Groenland : cap sur les fjords les plus inaccessibles de la planète

Par une journée bruineuse, le chef d’expédition Bernabe Urtubey explore la base du glacier de Sol, dans le détroit Scoresby. Soudain, une gigantesque paroi creuse s’effondre et envoie une violente onde de choc à travers la baie.

De Mike MacEacheran
Publication 28 déc. 2023, 13:17 CET
Les côtes du détroit Scoresby sont souvent longées de glaciers à la dérive dans ses eaux.

Les côtes du détroit Scoresby sont souvent longées de glaciers à la dérive dans ses eaux.

La glace s’abat sur la mer dans un heurt violent. Une avalanche s’ensuit, comme une pluie soudaine de sucre glace. Une vague se brise dans un grondement de bombarde. Nous nous frayons un chemin vers la sécurité d’eaux plus calmes afin d’observer cette commotion à distance. Le glacier gronde de nouveau.

« Bon pour le cinéma, pas pour l’environnement », peste Bernabe Urtubey quand on lui demande ce qu’il pense de ce bloc de glace en plein vêlage. « Les glaciers se décomposent trop vite. C’est un robinet qu’on ne peut pas fermer. » Des doigts, il trace les sillons de la calotte puis passe entre les deux pics qui enserrent un précipice de glace qui se jette vers la mer. « C’est beau mais dangereux et effrayant à la fois. »

Bernabe Urtubey joue les guides à ces latitudes polaires depuis qu’il a quitté la Patagonie argentine – cela fait désormais deux décennies que ce biologiste marin voit la mer déferler et monter ici – et il ne prétend pas que l’est du Groenland soit sans problèmes. Cette partie de l’Arctique, l’un des endroits les plus inaccessibles de la planète, est en première ligne en ce qui concerne la crise climatique, et Bernabe Urtubey est aux premières loges pour témoigner des changements subis par le détroit Scoresby et par son labyrinthe de fjords. La calotte glaciaire du Groenland est plus grande que celle des États-Unis, et pourtant, me confie-t-il, elle fond cent fois plus vite que nos calculs ne l’indiquaient. De plus, les icebergs qui se répandent dans le fjord après avoir été entraînés vers le sud par le courant du Groenland oriental sont plus imprévisibles – et plus monstrueux – que jamais.

 

LAISSER COULER

Rares sont les paysages qui remettent autant à leur place les marins que celui du détroit Scoresby. Connu sous le nom de « Kangertittivaq » par les Inuits et de « Scoresby Sund » par les Danois, ce système de fjords, le plus vaste du monde, est un dédale de bras de mer et d’icebergs d’un bleu étincelant à la fin de l’été et d’un blanc fantomatique les autres saisons. Ce fjord dont les relevés bathymétriques sont peu fiables est fermé à tous les navires du mois de septembre à la mi-juillet, période durant laquelle il gèle. Ainsi, moins de mille visiteurs atteignent ce lieu reculé chaque année. Voilà un ordre des choses qui convient très certainement au paysage : à l’inverse du littoral occidental du Groenland, bien plus animé, il s’agit d’un endroit authentiquement sauvage, préservé dans un état immaculé. On a l’impression qu’on ne pourrait pas être plus loin de tout. Un bon endroit, me dis-je, pour être un iceberg à la dérive.

Le delta de Dombrava, dans le fjord de Hurry, est l’un des nombreux deltas qui composent le labyrinthe de fjords du Groenland.

Bernabe Urtubey m’a initié en douceur aux extrêmes de ce paysage à bord du M/V Sea Spirit, un navire géré par le voyagiste polaire Poseidon Expeditions. Nous avons navigué depuis Reykjavik puis traversé le détroit de Danemark pour arriver ici après plus d’une journée et demi de navigation en eaux agitées. Nous avons commencé par jeter l’ancre à Vikingbukta, la baie des Vikings, jonchée d’icebergs où l’aube et la nature environnante nous ont réservé un accueil chaleureux. Dès notre arrivée, nous nous sommes dirigés vers le pont supérieur du bateau pour nous imprégner de cette symphonie de couleurs automnales et de cette fanfare lumineuse. C’était comme si nous étions en loge avant le lever de rideau un soir de première.

