Parce qu'il est utilisé dans la médecine traditionnelle, ce petit saurien est désormais menacé

Les guérisseurs andins traditionnels sacrifient des jararankos à des fins médicinales depuis des générations. Mais cette pratique menace désormais la survie de l’espèce.

De Eduardo Franco Berton
Publication 29 oct. 2023, 14:25 CET

Mélangé à des plantes et de l’encens, un cataplasme à base de jararanko (une espèce de saurien) est appliqué dans un premier temps sur la blessure d’un patient. Le lendemain, un onguent contenant du jararanko est appliqué sur le site jusqu’à disparition de la douleur.

PHOTOGRAPHIE DE Sara Aliaga Ticona

Par un matin ensoleillé, Victoria Flores mène son troupeau de lamas et d’alpagas à travers les zones humides enneigées des Andes boliviennes, parmi les sources naturelles cristallines qui remontent des entrailles de la Terre en bouillonnant. Soudain, un lézard olivâtre émerge de son terrier.

Long d’environ 15 centimètres, le reptile grimpe sur un rocher pour se prélasser au soleil. Distrait, il ne remarque pas Victoria, qui se penche pour l’attraper, avant de lui asséner un coup de bâton mortel sur la tête.

« Ça arrive qu’ils soient effrayés et dans ce cas, ils vous courent après et vous mordent », explique-t-elle. Victoria, qui fait partie du peuple des Aymaras, tue en toute légalité ces animaux pour les utiliser dans la médecine traditionnelle.

Liolaemus forsteri, une espèce de saurien que l’on trouve uniquement sur le Chacaltaya, dans les Andes.

PHOTOGRAPHIE DE Andres Salamanca

De retour chez elle, elle broiera la dépouille du reptile dans un moulin à meule de pierre, avant de la mélanger à des herbes sauvages comme l’arnica, jusqu’à l’obtention d’une masse pâteuse verte, un « cataplasme de lézard », qu’elle viendra appliquer sur la zone à soigner. Ce remède traiterait les douleurs musculaires. « Comme nous n’avons ni pharmacie ni médicaments ici, nous appliquons des cataplasmes à base de jararankos pour nous soigner », explique Victoria.

Mais il pourrait bientôt ne plus y avoir de lézards non plus.

Selon le Livre rouge de la faune sylvestre vertébrée de Bolivie, Liolaemus forsteri (de son nom scientifique) est considéré comme en danger par l’Union internationale pour la Conservation de la nature.

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    Des chefs spirituels et des praticiens de médecine parallèle s’arrêtent devant une fresque représentant la Terre nourricière à El Alto, deuxième ville de Bolivie, en juin 2023. Les passants y déposent des offrandes, comme de l’alcool et des feuilles de coca, pour témoigner du respect qu’ils éprouvent pour la nature.

    PHOTOGRAPHIE DE Sara Aliaga Ticona

    Le jararanko, comme il est désigné dans la langue indigène aymara, est endémique à la Bolivie. Il vit dans la haute vallée qui entoure la ville de La Paz, entre 4 000 et 5 000 mètres d’altitude.

    Ce reptile, déjà menacé en raison de son utilisation dans la médecine traditionnelle, doit également faire face à la réduction de son habitat causée par l’exploitation minière et l’artificialisation des terres.

    La législation bolivienne autorise les peuples autochtones à tuer des jararankos au sein de leur territoire ancestral pour la médecine traditionnelle tant que les animaux sont utilisés à des fins de subsistance et selon des pratiques antérieures à la conquête espagnole.

    Gauche: Supérieur:

    C’est dans la haute vallée qui entoure La Paz qu’évolue le jararanko, entre 4 000 et 5 000 mètres d’altitude.

    Droite: Fond:

    De l’onguent à base de jararanko est proposé à la vente sur un marché de médecine naturelle.

    Photographies de Sara Aliaga Ticona

    « Vous risquez même de vous exposer à certains agents infectieux potentiellement dangereux ou susceptibles de causer des zoonoses », comme la salmonellose, met en garde le biologiste.

    « Selon moi, ces pratiques devraient être réévaluées au vu de la situation actuelle », ajoute-t-il.

