Nouveau-Mexique : l'écrin sauvage de l'ouest américain

Un voyage dans la zone de nature sauvage de la Gila, au Nouveau-Mexique, soulève des questions complexes sur ce qu'est un site vraiment sauvage.

De Peter Gwin
Photographies de Katie Orlinksy
Publication 1 juin 2023, 17:46 CEST
La « zone de nature sauvage » de la Gila était autrefois une terre habitée par ...

La « zone de nature sauvage » de la Gila était autrefois une terre habitée par les Apaches. En 1924, le Service des forêts des États-Unis en a fait la première wilderness area du monde, où il est possible de se rendre à condition de ne pas laisser de trace.

PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinsky

Nous avions installé notre campement dans un bosquet de pins ponderosas et avions allumé un feu avec du bois mort. Les chevaux étaient attachés pour la nuit, le dîner avalé, et nous étions assis sur nos tapis de selle, la tête rentrée dans les épaules pour lutter contre le froid de novembre, en attendant que le café chauffe.

Joe, un guide apache et, comme ses ancêtres, un familier de ce pays, a commencé à nous raconter l’histoire d’un loup, tué non loin d’ici. Il parlait lentement, pesant chaque mot, quand le hurlement d’un loup déchira la nuit, comme provoqué par son récit. Ce cri nous surprit d’autant plus que, depuis quelques jours, nous n’avions presque rien entendu. À mesure que nous nous enfoncions dans le paysage, on aurait dit que les forêts et les canyons engloutissaient presque tous les sons, réduisant notre monde à la rivière, au vent, aux chevaux et à nos voix. 

Nous avons levé les yeux, tentant d’apercevoir l’animal sur la ligne de crête. Mais nous ne distinguions que les arbres se profilant sur un pâle faisceau d’étoiles. Nous avons attendu que le loup hurle à nouveau, ou qu’un congénère lui réponde. Mais tout est resté silencieux.

L’histoire que racontait Joe s’est passée en 1909. Un jeune garde forestier effectuait un travail de reconnaissance des terres dans le sud-ouest du Territoire du Nouveau-Mexique, non loin de là où nous campions. Alors qu’il déjeunait avec quelques-uns de ses hommes, ils aperçurent une louve et ses petits dans le canyon, saisirent leurs fusils et les abattirent. Les loups étaient alors considérés comme de la vermine, la terreur du bétail, des wapitis et des cerfs ; on pensait que leur élimination, comme celle de tous les prédateurs, créerait un meilleur environnement.

Vers la fin de sa vie, le forestier écrivit : « Nous rejoignîmes la vieille louve à temps pour voir une farouche lueur verte s’éteindre dans ses yeux... J’étais jeune, à l’époque, et j’avais la gâchette facile ; je pensais que moins de loups signifiait plus de cerfs et que la disparition des loups signifierait le paradis pour les chasseurs. Mais, après avoir vu cette lueur verte s’évanouir, je sentis que ni le loup ni la montagne n’étaient d’accord avec cette vision des choses. »

Il est possible de faire remonter la création de la Gila Wilderness, la « zone de nature sauvage de la Gila », à la mort de cette louve. Le jeune homme s’appelait Aldo Leopold. Il faisait partie d’un groupe pionnier de forestiers qui cherchaient à utiliser les dernières connaissances scientifiques pour gérer les millions d’hectares de terres fédérales.

Guide de randonnée, Joe Saenz conduit un cheval chargé de provisions pour une excursion de dix jours à la découverte des sources de la rivière Gila. Il descend d’une tribu d’Apaches Chiricahuas, qui passait plusieurs mois dans ces canyons chaque année.

PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinsky

Sa rencontre avec la louve et d’autres observations l’amenèrent à appeler à la création d’une nouvelle catégorie de terres publiques, en 1922. Le gouvernement n’en reconnaissait alors que deux types : les parcs nationaux, qui devaient être préservés pour un usage récréatif et pouvaient être améliorés par la réalisation de routes, de gîtes et d’autres équipements ; et les forêts nationales, qui devaient être gérées pour leurs ressources, notamment le bois, les minerais, les pâturages et le gibier. Selon Aldo Leopold, il devait aussi exister des lieux préservés de toute trace d’intervention humaine. Au centre de l’immense forêt nationale de la Gila, il identifia une aire de 3 100 km2, qui incluait les sources de la rivière éponyme et, en 1924, le Service des forêts des États-Unis (USFS) en fit la première « zone de nature sauvage » (wilderness area) du monde.