Le lendemain, nous apprenons à apprécier la danse intime entre icebergs, banquise et glaciers. Sur l’eau avec Bernabe, c’est moitié éducation, moitié quiz, et bientôt je sais déterminer l’âge d’un iceberg, et même son tempérament, à partir de sa couleur, ses différentes nuances révélant, semble-t-il, des détails dignes des petites annonces de rencontres amoureuses. Blanc albâtre égale jeune et pétillant, me dit-on. Un bleu saphir est signe de davantage de maturité, mais néanmoins d’appétence pour le voyage. S’il est sombre, l’iceberg peut être impulsif et avoir une appétence pour les flirts dangereux avec les bateaux.

Avec un peu d’imagination, les plus petits détails font des icebergs de tout autres choses. L’un d’eux, tout en remparts, s’élève en clochers et en tourelles aériennes qui rappellent le château d’Édimbourg. Un autre possède une voussure gigantesque et rappelle Marble Arch. Par un jeu de perspectives, certains icebergs lointains semblent aussi imposants que des montagnes. Snowdonia, me dis-je, ou bien le Buachaille Etive Mòr depuis Glencoe, en Écosse. « Vous allez être les premiers à avoir jamais posé le regard sur eux », me dit Bernabe alors qu’il ralentit avec le zodiaque pour nous permettre de voir de plus près la galerie de glace flottante fraîchement ciselée. « Peut-être les derniers. » Voilà un congélateur de la taille d’une région en mode dégivrage, un paysage qui ne semble pas de ce monde.

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    Dans le détroit Scoresby, monter à bord d’un zodiaque est l’une des meilleures façons de s’approcher des icebergs.

    Alors que s’enchaînent les jours, rythmés par les trajets en zodiaque et par les randonnées côtières, je me rends compte qu’une visite sur cette lisière fragile du Groenland implique deux choses incompatibles : admirer une nature exceptionnelle et fouler une terre qui ne reçoit que peu de visiteurs. À l’occasion d’une croisière dans le fjord de Rypefjord, j’observe deux bœufs musqués (Ovibos moschatus) à la chevelure bouffante se rentrer dedans avec la vigueur d’une collision frontale entre deux trains pour gagner le droit de se reproduire. Je traverse une toundra vide et passe à quelques mètres seulement d’un lièvre arctique (Lepus arcticus), mais mon passage l’affole et il détale avec ses petits. Alors que nous parcourons une plage de Sydkap, assaillie de diamants de glace arrivant à toute vitesse, le silence est rompu par le trille d’un goéland bourgmestre (Larus hyperboreus). « Que faites-vous là ? » semble demander son chant.

    Ce monde presque secret se dévoile à l’occasion d’autres expériences. À Harefjord, un ours polaire fantomatique que je ne parviens pas à distinguer clairement poursuit un phoque dans la mer de glace. Le lendemain, je manque de marcher sur un lemming à collerette (Dicrostonyx groenlandicus) alors que je fouille du regard un paysage composé de saules herbacés et camarines noires. À l’occasion d’une virée en bateau à l’ombre d’icebergs aussi gros que des bâtiments de guerre, des mouettes tridactyles (Rissa tridactyla) plongent dans les eaux de surface pour pêcher du poisson. En de nombreux endroits, la faune s’est habituée à notre présence et est souvent ambivalente à notre égard. À Scoresby, chaque créature, de la bernache nonnette (Branta leucopsis) au traquet motteux (Oenanthe oenanthe), tend l’oreille comme si elle brûlait d’entendre des nouvelles du monde extérieur.

    Pour Sergey Shirokiy, co-guide de l’expédition, muni à terre d’un fusil à verrou et d’un pistolet de détresse dans un holster en cas de rencontre avec un ours polaire, la faune indigène est loin d’être aussi abondante qu’elle ne pourrait l’être ou qu’elle ne l’a autrefois été. L’arme à feu me rend quelque peu nerveux, mais je n’ai pas de réel besoin de l’être. Ce que je sais des traditions de chasse des communautés groenlandaises me laisse entrevoir la difficile réalité des animaux de la région, y compris des plus grands carnivores terrestres du monde. Selon certaines estimations, il ne resterait plus que quelques milliers d’ours polaires au Groenland, et des centaines seraient encore mis à mort puis dépecés chaque année pour leur viande et pour leur fourrure. 

    Ittoqqortoormiit est le seul village d’Øfjord. On y dénombre 350 habitants.