     

    UN MARCHÉ NOIR IMPORTANT

    L’utilisation du jararanko dans la médecine andine traditionnelle est ancienne et daterait de l’époque précolombienne. 

    « C’est mon grand-père qui m’a transmis ce savoir. Quand nous nous blessions, il nous guérissait ainsi », se rappelle Victoria Flores, qui utilise cette même pratique, appelée zoothérapie, pour soigner ses enfants aujourd’hui.

    Un mélange distillé de lézards et d’herbes est proposé à la vente sur un marché clandestin d’El Alto. La substance est à utiliser comme liniment sur les muscles douloureux ou à intégrer à des onguents.

    PHOTOGRAPHIE DE Sara Aliaga Ticona

    Mais elle est inquiète, car des étrangers viennent dans sa vallée pour attraper des jararankos. « Ils les transportent dans des bidons pour les vendre à des fins médicinales, sans doute sur le marché Feria 16 de Julio ».

    Ce marché hebdomadaire, l’un des plus grands d’Amérique latine, s’étend sur environ 200 pâtés de maisons dans la ville d’El Alto. En flânant sur le marché, les fumées de charbon me chatouillant les narines, je compte 25 jararankos vivants à vendre sur quatre stands différents.

    « Pas de photos ! », s’écrit une femme alors que j’approche mon téléphone portable d’une boîte en verre contenant des reptiles vivants.

    À l’entrée du centre de médecine traditionnelle Kallawaya Ametra, un panneau énumère les traitements médicaux soignanttreat « luxation, fracture, fêlure, décollement et autres  ». Sont notamment cités les traitements à base de feuille de coca, les célébrations visant à faire fuir les mauvais esprits et les rites vénérant les esprits protecteurs des communautés. Je suis accueilli à l’intérieur par Eleodoro Soto Huacatite.

    C’est un guérisseur appartenant à la communauté Amarete (ou Kallawaya) du village voisin de Charazani, connu pour ses pratiques médicales ancestrales. « Avant même le temps des Incas, nos ancêtres utilisaient déjà la médecine traditionnelle, qui est 100 % naturelle. Cela fait 44 ans que je travaille ici », confie-t-il.

    Sur ce cliché pris en juin 2022 dans la ville d’El Alto, Gumercindo Ticona Lipe exécute un rite de guérison pour son client ouvrier du bâtiment (celui-ci a souhaité garder l’anonymat), pour lequel il utilise des jararankos et d’autres ingrédients. Les guérisseurs (ou amautas) soignent des patients souffrant de polyarthrite rhumatoïde, de fractures ou encore de douleurs musculaires aigües.

    PHOTOGRAPHIE DE Sara Aliaga Ticona

    Lorsque je l’interroge au sujet des jararankos, il me répond : « Le lézard a des vertus curatives, c’est un astringent qui absorbe les hématomes et résorbe les fractures et fêlures ».

    Comme Victoria Flores, il utilise le reptile en le réduisant en pâte, avant d’appliquer cette dernière sur la région atteinte et de laisser poser pendant 24 heures. « Le lendemain, la douleur a disparu », affirme-t-il.

     

    UNE PRATIQUE POPULAIRE

    Eleodoro Soto Huacatite sait qu’il est interdit de tuer des jararankos, sauf à des fins de subsistance pour la médecine traditionnelle au sein du territoire ancestral des peuples autochtones. Une interdiction avec laquelle il n’est pas d’accord.

    « J’ignore pourquoi le parlement a décidé qu’il était interdit d’utiliser les animaux. Ce lézard sauve des vies. Si vous vous faites une fracture loin d’une ville, où il n’y a pas de centre [médical], comment faites-vous ? », demande-t-il.

    Mais il s’avère que même lorsque de telles infrastructures existent, « de nombreuses personnes vivant dans les villes où les services de santé modernes sont plus accessibles et spécialisés continuent de se rendre chez les guérisseurs traditionnels, preuve de l’acceptabilité culturelle de ces pratiques », peut-on lire dans une étude sur la zoothérapie publiée en 2011.

    Selon les auteurs de cette dernière, la zoothérapie et son recours généralisé en Amérique latine sont très peu étudiés.

    Cette pratique « pose un problème de conservation, mais représente également une grave menace pour la santé de nombreuses populations humaines ».

