Japon : une société vieillissante forcée de se réinventer

Le Japon est le champion mondial de l'adaptation au vieillissement rapide de la population et au déclin démographique.

De Sarah Lubman, National Geographic
Photographies de Noriko Hayashi
Publication 3 mars 2023, 10:54 CET
Ikuko Akasaka, 82 ans, est l’une des geishas encore en activité les plus âgées du Japon. ...

Ikuko Akasaka, 82 ans, est l’une des geishas encore en activité les plus âgées du Japon. Celle qui pratique depuis soixante-quatre ans cet art traditionnel exigeant confie vouloir « apprendre et parfaire [son] art à chaque instant ».

PHOTOGRAPHIE DE Noriko Hayashi

Retrouvez cet article dans le numéro 288 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

Le temps est couvert, ce samedi matin à Iwase, un quartier endormi près de la baie de Toyama, sur la plus grande île du Japon. Les rues sont encore désertes, en attendant l’heure dite.

Une vieille femme passe la tête par l’embrasure de sa porte. Une autre marche précautionneusement dans une ruelle étroite. Quelques minutes plus tard, deux petits camions avancent lentement, puis s’arrêtent. Soudain, les lieux prennent vie. Cinq employés en veste orange surgissent et s’affairent. Ils installent des cônes de circulation, distribuent des paniers à provisions et se confondent en excuses, car ils ont déplacé l’épicerie mobile Tokushimaru d’un mètre ou deux par rapport à son emplacement habituel. Ils transportent des produits du premier camion au second, qui se métamorphose en une boutique miniature avec rayonnages et stores rouges dépliables. La partie gauche, réfrigérée, contient des portions individuelles de poisson et de viande, des yaourts, des oeufs et d’autres denrées périssables. Les fruits et légumes sont à droite ; les en-cas et biscuits, à l’arrière. Une demi-douzaine de clientes, toutes âgées, se déplacent à petits pas autour du camion.

Miwako Kawakami, une femme de 87 ans, au dos voûté et à la coupe au carré, tend sa canne à un employé et prend un petit panier. « Avant, il y avait beaucoup de magasins ici, mais ils ont tous disparu, explique-t-elle. Le primeur, le poissonnier… Tout a fermé il y a environ cinq ans. »

Iwase s’est vidé. Les jeunes sont partis et ceux qui sont restés vieillissent. La même dynamique s’observe partout au Japon, à mesure que le taux de natalité poursuit le déclin entamé il y a plusieurs décennies. La population a atteint un pic en 2010, avec 128 millions d’habitants. Elle est aujourd’hui inférieure à 125 millions et les projections avancent une baisse continue ces quarante prochaines années. Or les Japonais vivent plus longtemps : 87,6 ans pour les femmes et 81,5 ans pour les hommes, en moyenne. Si on exclut la principauté de Monaco, la population nippone est aujourd’hui la plus vieille du monde.

Bien que saisissants, ces chiffres ne traduisent pas le profond impact de cette transformation démographique jour après jour. La disproportion croissante entre des seniors de plus en plus nombreux et des jeunes qui le sont de moins en moins se répercute déjà sur tous les aspects de la vie au Japon, que ce soit son visage, ses politiques sociales, ses stratégies commerciales, ses espaces publics, l’emploi ou encore le logement privé. L’archipel devient un pays conçu pour les personnes âgées et dominé par elles.

De nombreux aspects de la société japonaise changent avec le vieillissement de la population, notamment des rituels tels que les bains publics. Jiro
Tajima, 88 ans, est rincé avant de s’immerger. Ces bains tokyoïtes sont réservés aux seniors presque tous les jours jusqu’en début d’après-midi. Le régime d’assurance japonais qui finance les soins longue durée prend en charge une grande partie du prix d’entrée.

PHOTOGRAPHIE DE Noriko Hayashi

Au journal télévisé du soir, les reportages sur cette « société vieillissante» sont aussi réguliers que le bulletin météo : « Les jeunes qui prennent soin de leurs proches ont besoin d’être mieux soutenus » ; « un automobiliste centenaire finit sa course sur un trottoir et renverse un piéton » ; « la majorité des yakuzas au Japon sont maintenant âgés de plus de 50 ans »... Le vieillissement est omniprésent. Sur certains quais de gare, une encoche se trouve à côté des sièges pour y caler une canne. Les « maisons fantômes » abandonnées et envahies par les plantes sont courantes dans les communautés désertées comme Iwase, mais aussi dans les grandes métropoles.