    À Ittoqqortoormiit (seul village du fjord, population : 350 habitants), les habitants font plein usage de leur quota annuel de trente-cinq ours ; la saison de chasse court du 1er octobre à la fin du mois de juillet. Les populations de loups et de renards ont, elles aussi, été durement frappées par des siècles de commerce de la fourrure. Ce vide reflète les réalités quotidiennes de la vie dans un fjord où il faudrait traverser 800 km de terres vierges pour trouver le voisin le plus proche.

    « Vos sens s’affûtent à terre ici, mais en ce qui concerne les choses qui peuvent vous mordre, vous prendre en chasse ou vous tuer, le Groenland n’est en rien semblable à d’autres endroits de l’Arctique », explique Sergey, un matin, alors que nous grimpons vers un point de vue surplombant Øjfjord. « Renards, loups et ours polaires se font rares. Les baleines, les orques et les narvals aussi. Scoresby, c’est des paysages d’une ampleur que vous n’avez probablement jamais vue auparavant. »

    La contrepartie, pour pouvoir admirer des merveilles aussi exceptionnelles, est une expérience visiteur de plus en plus régulée, et c’est heureux. Dans une tentative de créer une barrière de protection autour de la faune, de nouvelles restrictions concernant les lieux de débarquement ont été mises en place par le gouvernement groenlandais en juin 2023, et les distances que les organisateurs d’expéditions peuvent couvrir sont désormais restreintes par une limitation de vitesse de trois nœuds (la vitesse de croisière moyenne d’un navire de l’Arctique est de 10,5 nœuds environ). Une autre concession faite à l’environnement par le gouvernement est que la moitié du détroit Scoresby est désormais interdite d’accès. S’il n’a aucun animal en trop, le fjord n’en est pas moins le symbole d’un monde fragile si rarement observé, et le décor suffit à lui seul à me stupéfier.

    On peut apercevoir des bœufs musqués paissant sur les collines couvertes de saules et de bouleaux nains sur le littoral oriental du détroit Scoresby.

     

    IL EN FAUT PEU POUR ÊTRE HEUREUX

    Quelques jours plus tard, nous amarrons à Ittoqqortoormiit et il est presque décevant de voir d’autres personnes. Il y a une église à croisées d’ogives qui ressemble à un drakkar renversé ; une école et un terrain de football synthétique ; un supermarché où les armes à feu proposées à la vente pendent au-dessus du casier à viande congelée ; et des maisons aux couleurs vives avec des cordes à linges où sont accrochés des vêtements qui sèchent au soleil. À l’une d’elles est suspendue une peau de bœuf musqué. Une autre est alourdie par une fourrure d’ours polaire accrochée à côté de sous-vêtements qui claquent au vent.

    Près de la jetée du village, j’aperçois un chasseur en train de nourrir une meute de huskies fébriles dont chaque membre, bien qu’attaché au sol, est assez résolu pour sauter de manière acrobatique dans les airs. Il y a presque autant de chiens à Ittoqqortoormiit que de motoneiges. Ceux-ci aident à ramener les carcasses d’animaux en tirant des traîneaux en bois usés et permettent à la communauté de se nourrir en attendant qu’arrive par bateau la cargaison semestrielle de nourriture. Je demande combien valent ces chiens. « Nous ne pourrions pas survivre sans eux », me répond un vieil Inuit en jetant des restes de viande contenus dans un seau à un chien. Un cri descend. Pour ne rien enlever au brouhaha, un corbeau croasse depuis un toit, on l’imagine en train de planifier un raid éclair.

    Dans le petit village groenlandais d’Ittoqqortoormiit, il y a presque autant de chiens que de motoneiges.

    Pour voler un dernier moment de quiétude, je monte jusqu’au cimetière d’Ittoqqortoormiit, où des croix blanches forment un bouquet de fleurs sauvages et semblent réticentes à se tenir d’équerre ; la toundra en a poussé tant hors du sol durci que la plupart prennent le pli de l’air marin. C’est une journée claire, le détroit Scoresby scintille de nuances d’étain, et je contemple la baie d’icebergs et les montagnes lointaines avant de m’asseoir sur la toundra pour réfléchir, c’est la parfaite apothéose.

    Je suis seul jusqu’à ce que résonne appel signalant qu’il est temps de retourner au bateau. Nous allons rejoindre la mer et faire cap sur l’Islande. En milieu d’après-midi, notre navire, dernier arrivé de cette brève saison polaire, quitte Scoresby. Au lever du soleil, l’est du Groenland est derrière nous, étincelant sous un ciel de feu, consumé par une glace infinie et par le silence profond de l’Arctique.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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