans de soie dorée.

    Franklin attire notre attention sur la cataracte la plus spectaculaire, qui jaillit d’un trou dans la falaise, à 60 m environ sous le sommet. C’est la cascade du Diamant, explique-t-il ; la légende dit que le bassin à ses pieds brille de l’éclat de diamants gros comme le poing.

    Tôt le lendemain matin, nous commençons l’ascension du Weiassipu. Notre plan est d’escalader la paroi par ce qui semble être la meilleure voie, en laissant un chemin de cordes fixées à la montagne tout du long. Quand la falaise tout entière sera équipée, nous attacherons Bruce à l’un des lits de paroi et nous le hisserons derrière nous. Bien installé sur cette plateforme suspendue, Bruce pourra chercher de nouvelles espèces sur les parois verticales.

    Notre progression a été désespérément lente et, en fin d’après-midi, Fuco et moi nous sommes retrouvés sur une petite corniche à une cinquantaine de mètres de hauteur. Au-dessus de nous, une corde maculée de boue serpente le long d’une avancée horizontale de 8 m – un « toit »,  dans le jargon des grimpeurs – jusqu’à Alex, suspendu dans le vide comme une chauve-souris, sa jambe gauche accrochée à un piton rocheux. « Qu’est-ce que vous en pensez ?, nous crie-til. J’y vais ? » La dernière portion du toit prolonge une saillie rocheuse qui dépasse du mur à la manière d’un plongeoir. Il n’y a aucun moyen de savoir si elle est solide. « Mieux vaut remettre ça à demain, lui répond Fuco. Il va faire nuit dans quelques minutes. »

    Sans dire un mot, Alex rejoint le bord de la saillie et se balance au-dessus du vide. Puis il commence à escalader en se cramponnant à deux mains, sûr que le rocher resterait bien accroché à la montagne. Après avoir parcouru une distance d’environ 5 m, il lâche une main pour se talquer les doigts.

    En le regardant se balancer nonchalamment par un bras, à 60 m au-dessus de la forêt, je suis frappé par son étrange ressemblance avec un crapaud que j’ai vu s’accrocher au doigt de Bruce, quelques jours auparavant. Un instant après, Alex se dirige vers une fissure au-dessus de sa tête. La dernière chose que je vois, alors que l’obscurité enveloppe la montagne, ce sont ses jambes rampant sur le rebord.

    De retour à notre camp de fortune au pied de l’escarpement, Alex, Fuco et moi parlons de la faisabilité de notre plan. Car, en traçant la voie, il est devenu évident pour moi que traîner Bruce en haut de la paroi serait beaucoup plus dangereux que ce qu’aucun de nous n’a envisagé jusqu’à présent. Ce qui m’inquiète le plus est le fait que Bruce prend des anticoagulants pour soigner un problème cardiaque – il nous a donné  cette information seulement quand nous étions déjà bien avancés dans l’expédition. Que faire s’il se blesse ? Et si jamais nous n’arrivons pas à arrêter l’hémorragie ?

    C’est à ce moment que nous apercevons un éclair lumineux venant de la forêt, loin en contrebas : un signal du camp de base. J’allume notre radio et entends la voix de Bruce. La voix grave, il nous annonce que Brian Irwin, le médecin de l’expédition, vient de le persuader de renoncer à notre projet fou.

    « Vous n’imaginez pas à quel point cela me chagrine », nous confie-t-il avant d’ajouter : « Mais Fuco connaît bien les reptiles et les amphibiens. Je vais vous envoyer la photo que j’ai prise de ce Stefania qui, j’en suis sûr, est nouveau pour la science. — OK, Bruce, lui répond. Je vais faire de mon mieux pour trouver ce Stefania tant espéré. »

    Le lendemain matin, toute la vallée en contrebas du Weiassipu est enveloppée du même brouillard gris que celui dans lequel nous vivons depuis des jours. Je comprends maintenant pourquoi Bruce appelle cette zone « forêt de nuages ». Il est rare de pouvoir voir à plus de 30 m, quelle que soit la direction dans laquelle on regarde. Il a plu pendant des heures, mais heureusement, la paroi s’avance suffisamment pour qu’on ne se mouille pas.