J’ai découvert ce sanctuaire un été, quand j’étais enfant, alors que je séjournais chez mes grands-parents dans le Colorado. On avait appris qu’un condamné s’était évadé de prison. Un éleveur voisin supposa que l’homme se dirigerait vers la zone de la Gila. « C’est la terre des Apaches, là où est né Geronimo », m’a-t-il dit. Il la décrivait comme une région rude, un dédale sans fin de chaînes de montagnes et de canyons, où vivaient des pumas monstrueux. « S’il est dans la Gila, ils ne le trouveront jamais. »

Il n’est pas évident de définir le concept de wilderness, qui peut désigner presque n’importe quel environnement : forêt, marais, toundra gelée, océan. Il est souvent synonyme de terre stérile, notamment pour les déserts, mais peut aussi bien faire référence à une forêt débordante de vie. Aldo Leopold en a proposé, lui, sa propre définition : « J’entends par là une étendue continue de terre préservée dans son état naturel, ouverte à la chasse et à la pêche légales, assez vaste pour permettre un voyage de deux semaines avec un sac à dos et encore exempte de routes, de sentiers aménagés, de chalets ou d’autres ouvrages de l’homme. »

Quand la Covid-19 a balayé la planète, en 2020, j’ai beaucoup pensé à la nature sauvage, alors que nous étions tous devenus prisonniers de nos villes. Je me suis souvenu du détenu en fuite. Avait-il réussi à atteindre la Gila ? Avait-il été dévoré par un puma ? Avait-il survécu ?

C’est ainsi que j’en suis arrivé à contacter Joe Saenz, qui organise des excursions au cœur de la Gila. Je lui ai expliqué vouloir revoir cet endroit qui m’avait captivé, enfant, et qui avait donné naissance à la vision moderne de la wilderness. La saison était déjà bien avancée, m’a-t-il répondu, mais nous pourrions faire un dernier voyage à la mi-novembre, avant que les neiges recouvrent les cols de la montagne.

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    Longue de 1044 km, la Gila prend sa source dans le sud-ouest du Nouveau-Mexique et s’écoule jusqu’à Yuma, en Arizona. En 1922, lors de la création
    de la première « zone de nature sauvage », Aldo Leopold a souhaité y inclure le cours supérieur de la rivière pour le protéger de la construction de barrages.

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinsky

    Le trafic aérien étant pratiquement à l’arrêt, j’ai parcouru en voiture les 3 400 km qui séparent mon domicile à Washington du Nouveau-Mexique. L’itinéraire m’a rappelé à quel point l’homme transforme les paysages. J’ai traversé des kilomètres de terres labourées, longé des éoliennes, vu les flammes de torchères et des bâtiments d’élevage si vastes que je pouvais les sentir bien avant de les voir. Aux Grandes Plaines a succédé le désert de Chihuahua, lequel a cédé la place aux montagnes de la Black Range. C’est là que j’ai quitté l’autoroute pour rejoindre la route sinueuse menant à la zone de nature sauvage de la Gila. 

    J’ai rencontré Joe à l’aube, alors qu’il sellait ses chevaux à la lisière sud de la zone. Il portait des boucles d’oreilles turquoise et un chapeau de cow-boy noir avec une plume d’aigle. Seules ses mains parcheminées et les mèches argentées parsemant ses cheveux étroitement tressés indiquaient qu’il avait plus de 60 ans.

    Avec deux collègues de National Geographic, nous avions prévu de partir dix jours et de parcourir environ 110 km, en explorant les principales fourches de la rivière Gila. Joe nous avait dit que les chevaux ne pouvaient pas porter beaucoup de poids sur ce terrain escarpé et qu’il fallait n’emporter que l’essentiel. Nous dormirions sur nos tapis de selle, à la belle étoile, et il serait possible de tendre une bâche en cas de neige ou de pluie. Il avait emporté de la nourriture, une scie, une trousse de secours et un fusil.