Le chemin qu’emprunte le Japon préfigure ce qui guette de nombreuses régions du globe. La Chine, la Corée du Sud, l’Italie et l’Allemagne connaissent une trajectoire comparable ; les États-Unis aussi, quoique à un rythme plus lent. Même chose en France, où les 65 ans ou plus pourraient représenter 28,7% de la population en 2070, selon les projections de l’Insee. En 2018, le monde a franchi une étape inquiétante:  pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les adultes âgés de 65 ans ou plus étaient plus nombreux que les enfants de moins de 5 ans.

Si on se fonde sur l’exemple nippon, le vieillissement transformera le tissu social de façon à la fois manifeste et subtile. Il en coûtera énormément aux États, qui peineront à régler l’addition. Relever le défi ne sera certes pas simple, mais tout n’ira pas forcément de mal en pis. L’expérience japonaise laisse penser que l’extrême vieillissement – un monde où la population âgée est en augmentation – pourrait ouvrir la voie à une ère d’innovations. 

En 2020, le ministère japonais de la Santé a créé huit «labos vivants» consacrés à la mise au point de robots de soins à la personne. Mais, d’une certaine façon, c’est tout le pays qui s’est mué en un vaste laboratoire confronté aux répercussions d’une société au vieillissement rapide. D’innombrables initiatives voient le jour au sein des entreprises, des universités et des communautés à travers l’archipel. Toutes visent à ce que les personnes âgées restent en bonne santé le plus longtemps possible, tout en atténuant le fardeau de leur prise en charge.

Osamu Yamanaka s'est donné pour mission d’éviter que des gens meurent dans la solitude. Plusieurs fois par semaine, ce médecin de 67 ans quitte son centre médical à Yokohama pour rendre visite aux retraités vivant seuls dans des studios délabrés à Kotobukicho. Ce quartier défavorisé abrite des allocataires vieillissants ainsi que « des personnes fuyant les obligations sociales pour une raison ou une autre », indique le médecin – autrement dit des alcooliques, des individus souffrant de troubles mentaux ou encore d’anciens détenus.

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    Chikayoshi Gonda, 97 ans, cuit les oyaki (chaussons farcis) que Harumi Okubo, 80 ans, façonne. Le restaurant d’Ogawa où ils sont employés s’est mis à recruter des personnes âgées quand la population de ce village de montagne a commencé à vieillir.

    PHOTOGRAPHIE DE Noriko Hayashi

    Osamu Yamanaka rend notamment visite à Seiji Yamazaki, un ancien ouvrier du bâtiment de 83 ans. Son patient est allongé sur un lit d’hôpital et l’un de ses poings est fermé de façon permanente. Outre le lit, la pièce ne compte guère plus qu’un mini-frigo, un micro-ondes et une collection de peluches Winnie l’ourson.

    « J’ai des vertiges, dit-il au médecin. J’ai combien de tension ? » Osamu Yamanaka ausculte l’homme alité, lui promet de vérifier sa médication, et jette un oeil au registre des visiteurs ; des aides-soignants viennent aussi chaque jour lui apporter à manger, lui administrer ses médicaments et changer ses couches.

    Le régime d’assurance japonais qui finance les soins longue durée est l’un des plus généreux du monde. Seiji Yamazaki bénéficie d’une bonne prise en charge. Par rapport aux citoyens d’autres pays industrialisés, les Japonais perçoivent bien plus d’allocations qu’ils n’en financent par les impôts et les cotisations. Ce régime prend en charge de 70 % à 100 % des soins vieillesse, selon les revenus individuels. Avant l’entrée en vigueur de ce régime, en 2000, les anciens en mauvaise santé allaient à l’hôpital et y restaient jusqu’à la fin de leurs jours. Aujourd’hui, ils meurent en général chez eux.

