Que devient une faune sans prédateur ?

Après la disparition de la quasi-totalité de ses grands prédateurs, le parc de Gorongosa, au Mozambique, intéresse les chercheurs. L’observation des herbivores hors de toute menace est rare et riche d’enseignements.

De Florent Lacaille-Albiges
Les lycaons ont quasiment disparu de Gorongosa durant la guerre. Mais le parc a besoin d’eux, car ...
Les lycaons ont quasiment disparu de Gorongosa durant la guerre. Mais le parc a besoin d’eux, car les effectifs de certaines de leurs proies sont en forte hausse. Une meute de quatorze lycaons sud-africains y a donc été réintroduite en 2018.
PHOTOGRAPHIE DE Charlie Hamilton James

Pendant la guerre civile, les espèces animales du parc national de Gorongosa, au Mozambique, ont été décimées. Depuis 1992, cet espace naturel de 4000 km² se remet progressivement, mais fait face à une situation étonnante : à l'exception de rares lions, les grands prédateurs ont disparu, de sorte que les herbivores peuvent vivre sans risque d’être chassés. L’occasion inespérée pour les écologues d’étudier la situation unique d’une faune sans prédateur. Nous avons rencontré Johan Pansu, chercheur spécialisé dans l’étude de la biodiversité, qui a participé à une étude menée par l’université Princeton (États-Unis), publiée le 12 avril 2019 dans la revue Science.

 

À quoi ressemble l’écosystème du parc de Gorongosa ?

Johan Pansu : Le parc se situe dans les confins sud du Rift africain. Il est composé d’une grande vallée, bordée de chaque côté par un plateau couvert de forêt. L’essentiel des études se concentrent sur la plaine inondable, au cœur du parc, qui est un écosystème très riche.

La vallée centrale est recouverte par les eaux tous les ans, au moment de la saison des pluies. Cette année, avec le cyclone Idai qui a touché le parc, le niveau d’eau est plus haut que d’habitude. Les abris que nous utilisons pour nos études sont inondés jusqu’au toit. Ces inondations sont essentielles : elles permettent aux espèces locales de mieux résister à la saison sèche. La plaine de Gorongosa est donc une savane bien pourvue en arbres et en plantes, avec des zones de forêts, ce qui permet de nourrir une faune importante et diversifiée.

La guerre civile a réduit considérablement les effectifs de toutes les espèces. Mais, depuis plusieurs années, la faune du parc se reconstitue. D’où l’idée de l’équipe dont j’ai fait partie d’observer cette restauration écologique en temps réel. (À lire : Dévasté par la guerre, ce parc naturel est revenu à la vie)

Dans cet environnement sans prédateur, comment se comportent les mammifères ?

J. Pansu : Dans le cadre de notre étude, nous avons équipé plusieurs groupes de guibs harnachés de balises GPS. Ces bovins de taille moyenne, assez trapus et peu portés sur la course, évitent le contact avec les prédateurs et préfèrent se cacher dans la forêt. Chacun a un territoire assez défini, dont il connaît les passages et les abris au cas où il devrait prendre la fuite.

Or, nous avons remarqué qu’une partie d’entre eux sortaient désormais de la forêt en journée pour gagner des zones plus ouvertes. En étudiant ces individus, et notamment les traces ADN présentes dans leurs excréments, nous avons pu montrer qu’ils s’y rendaient pour se nourrir, adoptant une alimentation plus riche, composée de plantes qui poussent peu dans les zones boisées. Résultat : ils étaient plutôt en meilleure forme que leurs congénères qui n’avaient pas quitté la forêt.

Dans la seconde partie de notre étude, nous avons voulu tester les effets que pourrait entraîner la réintroduction de prédateurs. Nous avons donc diffusé des rugissements de léopard et simulé l’odeur de l’urine de grands fauves à proximité des zones d’alimentation des guibs harnachés. Très rapidement, nous avons vu leur comportement changer et les individus demeurer prudemment dans la forêt.

Cette étude vient confirmer l’idée qu’il existe un « paysage de la peur » dans lequel les proies évoluent. Chacune de leurs actions est pensée en fonction du risque encouru. À Gorongosa, ce « paysage de la peur » est aboli depuis longtemps, mais il suffit de très peu pour qu’il revienne. Ce qui est surprenant, c’est que certains individus n’avaient jamais connu de prédateur et encore moins de léopard. On se demande donc si cette peur est innée ou comment elle se forme.

 

Existe-t-il des expériences comparables à la vôtre dans d’autres zones dépourvues de grands prédateurs ?

J. Pansu : On trouve ce type d’endroit en Europe par exemple, où l’unique grand prédateur est le loup. Or, il n’est pas présent partout et les milieux sont beaucoup plus anthropisés, ce qui rend la comparaison difficile. De plus, l’Afrique étant la zone présentant la plus grande diversité de mammifères, les écosystèmes y sont beaucoup plus riches.

La seule expérience comparable serait la réintroduction du loup dans le parc de Yellowstone, aux États-Unis. Dans les années 1990, elle a eu pour conséquence de chasser des zones ouvertes les gros mammifères, comme les wapitis. Cela a réduit la concurrence entre herbivores pour l’accès aux ressources végétales et permis la régénération de la végétation, puis un retour des castors.

Dans le parc de Gorongosa, des lycaons ont été réintroduits en 2018, après notre étude. Il est trop tôt pour en tirer toutes les conclusions. Mais nous savons déjà que la population de guibs harnachés décroît depuis l’arrivée de ces canidés. Cela devrait réduire l’impact des bovins sur certaines plantes de plaine qu’ils appréciaient beaucoup. Et cela permettra peut-être de rééquilibrer l’écosystème. Dans le parc, actuellement, une espèce d’antilope, le cobe à croissant, s’est multipliée et représente plus de 60 % des effectifs de grands herbivores. C’est d’ailleurs l’objet d’une autre étude sur l’écosystème de Gorongosa, menée par des collègues de Gorongosa et de Princeton, qui est parue en mars dans Plos One. Le poids que cette espèce fait peser sur les ressources végétales est un problème pour les autres herbivores.

 

On observe actuellement une baisse globale du nombre de grands prédateurs dans le monde. Votre étude permet-elle d’avancer des hypothèses sur le devenir des écosystèmes ?

J. Pansu : On sait que les premiers bénéficiaires de la disparition des gros prédateurs sont les prédateurs intermédiaires, qui ne peuvent pas tuer les gros herbivores, mais bénéficient de l’absence de concurrence sur les plus petites proies. À Yellowstone, on avait observé la multiplication des coyotes. À Gorongosa, les babouins, qui sont omnivores, ont longtemps été les principaux prédateurs.

Ce que montre notre étude, c’est que l’absence de grands prédateurs a un effet sur la distribution spatiale des herbivores. À la fois un effet direct par la prédation, mais également un effet indirect par le biais du « paysage de la peur ».

De façon plus générale, les populations animales sont toujours régulées par la prédation et la disponibilité des ressources. Quand l’un de ces mécanismes est diminué, l’autre gagne en puissance. Le problème du cobe à croissant en est un bon exemple.

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