    Une fois les chevaux sellés et le matériel rangé, Joe a demandé s’il pouvait faire une bénédiction apache. Il a étalé du pollen de massette à feuilles larges sur notre front, nos épaules, nos mains, nos genoux et nos pieds, puis il en a dispersé en direction des quatre points cardinaux, en psalmodiant quelques mots en langue apache. « Je demande à traverser la terre sans danger », nous a-t-il expliqué, avant de quitter le corral à cheval et de suivre le sentier. 

    Nous cheminions depuis moins de dix minutes quand nous sommes arrivés devant le Gila Cliff Dwellings National Monument et son dédale de cavernes garnies de murs de pierres. Un gardien m’avait déjà signalé que des hommes avaient vécu là pendant des milliers d’années. Des céramiques, des outils en pierre et des caches de nourriture ont été trouvées dans les grottes près de la rivière Gila, mais celles-ci, surplombant un canyon étroit, sont les plus grandes et les mieux fortifiées. Elles étaient encore habitées à la fin du XIIIe siècle par la culture Mogollon, avant sa disparition un siècle plus tard.

    C’est à un peu plus de 1 km de ce site qu’un panneau annonce la Gila Wilderness. Au-delà de cette limite, l’USFS interdit les véhicules mécanisés, les bicyclettes et les chariots, mais autorise la chasse et la pêche. Ce matin-là, sur le chemin qui franchit à plusieurs reprises la rivière, le soleil d’automne filtrait à travers les arbres et scintillait sur l’eau vive. Après quelques kilomètres, nous n’avons plus vu personne.

    Tout en avançant, j’ai dit à Joe qu’il semblait paradoxal que le gouvernement élève un site au rang de modèle de nature sauvage là où des hommes ont vécu pendant des milliers d’années. Il m’a répondu en riant : « La Gila est pleine de contradictions de ce genre. »

    Joe Saenz est d’ailleurs irrité par le fait que le Service des parcs nationaux (NPS) accorde tant d’attention aux anciennes cultures. Selon lui, les Mogollons n’ont fait que passer, alors que ceux qui ont appris à connaître cette terre – et qui y sont encore attachés –, ce sont les Apaches. Il est convaincu que ceux-ci étaient là depuis bien plus longtemps que les quelque six cents ans reconnus par les spécialistes. L’une des raisons pour lesquelles il organise ces randonnées, m’a-t-il confié, est d’aider les étrangers à voir la Gila à travers les yeux de son peuple. Dans la langue apache, il n’existe pas de mot spécifique pour désigner la wilderness, mais seulement un mot pour désigner la terre : benah. L’idée que les humains sont en quelque sorte séparés de la nature n’a pas de sens pour un peuple qui considère les animaux comme des proches.

    Le visage de Laney Lopez, 11 ans, est maculé du sang du premier wapiti qu’elle a tué et que son père a badigeonné sur ses joues. La partie de chasse, organisée juste à l’extérieur de la zone de nature sauvage, fait partie d’un programme pour inciter les jeunes à pratiquer ce sport.

     

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinksy

    Notre itinéraire devait essentiellement suivre d’anciens sentiers apaches et nous permettre de visiter ce qui, selon Joe, est le « bastion du nord ». Si les colons n’ont pas transformé cette région en fermes et en mines, c’est en partie parce que les Apaches l’ont farouchement défendue. « Si elle est encore sauvage aujourd’hui, c’est grâce à eux », m’a-t-il affirmé. 

    Je lui ai alors demandé si Geronimo était bien né ici. « Dans un canyon, juste là », m’a-t-il répondu en indiquant les montagnes à l’est. Geronimo demeure un personnage controversé pour certains Apaches, poursuit-il. Malgré sa renommée de guerrier, il s’est rendu et a conduit ses partisans en captivité. Ils finirent leurs jours loin de cette terre, à Fort Sill, en Oklahoma. Joe nous a raconté que sa propre famille fit partie d’un groupe qui avait refusé de se rendre et s’était dispersé au-delà de la frontière mexicaine, dans la sierra Madre, le « bastion du sud ».