    Ce système est pourtant sous tension. Il souffre déjà d’une pénurie de soignants ; le gouvernement estime qu’il faudra en recruter 700 000 de plus d’ici à 2040. Parmi les mesures envisagées pour y parvenir figurent des hausses de salaire, le recrutement de retraités et de bénévoles, des campagnes de promotion des métiers du soin, l’appel à la robotisation et, enfin, sans doute en dernier recours, autoriser l’embauche de davantage de travailleurs étrangers. Des immigrés venus du Viêt Nam ou des Philippines travaillent déjà dans des maisons de retraite, mais le nombre de visas délivrés à des travailleurs qualifiés est strictement limité. L’insularité du Japon et la barrière de la langue rendent difficile le recrutement de soignants venus de l’étranger. 

    Dans le même temps, le coût des aides grimpe en flèche. Financées par la dette publique, les dépenses de la sécurité sociale, qui englobent la santé publique, les soins longue durée et les retraites, ont triplé entre 1990 et 2022. « Le régime universel que nous avons mis en place offre de nombreux avantages et la population y est habituée, affirme Hirotaka Unami, conseiller du Premier ministre Fumio Kishida. Pour le perpétuer, il faut rétablir l’équilibre entre les aides et les coûts, sinon, ce ne sera pas tenable. » 

    Osamu Yamanaka, un médecin qui gère un centre médical à Kotobukicho, un quartier défavorisé de Yokohama, vient voir Kiichi Takahashi, 74 ans. Il rend souvent visite à ses patients âgés, dont beaucoup vivent seuls ; leurs frais médicaux sont pris en charge par le régime d’assurance. « Ils ne veulent pas être en maison de retraite. Ils ont l’habitude d’être autonomes », souligne le médecin. À 67 ans, il prévoit d’exercer aussi longtemps qu’il le pourra.

    PHOTOGRAPHIE DE Noriko Hayashi

    Selon lui, la solution repose sur quatre points accélérer la croissance économique, inciter davantage de femmes et d’adultes d’âge mûr à travailler, augmenter la taxe sur la consommation et réduire les dépenses liées à la sécurité sociale. « Le but est de faire en sorte qu’il y ait davantage de personnes âgées qui donnent à la société, plutôt que de simplement recevoir », explique Hirotaka Unami.

    La liste a de quoi impressionner. On ne peut pas commander la croissance économique. Et les hausses d’impôts sont impopulaires : le Japon a mis cinq ans pour relever de 8 % à 10 % la taxe sur la consommation. Plus de 70 % des femmes de 64 ans ou moins travaillent déjà, mais en majorité à temps partiel, en raison du manque d’options en matière de garde d’enfants et de freins financiers, notamment des salaires inférieurs à ceux des hommes.

    Le gouvernement cherche à relever l’âge de la retraite au-delà de 65 ans et la population active travaille plus longtemps. En 2021, plus du tiers des entreprises japonaises ont autorisé des employés à travailler au-delà de 70 ans – en 2016, elles n’étaient que 21%. La démographie ne laisse pas d’autre choix: d’ici à 2050, près de 38% de la population aura 65 ans ou plus, ce qui exercera une immense pression sur les actifs chargés de subvenir à ses besoins.

    Plus de la moitié des municipalités sont définies aujourd’hui comme des zones dépeuplées, où la population a chuté de 30 % ou plus depuis 1980. Dans bon nombre d’entre elles, les habitants âgés s’organisent pour adapter leur lieu de vie à cette nouvelle réalité. À Yokohama, un complexe immobilier est emblématique de la façon dont le vieillissement remodèle le Japon. 

    Kamigo Neopolis regroupe 868 pavillons indépendants perchés au sommet d’une colline abrupte. En 1974, Daiwa House, l’un des principaux constructeurs résidentiels nippons, a inauguré ce site conçu comme une banlieue dortoir pour héberger le nombre considérable de jeunes familles issues du baby-boom de l’après-guerre. Aujourd’hui, plus de la moitié des 2 000 habitants de Kamigo sont âgés de 65 ans ou plus. L’école a fermé il y a des années. Les magasins ont mis la clé sous la porte. Les mauvaises herbes ont envahi les quatre parcs. 

    Le centre commercial Aeon, à la gare de Kamigo, à dix-huit minutes de bus en contrebas, compte un rayon entier de produits de soins à la personne : tabliers de protection pour la toilette d’un parent âgé, sacs à couches pour adultes, lingettes neutralisant les odeurs à suspendre aux montants de lit, et sachets de toromi, une poudre épaississante à ajouter aux boissons et soupes pour éviter le risque d’étouffement.

