Chez les membres de l’ethnie Bai, on se parle en chansons

Que ce soit pour vénérer des dieux ou pour transporter des galettes de thé, les membres de la minorité ethnique chinoise Bai « ne peuvent exprimer leurs pensées qu’en chantant ».

De Paul Salopek
Publication 4 avr. 2022, 16:53 CEST
temple in rock wall

Situé dans la province du Yunnan, le temple Baoxiang accueille chaque année un festival de chants, dont l’objectif est de perpétuer la culture complexe du chant de l’ethnie Bai.

PHOTOGRAPHIE DE Paul Salopek

Pour son projet Out of Eden, le journaliste et explorateur National Geographic Paul Salopek narre son odyssée de 40 000 kilomètres sur les pas des ancêtres de l’Humain. Il nous envoie ce reportage depuis la province chinoise du Yunnan.

Je vous présente Li Gen Fan, alias le « King ».

La cinquantaine, le visage rougi par le soleil subtropical et les épaules bien carrées, Li est l’un des chefs de la minorité ethnique Bai, qui vit dans les montagnes tapissées de vert de la province du Yunnan. Cet homme chaleureux à la voix douce est réservé, voire timide. Jusqu’à ce qu’il se mette à chanter.

« Celle-ci est intitulée "Tu es mon cœur, tu es mon foie" », déclare Li. Dans la culture Bai, l’amour naît aussi dans le foie, organe vital au même titre que le cœur.

Li Gen Fan, « maître-chanteur » du village de Shilong et l’ un des chefs de la communauté Bai, fait tout son possible pour éviter que le vaste et expressif répertoire de chants de son ethnie ne tombe dans l’oubli.

PHOTOGRAPHIE DE Paul Salopek

Debout, les bras le long du corps, Li se concentre avant de prendre une profonde inspiration. Une mélodie d’ardeur masculine jaillit alors de sa bouche ; elle est si puissante et intense que même ceux qui ne comprennent pas le chant en langue Bai ne peuvent rester indifférents. Pour donner une meilleure idée de ce à quoi ressemblent véritablement les chants de l’ethnie, Li passe soudain d’un rôle du répertoire à un autre. D’abord douce, sa voix devient aiguë, tremblante et faussement timide pour exprimer un refus féminin : « Je ne suis pas intéressée. Je ne t’aime pas, mais je vais quand même chanter pour toi ».

« Lorsque nous sommes trop embarrassés pour dire quelque chose, nous le chantons aux autres, ajoute-t-il. Nous sommes des introvertis. Nous ne pouvons exprimer nos pensées qu’en chantant ».

Les ruelles étroites des villages Bai, comme ici à Jianchuan, ont été construites pour laisser passer autrefois les caravanes de marchands.

PHOTOGRAPHIE DE Paul Salopek

Le répertoire des Bai est donc vaste, complexe et encyclopédique. Leur musique folklorique traite de la moindre forme d’activité humaine.

Chaque année en juillet, après la récolte du riz, le temple bouddhiste niché dans les collines boisées qui jouxtent le village accueille le festival de chants Shibaoshan Gehui. Des concours de chants antiphonaires opposant les hommes aux femmes sont notamment organisés. Ceux-si s’apparentent à d’amusants duos de questions-réponses chargés de sous-entendus coquins, ou bien plus explicites. Autrefois, le festival était l’occasion de faire des rencontres.

Au-delà du flirt, les chants Bai vénèrent également les dieux de la région polythéiste de l’ethnie, appelée benzhuisme. (Chaque village possède ses propres divinités, qui intègrent des éléments du bouddhisme, du taoïsme, du confucianisme et de l’animisme.) Certains chants commémorent des événements historiques survenus il y a bien longtemps. Il existe aussi des chants funèbres et d’autres pour se donner du courage au travail.

« Nous chantons en faisant de nombreuses tâches différentes », souligne Li.

Le voilà qui se met alors à chanter à tue-tête un impressionnant répertoire de chants pour le travail. Il y en a un pour le binage des terres ; un pour le transport des galettes de thé séché, que l’on chante faiblement à cause de l’effort physique ; ou encore un pour la pêche, qui donne la cadence pour ramer.

Il existe même une chanson pour réclamer le silence.

« C’est ce que nous chantons quand nous sommes en colère », indique Li avant de donner de la voix. Sa conclusion est plutôt brusque :

« Tu n’écoutes pas ce que je dis ! »

« Je ne veux plus te parler ! »

Vêtue d’une tenue traditionnelle, Yang Shao Xian, une agricultrice Bai, répète une pléthore de chants.

PHOTOGRAPHIE DE Paul Salopek

C’est le film Les Cinq Fleurs d’or qui a fait découvrir à toute la Chine la tradition chorale des Bai. Vantant les vertus du véritable amour et de la construction socialiste, cette comédie musicale de 1959 présente un univers Bai idéalisé où le chant, la danse et les vêtements traditionnels autochtones colorés sont omniprésents. Le film a contribué à transformer le cœur du territoire de l’ethnie, une sublime étendue du Yunnan où vivent près de deux millions de Bai, ponctuée d’un grand lac, de montagnes qui chatouillent les nuages et de villages aux ruelles pavées, en l’une des principales attractions touristiques du pays. Avant la pandémie de COVID-19 qui a mis à mal le secteur du tourisme, des millions de visiteurs chinois et internationaux se rendaient dans la région et assistaient à des performances musicales Bai. Désormais, le festival Shibaoshan Gehui dispose d’un plateau de tournage et d’amplificateurs, attire des chanteurs de variété et décerne des récompenses financières aux gagnants des concours.

« Tout a changé, c’est devenu plus commercial », reconnaît Li. Lui et son épouse, une « maîtresse-chanteuse » de son village, sont des ambassadeurs de la culture Bai. « Nous essayons encore de préserver nos chants. C’est loin d’être évident aujourd’hui, car nos jeunes partent s’installer en ville, et ils préfèrent la musique pop et les jeux vidéo ».

À Qing’Anli, un village Bai voisin, Yang Shao Xian, une agricultrice d’âge mûr, essaie aussi de contribuer à la préservation de cette culture.

Lorsque des touristes débarquent dans la ferme d’un voisin, Yang enfile rapidement sa tenue Bai traditionnelle colorée, son chapeau blanc qui symbolise les nuages, saisit son luth à trois cordes, appelé sanxian, et entame un solo impromptu. Il lui arrive d’oublier les paroles, alors elle reprend depuis le début, encore et encore.

« Je recommence », souffle Yang. Elle vérifie la position de ses doigts sur les cordes sans accorder d’importance aux commentaires élogieux. « C’est important », dit-elle.

La National Geographic Society, engagée à faire connaître et à protéger les merveilles de notre monde, finance l’explorateur Paul Salopek et le projet Out of Eden depuis 2013. Pour découvrir le projet, cliquez ici.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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