Inde : Jaipur, galerie d'art à ciel ouvert

Sortir dans les rues de Jaipur, capitale du Rajasthan, revient à rencontrer ses nombreux artisans. Entre impression au bloc de bois et sculpture du marbre, cet atelier d'art à ciel ouvert est une merveilleuse introduction à l’esprit de la ville.

De Charlotte Wigram-Evans
Publication 28 juil. 2023, 18:17 CEST
La vue panoramique depuis le fort d’Amber permet de découvrir la capitale du Rajasthan, débordante de ...

La vue panoramique depuis le fort d’Amber permet de découvrir la capitale du Rajasthan, débordante de créativité.

PHOTOGRAPHIE DE Michele Falzone, AWL Images

Le maître tisserand se lève et commence à chanter. Sa voix, un trille aigu pur et vrai, qui résonne dans l’entrepôt de tapis, me fait dresser les cheveux sur la tête et me donne la chair de poule. Assis à côté de lui, les jambes croisées, trois membres de sa famille travaillent à l’unisson, leurs doigts nouant des centaines de fils dans une hypnotique danse des mains. Au pied du petit groupe, un tapis d’une incroyable complexité se déploie sur le sol ; des teintes orangées se mêlent de rouges et d’ocres, encadrés d’une bordure bleu nuit et de pompons couleur thé.

« Il chante les nœuds », explique Abhay Sabir, propriétaire de Rangrez Creation, un atelier artisanal de fabrication de tapis situé à l’ouest de Jaipur, en me faisant visiter les lieux. À la vue de mon air confus, il poursuit : « Chaque famille de fabricants de tapis a son maître tisserand, tout comme chaque famille a sa propre mélodie. Ce tapis sera composé de plus d’un million de nœuds, tous faits à la main et tous guidés par sa chanson. »

Chaque famille de fabricants de tapis a ses propres traditions, qu’elle intègre à ses produits.

PHOTOGRAPHIE DE Tristan Bejawn

C’est une scène de toute beauté, qui résume bien la ville. Situé à cinq heures au sud-ouest de Delhi et vers l’entrée de l’État désertique du Rajasthan, Jaipur est un lieu qui stimule la créativité, où l’artisanat est d’une qualité surnaturelle et où le travail est encore largement effectué à la main. La région capte depuis longtemps l’imagination des artistes, notamment depuis que le maharaja Sawai Jai Singh II en a fait, en 1734, un paradis fiscal pour les artisans, une décision qui a ainsi attiré les maîtres les plus talentueux du pays.

Je quitte Abhay et remonte dans mon rickshaw. Conformément à la vision du maharaja, certaines rues sont encore aujourd’hui consacrées à différents métiers : à Chokdi Gangapol, il s’agit de la fabrication de tapis. Nous roulons en cahotant sous une brise bienvenue qui tranche avec l’épaisse chaleur de midi et répand une enivrante odeur d’épices en provenance des stands de nourriture qui bordent la rue étroite.

Je me suis inscrite à une visite guidée centrée sur l’art avec la Pink City Rickshaw Company, une entreprise inspirante qui forme des femmes vulnérables au métier de guide. Notre souriante accompagnatrice du jour, Bhagya Singh, est la bonne humeur incarnée. Elle nous emmène observer des métallurgistes en train de marteler de l’argent jusqu’en faire des aussi feuilles minces que du papier à Subhash Chowk, avant que nous arrivions à Mishra Marble Creation et que je me retrouve soudain entourée de divinités hindoues, d’éléphants blancs comme la neige et d’énormes tigres si réalistes qu’ils semblent prêts à bondir.

« Ces statues ont été commandées pour des temples dans tout le pays », m’explique Bhagya. « Il règne ici un profond amour de la tradition et de l’art. C’est pour ça que les machines n’ont pas remplacé les méthodes ancestrales. » De la poussière emplit l’air tandis que nous observons un vieil artisan coiffé d’un turban écarlate en train de ciseler un morceau de marbre, transfigurant la roche en art.

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    Jaipur est une ville fondée sur la créativité, où l’on trouve à chaque tournant des œuvres architecturales à l’image de la porte Nakka Khana.

