Longtemps interdits à Okinawa, ces tatouages renaissent grâce à la nouvelle génération
Autrefois portés par presque toutes les femmes du royaume de Ryukyu, ces tatouages complexes des mains ont été proscrits pendant plus d’un siècle.

Moeko Heshiki, fondatrice du Hajichi Project, contribue à la renaissance de la tradition autrefois interdite des tatouages de Ryukyu, des marques sacrées que la colonisation a bien failli effacer.
Dans une petite pièce au sol couvert d’un tatami, en lisière du centre de Naha, capitale de la préfecture d’Okinawa, une renaissance silencieuse a lieu, celle d’un art du tatouage autrefois interdit. Moeko Heshiki, l’une des toutes dernières hajichaas, dispose ses instruments de tatouage manuel avec soin. Mon regard se porte sur les longues flèches sombres qui filent le long de ses doigts ; un art sacré aujourd’hui presque disparu.
Je lui dis que la dernière femme de ma lignée à avoir eu des tatouages hajichi était mon arrière-arrière-grand-mère et je sens sur moi le poids de la fierté et de la mélancolie.
« On me dit parfois : “Oh, vous avez ouvert une boîte.” », raconte-t-elle ; une allusion aux pratiques culturelles que les Okinawaïens furent contraints d’enfouir. Bientôt, les tatouages qui jadis marquèrent les mains de générations d’Okinawaïennes marqueront les miennes.

Les tatouages hajichi, que l’on voit ici sur une photo de 1972, symbolisaient autrefois les différentes étapes de la vie des femmes de la société de Ryukyu. Mais la colonisation japonaise en fit une pratique clandestine.
LA COLONISATION DE RYUKYU
Bien avant que des bases militaires américaines ne bordent leurs côtes, les îles que l’on appelle aujourd’hui Okinawa formaient le royaume indépendant de Ryukyu. En 1879, le gouvernement Meiji du Japon annexa cet archipel, en abolit le royaume et absorba dans son empire la tout juste nommée préfecture d’Okinawa.
Le royaume de Ryukyu fut démantelé sur tous les fronts : on saisit et redistribua les terrains communautaires, on interdit les langues autochtones et l’on renversa des systèmes politiques et sociaux dans lesquels les femmes occupaient des positions de pouvoir.
Adriane Tengan-Stoia et Lex McClellan-Ufugusuku, doctorantes à l’Université de Californie à Santa Cruz, expliquent que les femmes étaient les cheffes spirituelles dans la société ryukyuane et qu’on leur attribuait un lien divin avec le royaume des esprits.
« Avant l’intervention occidentale et la colonisation japonaise, la chifijing ganashi me, ou grande prêtresse, était l’équivalent du roi », révèle Adriane Tengan-Stoia. Lex McClellan-Ufugusuku ajoute que le nouveau gouvernement Meiji « souhaitait installer fermement l’hétéropatriarcat dans les îles Ryukyu comme cela était le cas au Japon » et se mit à persécuter les femmes en position de pouvoir et à cibler leurs traditions.
C’est ainsi que l’on bannit les hajichi, des tatouages traditionnels à l’aiguille simple qui ornaient les mains, les poignets et les doigts des femmes de Ryukyu depuis des siècles.

Le peintre Nakasone Shōzan, qui commença à servir le royaume de Ryukyu en 1865, immortalisa des coutumes okinawaïennes dans un livre illustré datant de 1889 et aujourd’hui hébergé à l’Université d’Hawaï.
À l’époque du royaume de Ryukyu, dès six ans, on initiait les filles à l’hajichi en leur tatouant deux petits cercles (tontonmi) entre les articulations des doigts. En grandissant, au fil des étapes de la vie (mariage, maîtrise de techniques de tissage compliquées, soixantième anniversaire), ces tatouages s’étoffaient.
Bien que douloureux et parfois forcés, les hajichi étaient surtout considérés comme des symboles de beauté porteurs d’une fonction sacrée. « On considérait l’ichijibushi comme un passeport pour l’au-delà », explique Lex McClellan-Ufugusuku, qui montre l’étoile à cinq branches présente sur son poignet. « C’est une forme de protection qui vous relie à vos ancêtres afin qu’ils puissent vous reconnaître. »
Au tournant du 20e siècle, l’interdiction était pleinement en vigueur et pour la première fois depuis des siècles, les filles atteignaient l’âge adulte sans leur tontonmi. La disparition des porteuses de hajichi fut encore aggravée par la mort de près d’un tiers des Okinawaïens durant la bataille d’Okinawa pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, cette pratique ne disparut pas complètement. Lex McClellan-Ufugusuku me raconte des histoires transmises au sein de la communauté ; des filles se tatouaient secrètement entre elles, ce qui dénote une volonté subversive de préserver la pratique du hajichi.
« Nos langues et coutumes autochtones n’ont pas “disparu”, elles se sont mises en “sommeil” pour nous permettre de survivre, explique Adriane Tengan-Stoia. Même après l’interdiction, le hajichi n’a jamais vraiment disparu. »