    L’ endroit était spectaculaire, sculpté par un supervolcan, il y a 40 millions d’années. Mais, au fil des jours, nous commencions à comprendre qu’il ne se dévoilerait pas facilement. Nous avons longé des canyons hérissés de cactus. Puis descendu des sentiers si raides que j’ai dû m’allonger sur la croupe de mon cheval pendant qu’il se frayait un chemin jusqu’à la rivière. Là, nous avons pénétré dans un monde caché de parois rocheuses ocres, de bassins profonds et clairs et de rapides tumultueux. Nous avons suivi paresseusement la rivière. Chaque méandre révélait un nouvel ensemble de cheminées de fées – des pitons rocheux érodés par les éléments – aux formes majestueuses. J’y ai vu des sphinx, des flèches, des gargouilles et des minarets. Et quand Joe nous a expliqué que les familles enterraient leurs morts dans les falaises, les cheminées de fées se sont mises à ressembler à des visages d’Apaches solennels, nous observant d’en haut.

    Pendant la chevauchée, il nous a aussi raconté comment les Apaches ont vécu là, comment ils se déplaçaient en bandes pour chasser du gibier et récolter des plantes sauvages, comment ils cachaient des provisions dans les grottes en cas d’urgence. Il nous a montré des plantes comestibles : figuiers de Barbarie, yuccas bananes, fougères et framboises sauvages. Et parlé aussi de l’agave, servie lors des cérémonies célébrant la puberté des jeunes filles ; de l’armoise, pouvant être infusée pour faire une tisane curative ; et des baies de sumac, renfermant une huile utilisée pour conserver le gibier. 

    Mais la terre recelait aussi des vestiges d’une histoire plus récente. Nous y avons trouvé des enchevêtrements de fils barbelés, une scie, les isolateurs en céramique d’un réseau téléphonique de lutte contre les incendies et la carcasse rouillée d’une citerne métallique qui, selon Joe, avait été installée pour fournir de l’eau aux wapitis. Il nous a expliqué que, après l’extinction de la sous-espèce indigène de wapiti du fait de la chasse, des wapitis des montagnes Rocheuses avaient été introduits dans la région. Pour les aider à s’accommoder d’un environnement aussi sec, des citernes de récupération des eaux de pluie avaient été installées. Mais, aujourd’hui, la plupart ne fonctionnent plus.

    Il était étrange de trouver de tels objets dans une terre censée être « encore exempte de routes [...] ou d’autres ouvrages de l’homme ». J’avais toujours pensé, ai-je dit à Joe, que la notion de « nature sauvage » signifiait qu’on traçait une ligne autour d’une zone et qu’on n’y touchait pas. Non, m’a-t-il répondu, l’UFPS essaie constamment de maîtriser la terre et ses créatures. Et le gouvernement n’est pas le seul à avoir des opinions bien arrêtées sur la notion de wilderness : chasseurs, éleveurs, randonneurs, défenseurs de l’environnement et même des gens qui n’ont jamais mis les pieds dans la région, tous ont leur propre idée sur ce qui a ou non sa place dans la Gila. 

    Joe nous a ensuite expliqué comment les truites arc-en-ciel et fario ont été introduites dans la rivière pour satisfaire les pêcheurs, alors que, depuis cinquante ans, les biologistes essaient de les tuer au nom de la sauvegarde de l’espèce indigène de la Gila (Oncorhynchus gilae).

    Par conséquent, si l’idée que se fait le gouvernement du concept de wilderness est de remettre la terre dans l’état où elle se trouvait auparavant, pourquoi ne pas remettre les Apaches à leur place, se demandait Joe ? Pourquoi ne pas les laisser – eux dont la culture est fondée sur la vie en harmonie avec la nature – participer à la gestion de cette terre ? 

    Le dernier matin de notre séjour, nous nous sommes réveillés couverts de neige. Nous n’avions plus de nourriture ni de café, et nos vêtements étaient sales, imprégnés de sueur et de fumée de feu de camp, mais Joe tenait à ce que nous voyions un dernier site, le « Grand Canyon de la Gila ». Après deux heures d’une chevauchée difficile, nous avons atteint un à-pic surplombant un large canyon, face à un mur de cheminées de fées. Tout en bas, les ombres des nuages glissaient sur le fond de la vallée. Nous sommes restés assis là en silence un long moment. Depuis notre promontoire, la nature sauvage semblait s’étendre à l’infini.

