Viêt Nam : chasse aux épices dans les montagnes
Au Viêt Nam, périple en forêt près de la frontière chinoise pour dénicher la précieuse cardamome...
Le parc est un ensemble de montagnes et de vallées accidentées, près de la frontière entre le Viêt Nam et la Chine. Nous sommes venus y observer la récolte de la cardamome.
Giang Thi Lang et Nguyen Danh Duong sont guides de randonnée de la ville voisine de Sa Pa. La famille de Lang cultive la cardamome dans les monts Hoang Lien depuis les années 1990. Cho, son frère cadet, dirige chaque année l’expédition et la récolte de la famille, et il a accepté que je les accompagne.
La cardamone noire, appelée thao qua, pousse le long des cours d’eau dans les forêts d’altitude, sous le couvert de grands arbres. Elle est utilisée sous forme d’épice séchée dans le phô, la soupe aux nouilles omniprésente au Viêt Nam, et dans quelques autres plats populaires.
En Occident, la variété thao qua est moins recherchée que la cardamome verte. Les principaux acheteurs de la thao qua sont les courtiers chinois, car elle est utilisée en médecine traditionnelle pour traiter la constipation et d’autres maux. Au fil des ans, la demande croissante de la Chine a fait de Sa Pa une importante plaque tournante du commerce de cardamome noire.
Le chemin conduisant vers la cardamome de Cho grimpe et serpente parmi des ronces qui me viennent à la taille, égratignant mes jambes nues. Nous avons entamé la journée à près de 1000 m d’altitude, et approchons des 2 150 m. Lang, qui travaille comme guide de randonnée, est visiblement essoufflée. Duong conserve en revanche un air nonchalant. «Même si je devais marcher plus loin, je pourrais encore fumer », plaisante-t-il, une cigarette aux lèvres.
Le soleil se couche lorsque nous atteignons notre lieu de campement. Nous saluons Cho, arrivé plus tôt pour l’aménager. Des centaines de plants de cardamome de la hauteur d’un panier de basket-ball bordent le lit d’un ruisseau voisin. Chacun arbore d’épaisses frondes d’un vert électrique, et à peu près de la taille et de la forme de feuilles de bananier. Les frondes semblent se déplacer par vagues dans la forêt, épousant les contours du cours d’eau.
De vieux arbres au tronc moussu et aux branches anguleuses s’élèvent à des dizaines de mètres, dominant la cardamome. Certains ont un aspect hirsute, digne d’une bande dessinée.
Je me demande comment ces ravissants spécimens ont réussi à survivre ici pendant si longtemps, alors que de vastes étendues de forêts du nord du Viêt Nam sont exploitées pour le bois.
Le campement au bord de l’eau est rudimentaire. Des poteaux en bambou soutiennent une bâche bleue géante au-dessus d’un abri creusé dans la terre. À l’intérieur, j’aperçois un feu de camp et un lit de feuilles de thao qua séchées. C’est ici que l’équipe de récolte va manger, dormir et griller des capsules de cardamome noire pendant les deux journées suivantes.
Le site bourdonne d’activité. Cho a recruté une dizaine d’amis, voisins ou parents pour l’épauler. Je demande à l’un d’entre eux, Giang A Thao, pourquoi il a accepté d’accorder une telle faveur à Cho. «Nous sommes cousins, me confie-t-il. Nous nous entraidons. »
La récolte de la cardamome démarre tôt le lendemain, après un petit déjeuner composé de riz, de café instantané et de tranches de porc salé bien grasses, cuites sur le feu de camp. La parcelle de cardamome (2100 plants au total, selon le père de Lang) se partage entre deux vallées de montagne en pente douce. Cho divise le groupe en deux équipes, qui commencent à remonter des lits de cours d’eau parallèles. Chaque récoltant tient une machette.
Le travail consiste à extraire les fruits frais et rouges de la base d’un plant, tout en défrichant la végétation alentour. Ainsi –sauf conditions météo extrêmes–, la plantation offrira assez de place pour la pousse de nombreuses nouvelles capsules avant la récolte de l’année prochaine.
Pendant de longues heures, les récoltants naviguent en silence dans le lit des cours d’eau, ne s’arrêtant que pour boire de l’eau et s’essuyer les sourcils. L’air est plus froid que dans la vallée, et le soleil se cache derrière des nuages de pluie.
En fin d’après-midi, les cueilleurs regagnent le campement à pied. Ils préparent un feu assez grand pour griller et fumer plusieurs tas de cardamome fraîche de la taille d’un réfrigérateur. Les capsules passent du rouge cannelle au brun café, et dégagent une odeur médicinale enivrante. Leur torréfaction est essentielle, car elle réduit énormément leur poids, facilitant le transport de la récolte vers le bas de la montagne.
Les agriculteurs ouvrent une bouteille de ruou, un alcool blanc de riz, pour célébrer ce qui ressemble à un butin impressionnant. Il y a plusieurs tournées et d’autres rations de porc salé.
Nous finissons par nous endormir près du feu, nous blottissant les uns contre les autres pour nous tenir chaud tandis que le vent siffle à travers les feuilles de cardamome.
J ’ai dû sombrer dans un sommeil de plomb, au point que je n’ai pas remarqué la tempête de pluie qui s’est abattue au petit matin. L’eau s’est accumulée sur la bâche bleue au-dessus de nos têtes. Quand je me réveille, vers 4 heures, c’est la panique dans le campement.
Au cours actuel, les 350 kg de la récolte de Cho vont sans doute se négocier à près de 1800 euros –presque le salaire médian annuel au Viêt Nam. Mais la bâche, qui contient assez d’eau pour remplir un jacuzzi, s’affaisse directement au-dessus du feu de camp. Nous craignions qu’elle ne crève sous la pression. Si les capsules étaient noyées, elles deviendraient irrécupérables.
Il y a des cris, des bruits métalliques de marmites et de casseroles. Les faisceaux de lampes de poche balaient l’obscurité. Cho bondit par-dessus le feu, se précipitant pour rattacher un rabat de bâche déchiré aux poteaux de la tente.
Il fait presque jour lorsque la tempête se calme enfin. La bâche est encore plus abîmée, et bon nombre de ceux qui se trouvent au-dessous –moi compris – sont à moitié trempés. Mais, par miracle, la thao qua est encore sèche.
Alors que le soleil se lève, Duong enfile sa veste de camouflage et remplit deux grandes tasses de café. J’ai les muscles endoloris à cause de la randonnée et de l’équipée à moto, et la gueule de bois –excès de ruou. Quand nous gravissions la montagne, Duong se montrait plein d’énergie et bravache. Maintenant, il semble défait.
Un long chemin nous attend, à travers les ruisseaux et les cols que nous avons franchis lors de l’ascension. Mais, cette fois, nous rapporterons le précieux chargement avec les cultivateurs. Je demande à Duong s’il est fatigué. Il hoche la tête.
«Même si on me donnait toute cette forêt, je ne la prendrais pas, répond-il. C’est trop dur. »
Extrait de l'article paru dans le numéro 245 du Magazine National Geographic. S'abonner au magazine