Un Hajichi réalisé par Ava Kvapil.
On se servait d’aiguilles aiguisées en bamboo, accompagnées ici d’autres instruments servant au hajichi, pour tatouer des motifs sacrés sur la peau.
FAIRE RENAÎTRE LES TATOUAGES DE RYUKYU
Les plus jeunes générations, notamment, se sont emparées des espaces en ligne pour construire des communautés, organiser des rencontres telles que celle que Hajichaa Mariko Middleton décrit comme étant « probablement le plus grand rassemblement de personnes portant des hajichi depuis plus d’un siècle ».
Cependant, les réseaux sociaux ne montrent qu’une facette de ce mouvement de revitalisation. Dans la vraie vie, les anciens jouent un rôle indispensable, notamment à travers la pratique du yuntaku, ou récit oral.
« Ils ont des souvenirs et sont les représentants d’une histoire vivante. Nous devons valoriser leurs récits oraux », explique Hiromi Toma, hajichaa de São Paulo qui a un jour tatoué une femme de quatre-vingt ans chez elle selon la coutume hajichi. Elle est persuadée que cette approche intime invite « les anciens à participer, à parler de leurs souvenirs du hajichi, ou à apporter des photos », chose cruciale pour résorber l’écart entre une génération conditionnée à voir le hajichi comme une pratique honteuse et une autre qui l’adopte pour la première fois.
Bien que les restrictions de l’ère Meiji que les anciens ont connues ne soient plus en vigueur, leurs conséquences demeurent.


Hajichi réalisé par Moeko Heshiki.
Le travail de Moeko Heshiki rend visible ce que la colonisation a tenté d’effacer : le hajichi à la fois en tant que forme d’art et en tant que mémoire ancestrale.
Après mon rendez-vous hajichi, la peau autour de mes nouveaux tatouages était encore rouge et légèrement irritée, alors Moeko Heshiki et moi-même avons fait le tour du pâté de maison pour nous rendre dans son café favori. Autour de boissons chaudes, elle me raconte la réalité de la vie avec des hajichi sur ces îles ainsi qu’en métropole, où les tatouages demeurent largement tabous parce qu’on les associe aux gangs de yakuzas.
« Devenir fonctionnaire, enseignant par exemple, est presque impossible avec des tatouages visibles, explique-t-elle. À cause de préjugés tenaces, il peut être difficile pour tout un chacun de porter ouvertement des hajichi. »
Pour cette raison, bon nombre de ses clientes travaillant dans la préfecture d’Okinawa renoncent à se faire tatouer les mains, comme la tradition le veut, et portent des hajichi sur des parties du corps qu’elles peuvent couvrir, une adaptation qui en dit long sur les conséquences durables de la colonisation sur ces îles.
En dépit de ces préjugés, la persistance du hajichi pendant plus d’un siècle après son interdiction est de bon augure pour l’avenir de cette pratique. De même que les habitants d’Okinawa, qui subirent longtemps une occupation étrangère, ces tatouages durent s’adapter à leur environnement et à des forces extérieures pour se maintenir. Les conditions que produiront les cent prochaines années pourraient engendrer d’autres adaptations, mais l’âme du hajichi a démontré sa constance, de même que tout ce qui se transmet par le biais de ces marques entre les générations.
Je pense à mon arrière-arrière-grand-mère, l’obachan de mon obachan, qui vécut jusqu’à l’âge de 110 ans. Pensait-elle qu’elle serait la dernière à porter le hajichi dans notre lignée ? Ou bien savait-elle que ce n’était qu’une question de temps avant que la pratique ne retrouve un chemin vers la lumière ?
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