    Hiromu Inada, 89 ans, et soixante-six triathlons à son actif depuis ses 70 ans, s’entraîne dans un club de gym à Chiba, près de Tokyo. En 2018, il est devenu le triathlète le plus âgé à terminer le championnat du monde d’Ironman. « Même si une chose me semble impossible, j’essaye, et découvre avec surprise que c’était découvre avec surprise que c’était possible. »
     

    PHOTOGRAPHIE DE Noriko Hayashi

    À mesure que la population de Kamigo a décru et vieilli, les résidents se sont sentis isolés. Un réseau informel s’est créé pour prendre des nouvelles les uns des autres : il a fini par devenir un comité appelé Kamigo Machizukuri, d’après un terme désignant une forme typiquement japonaise d’engagement local et solidaire. En 2016, le groupe a commencé à faire pression auprès de Daiwa House pour créer un espace central destiné à des commerces et à la socialisation. Un bâtiment de plain-pied a été aménagé avec une supérette, un stand de primeur, cinq tables et des chaises, ainsi qu’un écran de télévision. Les toilettes sont pourvues d’un évier profond permettant de vidanger les poches de stomie ; cet aménagement est très fréquent aujourd’hui au Japon, et désigné par un symbole spécifique sur les portes des W.-C.

    « Nous réfléchissons à mettre en place un système de transport vers l’hôpital pour ceux qui ne peuvent se déplacer », fait savoir Nobuyuki Yoshii, retraité de 74 ans et père de trois enfants. Il s’est installé à Kamigo il y a plus de quarante ans, attiré par la proximité des spots de surf et d’une scène jazz alors en plein essor en ville. Durant des décennies, il s’est levé à cinq heures du matin pour se rendre au travail, en tant qu’architecte, à Tokyo ; il rentrait souvent à minuit. En ce moment, il est à la tête du machizukuri.

    Kamigo est un modeste exemple de ce que les communautés japonaises mettent en place pour permettre aux personnes de vieillir chez elles. Toyama, ville de plus de 410 000 habitants qui englobe Iwase, offre un modèle plus ambitieux de réinvention urbaine, fréquemment cité en exemple. Elle le doit à Masashi Mori, qui en fut le maire durant près de vingt ans, jusqu’en 2021.

    Celui-ci a parcouru le monde à la recherche d’idées d’aménagements pour les seniors. Inspiré par les réseaux de tramway à Portland, aux États-Unis, et à Strasbourg, il a fait construire des lignes de tram faciles d’accès pour les personnes âgées, qui voyagent à tarif réduit. Lesquelles peuvent aussi profiter des attractions locales gratuitement avec leurs petits-enfants. La ville a aussi transformé une ancienne école en centre de soins préventifs qui sert de club de gym pour les seniors, avec des équipements sportifs, des cours et des piscines, dont une équipée d’une rampe d’accès.

    À Nagaro, hameau en voie de dépeuplement sur Shikoku, Shinobu Ogura, 79 ans, fait le ménage à l’école élémentaire désertée. Les derniers écoliers ont cousu des poupées à leur image; Tsukimi Ayano, 72 ans, a réalisé des centaines de ces poupées. Elle en peuplé Nagaro, qui ne compte plus que 25 habitants.

    PHOTOGRAPHIE DE Noriko Hayashi

    Dans les zones rurales autour de Toyama, près de 40 % de la population a plus de 65 ans. Un centre de soins leur propose des services à domicile. « Nous observons une augmentation du nombre de fils célibataires qui vivent avec leur mère âgée, et nous voyons de nombreux couples atteints de démence sénile », souligne Naoko Kobayashi. Elle est l’un des trois médecins du centre oeuvrant à soulager les souffrances des patients âgés et de leurs familles épuisées.

    La ville a plus de difficultés à gérer les « maisons fantômes » dont personne ne veut, notamment celles où quelqu’un est mort dans la solitude. Le Japon en compte plus de 8 millions. La législation évolue progressivement pour autoriser les autorités locales à verbaliser et à signaler publiquement les propriétaires négligents, pour leur faire honte. À Toyama, il a fallu cinq ans de procédure pour raser trois maisons seulement. Une goutte d’eau par rapport aux 7 000 habitations abandonnées de l’agglomération.