    Depuis, je suis retourné plusieurs fois dans la zone de nature sauvage de la Gila. Je voulais en explorer encore les paysages envoûtants, mais aussi savoir ce que signifiait vraiment ici la notion de wilderness. J’ai souvent loué un logement à Gila Hot Springs, une toute petite communauté presque entièrement entourée par la zone de nature sauvage. C’est un bric-à-brac de cabanes en bois, de constructions en adobe ou de bâtiments préfabriqués et de caravanes. Ses habitants forment un mélange éclectique : biologistes et guides de randonnée, anciens hippies et éleveurs, vétérans de l’armée et végans purs et durs. Tous, à leur façon, sont dévoués à cette terre et ont été désireux de me la montrer.

    L’un d’eux, Zack Crockett, m’a ainsi conduit à cheval jusqu’à des ruines isolées. J’ai cherché des chouettes tachetées et inspecté des barrages de castors avec sa femme, Jamie. Becky Campbell, elle, m’a laissé l’accompagner alors qu’elle chargeait ses chevaux de matériel et de provisions pour la dernière chasse au wapiti de la saison. Et Dean Bruemmer m’a montré les endroits où l’eau brûlante (donnant son nom à Gila Hot Springs) suinte des rochers.

    Éleveuse proposant matériel et assistance aux randonneurs, Becky Campbell vit dans la maison que,son père a construite à la limite de la zone de nature sauvage de la Gila. Elle a appris à appeler les wapitis et à suivre à la trace les pumas.

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinksy

    Quand je leur ai demandé quelle était leur définition de la wilderness, ils ont en général éludé la question en décrivant ce qu’ils considéraient comme des menaces pesant sur elle. Certains craignaient que les chasseurs ne la détruisent ; d’autres, que l’interdiction des chasseurs lui porte préjudice. Ils s’inquiétaient des incendies de forêt, des inondations et de la diminution du manteau neigeux. Ils m’ont aussi parlé des destructions causées par le bétail laissé en liberté, des armées intrusives de grenouilles taureaux et des nombreuses plantes invasives, dont les tamaris d’été venus d’Asie.

    J’y ai fait également de longues promenades solitaires. J’y ai observé des écureuils d’Abert, des pécaris à collier et un jeune ours noir qui engloutissait des baies de genévrier. Je dormais sous la véranda pour écouter les bruits de la nuit et me réveillais souvent avec des cerfs croquant des pommes sauvages à quelques mètres de moi. Un matin, un cri rauque m’a tiré du sommeil: celui d’une femelle puma en chaleur. J’ai arrêté de dormir sous la véranda. Depuis que l’éleveur m’avait parlé des énormes pumas de la Gila, ils avaient hanté mon imagination, comme si ces créatures étaient l’incarnation indomptable de la nature sauvage. J’avais lu que ces félins pouvaient faire des bonds de 4,5 m de haut et rompre le cou de leur proie d’un seul coup de dents.

    Quand j’ai entendu parler d’un agent de protection de la nature à la retraite qui se trouvait à Gila Hot Springs pour les traquer, j’ai cherché à le rencontrer. Nick Smith n’était pas là pour tuer des pumas. Il avait été engagé par le département de la pêche et de la chasse du Nouveau- Mexique pour équiper plusieurs animaux de colliers émetteurs. Je lui ai parlé de mon obsession et il a accepté que je me joigne à lui. Chaque matin, il sellait deux mules – plus calmes que les chevaux, selon lui – et nous suivions ses chiens dans la nature. Pendant trois jours, nous avons vu des empreintes de puma et examiné des excréments contenant des os et de la fourrure, mais nous n’avons vu aucun félin. Ils ne sont pas loin, probablement en train de nous observer, me disait Nick. Mais ils restaient invisibles.