    Pendant qu’Alex ouvre la voie, Fuco et moi suivons, cherchant des grenouilles dans les fissures et creusant partout où cela nous semble possible. À la fin de chaque longueur, nous nous servons de poulies pour hisser à grand-peine les sacs contenant tout le nécessaire pour survivre sur la paroi pendant quelques jours.

    La journée a été épuisante. Les seules créatures que nous avons trouvées sont un millepattes avec une bande orange sur le dos et un gros criquet, probablement carnivore. Ce n’est que bien après le coucher du soleil que nous nous glissons dans nos lits suspendus à la paroi, à côté d’une étroite corniche à 200 m au-dessus de la forêt. Nous nous endormons, bercés par le bruit de la pluie frappant le Nylon de nos bâches imperméables.

    Au lever du soleil, le lendemain matin, les nuages ont disparu. Le soleil brille dans un ciel d’un bleu profond. En dessous, un océan de nuages recouvre la vallée.

    Après avoir avalé une tasse de café et quelques barres énergétiques, nous voilà partis, longeant la corniche et espérant qu’elle nous mènera jusqu’au sommet. Nous progressons péniblement sur 800 m au travers d’épais buissons couverts de toiles d’araignées. Mais, une fois ces obstacles franchis, nous nous sommes retrouvés au sommet du tepui, à admirer le plateau dans toute son étendue.

    En l’espace de quelques mètres, nous sommes passés d’une forêt de nuages à une tourbière couverte de yuccas, de sarracénies et de droséras, une flore carnivore luisante, semblable aux dionées attrape-mouches. Au loin, deux pics jumeaux s’élèvent au-dessus du gouffre que Bruce et moi avons exploré en 2012.

    C’est alors qu’il se met à pleuvoir. Les nuages qui couvraient la vallée commencent à s’enrouler sur le bord du plateau et à nous envelopper. Avec Fuco, nous trouvons refuge sous un rocher en forme de champignon. Nous nous blottissons, trempés et grelottants, abrités sous mon poncho en guise de bâche. Alex a disparu – probablement parti à la recherche de quelque chose à escalader.

    Bruce Means s’arrête près de la chute du Double Saut avant de quitter la forêt qu’il étudie depuis trente-cinq ans. Cette expédition était sa 33e et dernière mission dans la haute Paikwa. Mais il reste encore beaucoup à découvrir. Selon lui, environ la moitié des espèces de grenouilles de la région ont été identifiées scientifiquement.

    PHOTOGRAPHIE DE Renan Ozturk

    Fuco appelle Bruce à la radio. « Quel est le meilleur endroit pour trouver ce fameux Stefania ? », lui demande-t-il. Je me sens mal pour Fuco, car je sais qu’il porte le poids des attentes de chacun. Bruce lui dit de regarder sur les branches des arbustes et dans les bosquets. Puis il ajoute que Stefania aime se cacher dans les amas de mousse la journée et qu’il les trouve en général la nuit, lorsque leurs yeux attrapent le faisceau de sa lampe frontale.

    Tout l’après-midi, Fuco et moi errons dans le brouillard et sous la pluie, sans dénicher autre chose que des têtards d’une espèce déjà connue de grenouille. Fuco fait même une autre tentative de nuit sous une pluie battante. En vain. C’est un échec cuisant. Bien sûr, l’objectif de l’expédition est de recueillir des spécimens d’un large éventail de la faune. Mais l’accent a été mis sur les grenouilles et les crapauds de ce tepui, et notamment sur de nouvelles espèces de Stefania. Et le fait que cette expédition soit très probablement la dernière pour Bruce rend la pilule d’autant plus amère.

    Deux jours plus tard, nous nous retrouvons à court de vivres et il faut donc redescendre de la montagne. Entre-temps, Bruce s’est installé ailleurs, au « camp du Paresseux », à une journée de marche au-dessus de la chute du Double Saut. Nous le trouvons assis derrière un plan de travail, en train de dessiner une grenouille marron à l’aspect caoutchouteux posée sur un plateau métallique. Le laboratoire de campagne de Bruce est garni de plusieurs bocaux de formol remplis de grenouilles, de lézards et de serpents. En nous voyant arriver, son visage s’illumine, mais ses yeux sont gonflés et rougis. Sa chemise est déchirée et tachée de boue. Quand il s’agrippe au bord de la table pour se lever, il grimace, et je comprend que ses douleurs le font souffrir.