    À Yume Paratiis, une magnifique maison de retraite située à Amagasaki, près d’Osaka, un robot baptisé « The Hug » (qui signifie l’étreinte) porte doucement Kotoyo Shiraishi, 98 ans, de son fauteuil roulant à son lit. Dans cette résidence de 116 personnes, le personnel explique que, grâce au Hug, ils n’ont plus besoin d’être deux pour lever et asseoir les résidents.

    Le secteur des maisons de retraite est évidemment l’épicentre du laboratoire grandeur nature qu’est le Japon. The Hug fait partie des vingt nouvelles technologies que teste Yume Paratiis, des écrans de surveillance des chambres aux robots communicants. Parmi ces derniers figure Telenoid. Il a de petits bras sans mains et un visage réaliste mais dénué d’expression, et parle par l’intermédiaire d’un soignant qui se trouve à distance. Telenoid est vêtu d’un body orange et blanc et d’un chapeau assorti. « C’est un garçon, n’est-ce pas ? », interroge Kazuko Kori, 89 ans, qui demande au robot de lui chanter une chanson. Certains résidents se lient à l’androïde, explique le personnel, mais il en rebute d’autres. Hidenobu Sumioka, de l’entreprise ATR, implantée à Kyoto, qui a participé à la conception de Telenoid, entrevoit un avenir où les robots joueront un rôle social pour les personnes accueillies dans les maisons de retraite. « J’aimerais les utiliser pour recréer du lien et pour reproduire le mode de vie d’autrefois. »

    Parmi les principales entreprises du marché du vieillissement, Sompo Holdings, l’une des plus grandes compagnies d’assurance japonaises, a commencé à acquérir des maisons de retraite en 2015. Elle en possède aujourd’hui environ 400, ce qui en fait l’un des principaux acteurs du secteur. C’est aussi la seule qui gère l’un des huit « labos vivants », les autres étant supervisés par des centres de recherche. 

    Tadao Inoue, 84 ans, avait cinquante vaches sur son exploitation laitière à Nasu, dans le centre du Japon ; il n’en possède plus qu’une. Avec l’âge, ce travail est devenu trop pénible, mais il explique qu’avoir ne serait-ce qu’une seule vache à traire l’aide à continuer.

    PHOTOGRAPHIE DE Noriko Hayashi

    À Tokyo, le Future Care Lab de Sompo abrite deux prototypes de chambres impeccables et suréquipées. Des capteurs de mouvement au sol et sur les murs détectent les chutes et envoient des messages d’alerte aux aides-soignants sur leur téléphone. Un lit ultramoderne se transforme en fauteuil de repos sur roulettes. Il y a aussi une baignoire, à mi-chemin entre l’oeuf de Pâques géant et le caisson d’isolation sensorielle, pour les résidents en fauteuil roulant : elle vaporise de la mousse sur l’utilisateur sur simple pression d’un bouton, avant de le rincer. Mais les maisons de retraite tâchent également de proposer un vrai bain, rituel cher aux Japonais. Yume Paratiis a ainsi opté pour une sorte de chaise pivotante qui abaisse doucement les résidents dans une baignoire.

    Si la robotique constitue une aide – et l’État japonais la subventionne –, elle n’est pas pour autant la panacée. Selon une enquête de 2020, seulement un cinquième des maisons de retraite au Japon fait appel à une forme de robotisation, essentiellement pour la surveillance et la communication, plutôt que pour aider à lever et baigner les résidents ou à interagir avec eux.

    Même les secteurs non spécialisés dans les soins à la personne s’emparent des problèmes liés à une « société vieillissante ». Les entreprises japonaises, des start-up aux conglomérats, s’y lancent avec enthousiasme. Certaines grandes entreprises incitent les seniors à rester actifs par des mesures qui relèvent autant du marketing que de la responsabilité sociale. Rakuten, géant japonais du commerce en ligne, a lancé l’appli Rakuten Senior en 2019. Elle récompense le nombre de pas par des points, qui peuvent ensuite servir à des achats. Hitachi s’est associé à la Japan Gerontological Evaluation Study (Jages – « Étude d’évaluation gériatrique du Japon ») pour créer une application gratuite qui mesure les activités de plein air, classées du niveau débutant à expert, afin d’encourager la socialisation. Elle servira aussi à la Jages pour collecter des informations à bas coût et proposer des résultats en temps réel pour ses études.