    PHOTOGRAPHIE DE Hemis, Alamy Stock Photo

    En effet, l’architecture de la ville est tellement éblouissante qu’elle est une œuvre d’art en elle-même. Du moins est-ce ce qui me traverse l’esprit alors que nous passons sous la porte Chandpole et pénétrons dans la vieille ville. Cette zone fortifiée, vieille de plus de 300 ans, constitue le cœur historique de Jaipur. C’est un dédale de petites ruelles, de bazars et de temples, dont une grande partie est peinte d’une légère teinte terracotta, raison pour laquelle Jaipur est connue sous le nom de « ville rose ».

    Diwali arrive à grands pas et les rues sont bondées. Les quatre millions d’habitants de Jaipur semblent tous être de sortie, et les étals qui vendent saris, épices et autres merveilles sont si rapprochés qu’il est difficile de discerner leur début et leur fin. À notre gauche, le City Palace, un chef-d’œuvre de conception mongole datant de 1727, s’élève derrière des murs ocre, pendant que nous chancelons au-dessus des nids-de-poule avant que Bhagya et moi ne nous séparions dans le Johari Bazaar.

    Me voilà subitement encerclée de vendeurs de pierres précieuses proposant « les plus belles émeraudes de l’Inde et des diamants aussi limpides que du verre ». C’est enivrant, très stimulant, et assourdissant. Je me retrouve entraînée d’une boutique à l’autre, tandis que les marchands ambulants présentent, comme s’ils avaient pioché dans une bonbonnière, des poignées de ce qui ressemble à des pierres précieuses. Ce marché est réputé pour ses bijoux faits main, un autre des célèbres artisanats de Jaipur, bien que la qualité et le prix varient énormément et qu’il faille donc faire preuve de prudence au cours de ses achats.

    Je m’arrête pour acheter un lassi servi dans une tasse traditionnelle en argile, avant de m’engager dans une rue secondaire à la recherche des fresques défraîchies dont Bhagya m’avait parlé, et qui, dans les années 1700, indiquaient les professions des familles vivant dans les bâtiments qu’elles ornaient. Les métiers sont ici toujours transmis de génération en génération, si bien que, même s’il ne reste aujourd’hui que quelques dizaines de ces peintures murales, je regarde autour de moi dès que j’aperçois sur un mur le moindre tour de potier écaillé, dans l’espoir d’apercevoir un artisan à l’œuvre. 

    Les artisans qui travaillent dans les rues font partie intégrante de la ville.

    PHOTOGRAPHIE DE Tristan Bejawn

    Pas de chance, il n’y a personne. Je trouve néanmoins de quoi me distraire en observant le coucher de soleil, grâce auquel le ciel arbore désormais la même couleur que la ville, alors plongée dans un monde pourpré, teinté de nuances écarlates : l’envoutante ville rose a revêtu son plus bel apparat. 

     

    UN AVENIR RADIEUX

    Lorsque j’arrive au Johri, dans la vieille ville, couverte de sueur après une promenade matinale, Florence Evans a déjà commandé notre déjeuner. L’excursion organisée par son agence de voyages, India by Florence, me permettra de baigner dans l’industrie textile de Jaipur, qui est peut-être son artisanat le plus célèbre. En attendant, Florence souhaite me montrer comment s’entremêlent à Jaipur tradition et modernité. Situé dans un haveli restauré (sorte de manoir), notre hôtel et son ambiance particulière, est un bon point de départ. « Qu’il s’agisse du menu ou des peintures murales, tout a été réalisé selon des techniques traditionnelles, mais de manière moderne », explique-t-elle en désignant les murs décorés de palmiers peints à la main et les canapés rayés jaune citron sur lesquels nous sommes assises. « Ce tissu a été imprimé au bloc et son motif ne jurerait pas dans une maison de ville londonienne. C’est quelque chose que l’on voit de plus en plus à Jaipur de nos jours. »

    Nous mangeons à belles dents du paneer crémeux et un énorme et moelleux kulcha (pain plat au levain), traditionnellement assaisonné d’huile de truffe et de coriandre. Le temps d’avaler un Vesper Martini, qui me monte directement à la tête, et nous voilà parties en direction de Sanganer, à 30 minutes de route. Autrefois ville à part entière, Sanganer a été victime de l’expansion de Jaipur vers le sud et fait aujourd’hui partie de la ville. Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est bien la pratique séculaire de l’impression au bloc.