    Ces lézards, maintenus en vie dans une bouteille en plastique, ont été sacrifiés puis mélangés à des plantes dans le cadre d’un rite de guérison traditionnel réalisé dans la ville d’El Alto, en Bolivie, en juin 2023.

    PHOTOGRAPHIE DE Sara Aliaga Ticona

    Pour Rodrigo Herrera, avocat en droit de l’environnement à La Paz qui a travaillé sur plusieurs affaires de trafic d’espèces sauvages en Bolivie, la loi est claire.

    « Tout animal sauvage faisant l’objet d’un commerce peut être sauvé et le vendeur doit être sanctionné », explique-t-il.

    « La société doit prendre conscience de ce qui se cache derrière ces produits et cesser de les consommer, car rien ne prouve que ces onguents fabriqués à partir d’animaux sauvages les soulageront d’une douleur quelconque », poursuit-il.

    À la suite d’une plainte déposée par le ministère de l’Environnement, la police et le parquet ont réalisé une descente à un stand vendant des parties du corps de jararankos et des onguents à base du lézard sur le marché Feria 16 de Julio en 2015. Le vendeur avait enfreint l’exception constitutionnelle relative au prélèvement de jararankos « puisqu’il vendait les reptiles à des personnes n’appartenant pas à la nation Kallawaya, [par conséquent, ce prélèvement] ne se faisait plus à des fins de subsistance, mais à des fins lucratives », explique Rodrigo Herrera.

    L’avocat, qui représentait le plaignant dans cette affaire, à savoir le ministère de l’Environnement, a déclaré lors du procès qui a suivi que rien ne prouvait d’un point de vue ethnologique que la ville d’El Alto faisait partie du territoire originel d’un peuple autochtone. Le vendeur a été condamné à trois ans de prison.

    En décembre 2021, les autorités ont saisi soixante-et-un jararankos sur des marchés locaux. Les reptiles ont ensuite été emmenés au Bioparc de Vesty Pakos, un centre de réhabilitation pour animaux sauvages. L’établissement avait déjà accueilli 560 reptiles saisis dans des circonstances similaires en 2012, raconte Fortunato Choque, vétérinaire du parc.

    Ce dernier indique par ailleurs que, face à l’augmentation des contrôles de police, les vendeurs ont changé de tactique pour vendre les lézards : ils n’en exposent plus que cinq ou dix, les autres étant entreposés à l’arrière.

    Ils ont également « arrêté de vendre des animaux entiers. Ils les pilent pour les vendre sous la forme de crème ».

    Selon Raúl Rodríguez, directeur national de la police chargée des forêts et de la préservation de l’environnement (POFOMA), de nombreux vendeurs sont « des personnes modestes pour qui cette chasse systématique et ce commerce sont un moyen de se faire un peu d’argent ».

    La sensibilisation de la population, en particulier dans les communautés où l’espèce est braconnée, pourrait permettre, en partie, de lutter contre ce fléau, estime Bruno Miranda. « Je pense qu’éduquer les enfants est essentiel pour leur apprendre à respecter l’environnement dans lequel ils vivent ».

     

    ESSENTIELS À L’ÉCOSYSTÈME

    Dans les zones humides des Andes boliviennes, les lamas et les alpagas de Victoria Flores continuent de brouter paisiblement. Assise à côté de son aguayo, un sac andin traditionnel coloré, elle tient à réaffirmer le rôle important que jouent les jararankos dans sa vie.

    « Je dirais aux autorités de ne pas interdire leur prélèvement. Je ne dis pas ça pour pouvoir en vendre ; les jararankos ont vraiment des vertus curatives ».

    Bruno Miranda, qui a étudié L. forsteri pendant cinq ans dans les Andes boliviennes, n’est pas de son avis. Là où il a constaté des preuves directes de braconnage (des roches déplacées pour trouver des reptiles), le nombre de lézards était sans surprise moins élevé.

    « Ils font partie intégrante de l’écosystème, souligne-t-il. Nous devons prendre conscience de leur valeur ».

    Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.

    Cet article a été rédigé avec le soutien d’Internews Earth Journalism Network et de la fondation National Endowment for Democracy. Il a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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