    « Désolé de ne pas avoir trouvé de Stefania », s’excuse Fuco, tendant à Bruce un sac contenant le mille-pattes et le criquet.

    « Ce n’est pas grave, lui rétorque Bruce. Le fait que vous n’ayez pas trouvé de grenouilles là-haut est un résultat scientifique en soi. » Je distingue malgré tout un sourire malicieux sur son visage. C’est alors qu’il attrape la grenouille marron et la brandit sous nos yeux. Une petite étiquette blanche avec quelques chiffres pend à sa patte. « Ce ne serait pas un... ?! », lâché-je, me souvenant du croquis du Stefania envoyé par Bruce.

    « Je n’en serai pas sûr tant que je n’aurai pas fait d’analyse de l’ADN, répond-il, mais je suis certain à 95 % qu’il s’agit d’une nouvelle espèce de Stefania. » Il nous explique qu’elle est différente de celle qu’il a vue des années auparavant, au sommet du Weiassipu – celle que Fuco, Alex et moi nous sommes ici échinés à chercher –, mais qu’il s’agit presque à coup sûr d’un autre chaînon manquant de l’arbre phylogénétique des Stefania, sur lequel Philippe Kok et lui travaillent depuis de nombreuses années.

    Bruce repose la grenouille et commence à sortir d’autres spécimens des bocaux pour nous les montrer. « C’est curieux de voir la façon dont les choses ont tourné, lâche-t-il. Le fait que je ne soit pas monté au sommet, finalement, s’est avéré un mal pour un bien. J’ai eu le temps d’explorer à fond la forêt de nuages, qu’aucun scientifique n’avait jamais étudiée auparavant. »

    Au total, Bruce est certain d’avoir trouvé six nouvelles espèces inconnues des scientifiques, dont un serpent non venimeux de la famille des Colubridae et un « lézard à lunettes » de la famille des Gymnophthalmidae. 

    Le soir, autour d’un dîner de pâtes et de bouillon, nous abordons un sujet auquel tout le monde pense depuis longtemps, mais dont personne ne souhaite parler. L’état de santé de Bruce s’est détérioré au point qu’il lui est impossible de faire le chemin du retour. La seule option, c’est l’hélicoptère de sauvetage.

    Le lendemain, l’appareil se pose dans la clairière, au pied de la chute du Double Saut. Après une série d’embrassades, Bruce se dirige vers l’hélicoptère. Alors qu’il s’élève au-dessus de la forêt, je le vois regarder par la vitre. Il peut voir le Weiassipu et le Roraima au sud et à l’ouest, dépassant de la forêt de nuages, leurs chutes d’eau jetant des arcs-en-ciel et des diamants dans les rivières loin en contrebas.

    Alors que je m’apprête à préparer mes bagages pour le long voyage du retour, Edward me prend à part. D’une de ses poches intérieures, il sort une petite fiole en plastique contenant un diamant brut de la taille d’un pois. Maintenant que notre expédition est terminée, il espère que je pourrai le lui acheter.

    En tenant la minuscule pierre entre mes doigts, je songe à tous les prospecteurs miséreux, prêts à se tuer à la tâche dans les mines pour extraire ces joyaux du sol, et à tout l’argent qu’ils peuvent rapporter à leurs familles. Je suis stupéfait qu’un si petit caillou puisse menacer quelque chose d’aussi ancien et primordial que le bassin de la Paikwa et les tepuis qui l’entourent. Je pense également au fait que mon vieil ami ne reverra probablement jamais cet endroit – ainsi qu’aux nouvelles espèces qu’il transporte à présent dans un sac étanche bien calé entre ses pieds.

    Si les dieux des tepuis nous ont été favorables, alors peut-être une de ces créatures va-t-elle se révéler si rare et si singulière que le monde entier réalisera enfin ce que Bruce Means a toujours su : les vrais trésors de l’Eldorado ne sont point l’or ni les diamants – mais bien les plantes et les animaux dont ce lieu magique est la demeure. 

    Article publié dans le numéro 271 du magazine National Geographic

    L’auteur Mark Synnott et le photographe Renan Ozturk ont déjà fait équipe pour chercher l’appareil photo perdu par l’alpiniste George Mallory sur l’Everest. Leur article est paru dans le numéro de juillet 2020.

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