    De retour dans la cabane, j’ai demandé à Nick où en était l’étude sur les pumas. Il n’en avait pas encore capturé un seul cette saison, mais, quand il en attraperait un, il noterait le sexe, l’âge, la taille et l’état de santé de l’animal. Le collier émetteur révélerait les limites de son territoire. Toutes ces données sont essentielles pour les équations que les biologistes de l’État sont sans cesse en train d’affiner. Trop de pumas serait néfaste pour la population de mouflons canadiens. Et pas assez nuirait à l’équilibre entre les prédateurs et les proies, mais aussi aux chasseurs, qui rémunèrent les pourvoyeurs locaux [ndlr : des organisateurs de séjours de chasse et de pêche], lesquels, à leur tour, font vivre des économies rurales fragiles.

    Sur le papier, tenter de maintenir une population de pumas en bonne santé est un objectif louable, mais quelque chose me chagrine dans l’idée de « gérer » ces créatures. C’est comme si on manipulait la nature, en choisissant des gagnants et des perdants. Cela m’a rappelé ce que Joe m’a dit sur la nécessité d’éliminer certaines truites pour en sauver d’autres. J’ai donc contacté David Propst, un des biologistes qui a supervisé le programme de préservation de la truite de la Gila.

    Restaurer la nature sauvage est problématique, m’a-t-il dit. « Comme la nature évolue sans cesse, on choisit arbitrairement un moment écologique pour opérer la restauration. » Et l’extraordinaire capacité de l’homme à modifier un écosystème complique les choses. S’il n’avait pas dégradé l’habitat du poisson par l’exploitation forestière et le surpâturage et s’il n’avait pas introduit des truites fario et arc-en-ciel dans la rivière, la truite de la Gila aurait probablement continué à prospérer. Aujourd’hui, sans l’intervention humaine, ce poisson – dont la lignée remonte à plus d’un million d’années – disparaîtrait à jamais. La truite de la Gila descend du saumon du Pacifique, qui a réussi on ne sait comment à se frayer un chemin depuis le golfe de Californie jusqu’à ces montagnes. Elle possède une combinaison unique de gènes qui lui a permis de survivre aux incendies, aux sécheresses et aux inondations. Pour David Propst, « elle fait partie de notre patrimoine naturel ».

    Jill Wick, biologiste au département de la chasse et de la pêche du Nouveau-Mexique, inspecte un cours d’eau où ont été réintroduites de jeunes truites de la Gila. Leur population a décliné notamment du fait de l’introduction de truites non indigènes pour stimuler la pêche.

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinksy

    Quelques mois plus tard, je marche sur une ligne de crête avec Nic Riso, biologiste au département de la pêche et de la chasse du Nouveau-Mexique. Dans son sac à dos, il transporte deux louveteaux. Un incendie a éliminé les jeunes arbres et les broussailles, ne laissant que les plus grands pins ponderosas. En cette fin avril, des pousses vertes émergent du sol couvert de cendres.

    Nic Riso fait partie d’une équipe d’agents fédéraux, d’État et locaux, qui a entrepris l’un des plus ambitieux projets de restauration écologique dans le sud-ouest des États-Unis : la réintroduction des créatures que le jeune Aldo Leopold avait été chargé d’exterminer. 

    Le matin même, avant l’aube, j’avais rencontré Susan Dicks, vétérinaire au Service de la pêche et de la vie sauvage des États-Unis (USFWS), près de Socorro, au Nouveau-Mexique. Avec un collègue, elle était entrée dans un enclos où se trouvaient un loup du Mexique, une femelle et une portée de petits âgés d’une semaine.

    Quand la femelle s’était précipitée hors de la tanière, Susan y avait prélevé deux petits, deux boules de poils brun foncé de la taille du poing. Leurs yeux ne s’ouvriraient pas avant une semaine, et ils avaient couiné doucement pendant qu’elle les pesait, les auscultait, et cherchait d’éventuelles malformations congénitales.

    Malheureusement, même après la prise de conscience d’Aldo Leopold de l’importance des loups, on n’avait pas cessé de les tuer. Dans les années 1970, le loup du Mexique, sous-espèce du loup gris, avait disparu des espaces sauvages aux États-Unis. En 1977, dans le cadre d’un accord entre les États-Unis et le Mexique, l’USFW avait chargé un trappeur texan de capturer dans la sierra Madre des loups susceptible d’être utilisés pour un programme de reproduction. Il en a rapporté cinq, qui ont été présentés à deux de leurs congénères élevés en captivité. Ces petits sont les 2 709e et 2 710e loups descendant de ces sept premiers canidés.

