Viande de requin : quand les espèces menacées se glissent dans nos assiettes
Des scientifiques ont analysé l’ADN de viande de requin disponible dans le commerce. Et les résultats sont alarmants pour la conservation de ces espèces pourtant protégées.

Des pêcheurs déchargent une cargaison de requins bleus et de requins mako à nageoires courtes capturés en mer, dans la ville d’Itajaí, au Brésil.
En France, il est ainsi possible de consommer de la roussette, souvent présente sur les étals des poissonniers, du requin Peau bleue, du Veau de mer et du requin Hâ que l'on trouve le long des côtes françaises. Mais vous pourriez aussi, sans le savoir, consommer une espèce en danger. Une étude récemment publiée montre que la viande de requins menacés est souvent mal étiquetée. Cette découverte s’ajoute à l’ensemble croissant de recherches montrant comment l’étiquetage trompeur des produits de la mer permet la vente d’espèces en danger dans le monde entier.
Les écologistes marins Savannah Ryburn et John Bruno, de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, ont étudié la question avec leurs étudiants, en prélevant des échantillons de viande de requin vendus en Caroline du Nord, en Floride, en Géorgie et à Washington, DC. Au total, ils ont collecté vingt-neuf échantillons et découvert qu’ils appartenaient à onze espèces de requins.
Plus préoccupant encore : trois de ces espèces, le requin marteau halicorne, le grand requin marteau et le requin taupe commun, figurent sur la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et sont considérés comme « en danger critique ». C’est la dernière étape avant qu’une espèce soit considérée comme « éteinte à l’état sauvage ». La plupart des échantillons étaient étiquetés de manière générique comme « requin » ou « requin mako », sans mention d’une espèce spécifique, tandis qu’un échantillon était mal étiqueté comme une autre espèce, et un seul correctement étiqueté.
L’étude, publiée dans Frontiers in Marine Science, montre comment « certains requins en danger critique sont vendus comme des espèces moins menacées ou appartenant à des populations plus stables », explique Jennifer Jacquet, professeure en sciences et politiques de l’environnement à l’Université de Miami, qui n’a pas pris part à l’étude.
UN ÉTIQUETAGE TROMPEUR
Pour collecter leurs échantillons, l’équipe a visité des marchés de produits de la mer et des supermarchés locaux où ils ont acheté des filets de requin. Ils ont également acheté du « shark jerky », de la viande de requin séchée et assaisonnée, auprès de vendeurs américains en ligne.
Savannah Ryburn mentionne notamment une de ses étudiantes, qui s'était rendue dans un marché local de produits de la mer où rien n’était annoncé comme étant du requin. Mais lorsqu’elle a demandé : « Vous avez du requin ? », « le gars est revenu de l’arrière-boutique en tenant un énorme requin, et il a juste dit : “ouais, je vais vous en couper une tranche !” »
Les chercheurs ont ensuite analysé l’ADN de la viande afin d’identifier l’espèce de requin. Identifier autant d’espèces en danger critique dans un si petit échantillon est « alarmant pour de nombreuses raisons », relève Savannah Ryburn.
Le mercure est connu pour causer de graves problèmes de santé chez l’Homme. Si de nombreuses espèces de requins contiennent du mercure à divers niveaux, certaines des espèces identifiées par l’équipe, comme le requin marteau halicorne et le grand requin marteau, sont connues pour accumuler des concentrations particulièrement élevées de mercure dans leurs tissus. Cela dit, « si vous êtes préoccupé par la consommation de mercure, il faudrait éviter de manger du requin en général », rappelle Shelley Clarke, spécialiste des pêches qui a étudié les requins pendant vingt-cinq ans et qui n’a pas participé à la nouvelle étude.
L’étiquetage trompeur, ou même simplement l’étiquetage générique, de la viande de requin sans nom d’espèce peut poser problème pour la conservation des requins, en rendant plus difficile le suivi du commerce de ces animaux. « Nous ne pouvons pas mesurer avec précision les niveaux de population. Nous ne pouvons pas mesurer où ils ont été pêchés ni où ils se trouvent », prévient Ryburn. « Donc, cela a vraiment des conséquences sur le suivi et la conservation de ces espèces en danger critique et même celles qui ne le sont pas. »
VERS UNE MEILLEURE PROTECTION ?
Savoir comment la viande de requins menacés s’est retrouvée dans des étals de supermarchés est une question beaucoup plus complexe. Certaines des espèces identifiées par les chercheurs sont réglementées par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), un accord international entre gouvernements qui régule le commerce mondial des espèces. Cela signifie que si les vendeurs souhaitent importer ces poissons de l’étranger, ils doivent avoir un permis.
On ne sait pas si des permis ont été obtenus pour autoriser l’entrée de ces espèces sur le marché américain, ou si elles ont été légalement pêchées.
Jennifer Jacquet souligne que, selon l’Endangered Species Act, les poissons marins menacés, comme les requins, n’ont pas les mêmes protections que les poissons d’eau douce menacés, ni que les mammifères terrestres et marins. Combler cette lacune contribuerait à rendre la vente de requins menacés illégale.
« Nous avons bien protégé les mammifères marins aux États-Unis. Nous n’avons pas bien fait pour les poissons marins », regrette Jennifer Jacquet. « Il est grand temps d’affronter ce problème, et cette étude constitue une excellente contribution à cette discussion. »
Et le problème n’est pas limité aux États-Unis à l'Europe. Par exemple, en Australie, une étude publiée en 2023 a révélé que des espèces de requins menacés étaient vendues sous le terme générique de « flake » dans les magasins de fish and chips.
« Les taux d’étiquetage trompeur des produits de requin et d’autres produits de la mer varient considérablement à travers le monde, et ont été rapportés en Afrique du Sud, au Brésil, dans l’Union européenne, au Royaume-Uni, au Canada et en Chine », précise Ashleigh Sharrad, assistante de recherche à l’Université d’Adélaïde et autrice de l’étude de 2023.
Savannah Ryburn propose une solution simple : « les vendeurs devraient être obligés d’indiquer l’espèce exacte sur l’étiquetage de leur viande de requin ».
L’étiquetage trompeur et l’étiquetage générique des espèces de requins « privent en réalité le consommateur du choix et de la connaissance du risque qu’il prend, que ce soit pour éviter des espèces à forte teneur en mercure ou simplement pour savoir ce qu’il mange », dit-elle. « Personnellement, je n’ai pas envie de manger une espèce en danger critique. Donc, c’est vraiment nuisible à cet égard. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