    « Écoutez », nous somme Florence, alors que nous sortons de la voiture à côté du temple Sanghi Ji, dédié au jaïnisme, une religion qui compte plus de 70 000 fidèles à Jaipur. Un bruit sourd, profond et rythmé, emplit l’air, et semble émaner de chaque bâtiment qui borde la rue. Nous entrons dans un entrepôt en ruine pour y découvrir un spectacle merveilleux : des tables en bois de 50 mètres de long drapées de tissu et sur lesquelles s’affairent nombre d’artisans. « Les rouages de cette communauté sont toujours les rangrez (teinturiers), les chhipas (imprimeurs) et les dhobi (laveurs) », poursuit-elle. « Voici les teinturiers, et Ishteqhar Sutar, qui travaille ici sur l’un de mes dessins. »

    L’artisan est occupé à imprimer des grenades charnues le long d’un tissu, plaçant d’une précision experte un bloc de bois de la taille d’une brique et le cognant d’un coup sec avant de le décaler pour poursuivre le dessin. Il est assisté de ses deux fils adolescents, maigres et timides, qui nous adressent un sourire gêné avant de trottiner à la suite de leur père. « Enseigner, enseigner », dit Ishteqhar. « Ils doivent d’abord apprendre à tenir le bloc, puis à le poser. Je ne leur confierai pas les couleurs tant que leurs mains ne seront pas parfaitement stables. »

    Dans un coin sombre, un petit groupe s’affaire à mélanger les teintures : des jaunes à base de curcuma, des rouges créés à partir de canne à sucre et des bleus profonds issus de la fleur d’indigo qui pousse en abondance dans tout l’État.

    Chaque étape de ce processus est réalisée à la main, depuis la sculpture du bois et l’impression du motif jusqu’au lavage et au séchage du tissu. C’est un processus long, un travail intense et de longue haleine, mais qui produit des résultats exquis et des pièces uniques. « Avec l’intérêt croissant du monde pour une mode lente et durable, l’impression au bloc a vraiment de quoi retenir l’attention », explique Florence.

    Nous nous arrêtons dans la rue adjacente pour prendre un chaï rapide en compagnie de chhipas. Les chhipas sont une bande de joyeux lurons, avec des copeaux de bois dans les cheveux et des sourcils poussiéreux, mais les motifs qu’ils taillent sont tout simplement magiques. Je m’assois parmi eux, silencieuse et émerveillée, et observe un nénuphar apparaître lentement dans le bois, avant que Florence ne me fasse signe de sortir du petit atelier. Nous nous dirigions vers notre dernière étape : les champs de séchage.

    Je suis entrée dans un arc-en-ciel. Des torrents de tissu ondulent dans la brise comme les vagues d’un océan. Rouges et jaunes, roses, violets et bleus, des centaines de mètres de tissu sont suspendus à des cordes à linge, sûrement conçues pour des géants puisqu’elles s’élèvent à 6 mètres dans les airs. Le séchage est la dernière étape du processus, laquelle s’avère une tâche ardue lors de la mousson qui inonde Jaipur de juillet à septembre.

    Une scène de rue le long de Hawa Mahal Road, près du palais des vents.

    PHOTOGRAPHIE DE David South, Alamy Stock Photo

    Tout doit d'abord être lavé. Après avoir trouvé mon chemin dans la jungle de tissus, j’aperçois un trio de dhobi immergés jusqu’à la taille dans un grand abreuvoir. Passant le tissu entre leurs jambes, ils le plongent dans l’eau avant de l’essorer et de l’envoyer vers l’avant. Tout le monde est sur le pont (littéralement) et je suis frappée une fois de plus de constater à quel point ces petites mains sont indispensables au fonctionnement de la ville. Sur le chemin du retour, il me suffit de jeter un coup d’œil par la fenêtre pour apercevoir un homme construire une bicyclette et une femme en sari safran esquisser le treillis de marbre ancien du musée Albert Hall.

    Alors que nous retournons dans la vieille ville et que nous nous retrouvons coincés dans une mer de rickshaws sur Hawa Mahal Road, j’aperçois le spectacle que j’avais cherché la veille. Un potier est assis tranquillement à son tour en train de façonner un bol, tellement concentré sur sa tâche que les klaxons ne le font même pas tressaillir. Au sol, les pièces terminées se déploient autour de lui : des assiettes à motifs et de délicates cruches à eau, ainsi que d’amusants vases asymétriques, peints dans des teintes terreuses qui leur donnent un air légèrement scandinave. Cette scène semble prouver le maintien sans faille des traditions artisanales de Jaipur et laisse entrevoir l’avenir radieux de cette ville rose d’artisans.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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