    Les louveteaux ont été placés dans une cage et nous avons roulé durant cinq heures jusqu’à la limite de la zone de nature sauvage de la Gila. Là, nous avons rencontré une autre équipe, qui avait localisé un couple reproducteur de loups sauvages, dont la portée était âgée de 10 jours. L’idée était d’ajouter ces deux petits élevés en captivité à celle-ci. Ce processus difficile et quelque peu risqué est nécessaire pour qu’ils puissent apprendre à survivre dans la nature et renouveler le patrimoine génétique de ce groupe de loups sauvages. Susan avait donné du lait aux petits et les avait enveloppés dans une serviette, avant de les placer dans le sac à dos de Nic.

    Des biologistes du Service de la pêche et de la vie sauvage des États-Unis se préparent à administrer des vaccins à un loup du Mexique, près de la zone de nature sauvage de la Gila. L’espèce a été réintroduite dans la région après avoir failli disparaître.

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinksy

    Au cours de notre randonnée, j’aperçois des excréments de wapiti un peu partout. Et Nic, lui, trouve un bois de cervidé. « Il y a beaucoup de proies, ici », constate-t-il. Désignant les vallées s’étendant à l’horizon, il ajoute : « Les loups semblent toujours élire domicile dans des coins avec une vue à couper le souffle. »

    Nous atteignons la tanière – un abri creusé sous une grosse souche – au bout d’une heure de marche environ. La louve s’en est enfuie quand la première équipe s’est approchée pour préparer l’arrivée des petits. Les biologistes, portant des gants chirurgicaux, retirent délicatement les louveteaux sauvages, vérifient leur état de santé et notent leur sexe et leur poids. D’après Nic, les mères ne comptent pas leur progéniture, mais sont en revanche très sensibles à leur odeur. L’essentiel est donc de faire en sorte que les petits aient tous la même. C’est pourquoi Nic et un autre biologiste frottent les organes génitaux des louveteaux avec une boule de coton humide pour les forcer à uriner les uns sur les autres, avant de les placer dans la tanière.

    En partant, je demande à Nic comment il en est venu à s’intéresser à l’étude de la faune sauvage. Il me répond que, à l’université, un professeur lui avait parlé d’un biologiste pionnier, un type nommé Aldo Leopold...

    En fin d'après-midi, je retrouve les ruines que Zack Crockett m’avait montrées, un petit abri protégé par un muret de pierre. Elles sont cachées derrière un bosquet de chênes blancs de l’Utah, loin du sentier principal et contiennent une petite collection d’outils en pierre : un grattoir en obsidienne vitreuse, un mortier et un pilon en basalte.

    C’est ma dernière nuit dans la Gila et j’ai envie de la passer seul dans cet ancien camp construit par des hommes qui y ont vécu à une époque où la quasi-totalité de la planète n’était encore que « nature sauvage ». Je tends l’oreille pour y écouter les loups, sans succès. Le seul que j’aie jamais entendu dans la Gila fut celui de Joe. Il m’a dit que c’était un cadeau du ciel.

    Alors que la nuit tombe, je me blottis dans mon sac de couchage et pense aux louveteaux : à peine plus que des animaux de zoo ce matin, ils se sont endormis ce soir en loups sauvages. Peut-être ne survivront-ils pas plus d’un an. Mais, quoi qu’il arrive, ils sont à présent ce que les loups sont devenus au terme d’une évolution de plus d’un million d’années. Je n’imagine pas meilleure définition de la nature sauvage. Derrière leurs petites paupières, qui attendent encore de s’ouvrir au monde, je suis sûr qu’une lueur verte brille.

    Elena Lancioni marque une pause dans sa randonnée le long de la Middle Fork de la Gila en se baignant dans des sources chaudes. Aujourd’hui, il existe 802 autres zones de nature sauvage aux États-Unis, protégeant environ 45 millions d’hectares de terres.

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinsky

    Article publié dans le numéro 285 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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