    Même Daiwa House, aiguillonnée par les habitants de Kamigo, a créé une nouvelle unité appelée Livness Town Project, afin d’adapter au grand âge dix autres de ses futurs ensembles résidentiels. « On ne fait pas ça pour s’enrichir, le projet pourrait ne pas être rentable, précise Koji Harano, qui dirige Livness. Mais il a une valeur sociale. Il valorise notre marque. » Il espère ainsi que Daiwa House pourra commercialiser à l’international son expertise relative au logement destiné aux seniors. 

    Toyama, ville située sur l’île de Honshu, s’emploie à devenir un lieu où il fait bon vieillir. Une de ses initiatives phares est le centre Kadokawa de soins préventifs, équipé de bassins alimentés par des sources chaudes. Chaque jour, environ 250 seniors viennent y faire de l’exercice.

    PHOTOGRAPHIE DE Noriko Hayashi

    D’autres services sont apparus pour répondre aux conséquences du phénomène des morts solitaires. En 2020, plus de 4 200 personnes de plus de 65 ans sont mortes dans la solitude à Tokyo. De nombreuses compagnies d’assurance protègent aujourd’hui les propriétaires si leur locataire meurt sans que personne s’en aperçoive. Ces polices d’assurance, qui couvrent la perte de revenus et le coût du nettoyage, visent à vaincre les réticences croissantes des propriétaires à louer à des gens âgés. Des milliers d’entreprises sont maintenant spécialisées dans le nettoyage d’habitations après une mort solitaire, un sort qui risque de guetter de plus en plus de gens dans l’archipel, où plus de 25 % des adultesde 65 ans ou plus vivent seuls. 

    Le miracle économique et l’innovation industrielle du Japon étaient enviés dans le monde entier jusqu’à la « décennie perdue », cette période de stagnation qui a commencé dans les années 1990. Si le pays reste en retard sur le numérique, la créativité déployée pour s’adapter au grand âge de la population pourrait, elle, constituer une source d’inspiration pour un monde vieillissant.

    « Les idées d’une nouvelle génération d’innovateurs sur le vieillissement sont vues comme une grande opportunité», affirme Jin Montesano, cadre dirigeante chez Lixil, qui commercialise des produits pour la salle de bains et la maison. L’une de ses nouveautés est une douche diffusant de la mousse nettoyante par deux barres qui s’abaissent à la hauteur d’un fauteuil roulant. L’entreprise, de plus en plus axée sur le vieillissement à domicile, encourage ses colla borateurs à trouver de nouvelles idées.

    Les start-up japonaises commencent aussi à s’engager dans la « tech du grand âge ». Les investissements en capital-risque au Japon restent faibles par rapport à d’autres pays, mais ils sont en augmentation. Parmi les jeunes entreprises qu’ils financent, LifeHub, basée à Tokyo, travaille sur un projet de fauteuil roulant capable
    de placer son utilisateur en position verticale et de monter des escaliers et des Escalators.

    Les start-up s’intéressent aussi aux soins les plus intimes. Yoshimi Ui, une ingénieure de
    33 ans, fondatrice et directrice de la société Aba, a inventé le Helppad, un capteur d’odeur intégré à un matelas, qui détecte et enregistre les déjections afin d’améliorer la toilette des personnes âgées. Yoshimi Ui a grandi avec une grand-mère malade et profondément déprimée. C’est le souvenir de cette souffrance qui l’a motivée à combiner savoir-faire technique et utilité sociale. Le Helppad, testé actuellement au
    Future Care Lab de Sompo, est utilisé dans une centaine de maisons de retraite de l’archipel.

    Les défis actuels auquel le Japon est confronté représentent notre avenir à tous. Tout comme personne ne veut penser au grand âge, souligne Yoshimi Ui, nul ne songe aux soins à la personne jusqu’au jour où un proche tombe malade et que le fardeau lui incombe soudain. C’est cet état d’esprit qu’elle souhaite faire évoluer. Sa vision,
    résume la jeune femme avec conviction, est de « créer un monde où l’aide aux soins est
    omniprésente ».

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